Les guerres de religion ont pris fin. En même temps que l’économie se développe, l’église catholique connaît un renouveau qui offre deux directions possibles : celle de la confiance en l’homme, tendance représentée par les jésuites, et celle de la méfiance de l’âme, toujours soupçonnée d’être assaillie ou conquise par le mal, abandonnée de Dieu, livrée au diable.
Cette dernière tendance, pessimiste et austère, va être développée par une jeune fille de dix-huit ans qui transforme la journée du vendredi 25 septembre 1609 en date historique.
Voici comment : Près de Paris, dans la haute vallée de Chevreuse (aujourd’hui sur la commune de Magny-les-Hameaux), s’élevait l’abbaye de Port-Royal-des-Champs. Jacqueline Marie Angélique Arnauld de Sainte-Madeleine, fille d’un avocat au Parlement de Paris, conseiller d’État sous Henri IV et farouche adversaire des jésuites, devient coadjutrice de l’abbesse de Port-Royal à huit ans.
Elle fait partie d’une famille de vingt enfants, dont six filles qui deviennent toutes religieuses dans l’abbaye de la vallée de Chevreuse fort appréciée de la noblesse de robe parisienne friande de mondanités et de plaisirs divers !
À onze ans, la petite Jacqueline Arnauld montre une vocation religieuse exceptionnelle. À dix-huit ans, alors qu’elle est devenue abbesse, elle prend une décision irrévocable, le 25 septembre 1609 : son frère et son père étant venus lui rendre visite, elle refuse de les recevoir, fermant le guichet où les nonnes étaient accoutumées de s’entretenir avec leur famille. Désormais, s’ils veulent lui parler, ils le feront à travers une grille !
Ce vendredi 25 septembre 1609 demeure dans l’histoire la « journée du guichet ».
Toutes les religieuses se conforment à cette décision : elles ne recevront plus leur famille. Jacqueline Arnauld, devenue Mère Angélique, ne fait que commencer son programme d’austérité qui vise à agir en élus de la grâce de Dieu, en éloignant toutes les tentatives que pourrait faire le Malin pour s’introduire dans l’âme. Travail, prière (huit heures de prière par jour, le premier office commence à deux heures du matin !), repos, sont les trois règles de l’abbaye, renouant avec la règle de saint Benoit de Nursie.
À Port-Royal, on ne mange jamais de viande, on communique par gestes, on ne possède rien – posséder, c’est se livrer au mal, à la cupidité –, on couche sur une mauvaise paillasse. L’application de la règle est si stricte et la vie si austère qu’en trois ans, entre 1656 et 1659, vingt-cinq religieuses meurent d’épuisement ! Jacqueline Arnauld trouvera ensuite dans les idées de l’évêque d’Ypres, Cornélius Jansen, l’écho exact de ses théories sur la grâce – cette sombre doctrine, reposant sur l’oeuvre de saint Augustin, l’Augustinus, deviendra le jansénisme.
La mère Le Tardif redevient simple religieuse et meurt, aveugle, en 1646.
Les religieuses n’étant plus présentes sur le site de Port-Royal des Champs, celui-ci devient un lieu d’attraction pour des hommes souhaitant se retirer temporairement du monde.
Le premier à s’y installer est un neveu de Jacqueline Arnauld, Antoine Le Maistre, qui séjourne à Port-Royal de mai à juillet 1638, avec ses frères, d’autres Solitaires et des enfants. Mais ils sont dispersés par ordre de la Cour, qui ne voit pas d’un bon œil cette nouvelle expérience. Antoine Le Maistre et son frère Simon Le Maistre de Méricourt reviennent cependant à Port-Royal à l’été 1639. C’est le début de la période des Solitaires à Port-Royal des Champs. Pendant une dizaine d’années, des hommes jeunes ou moins jeunes viennent se retirer à Port-Royal, attirés par le goût de la solitude et de la pénitence. L’abbé de Saint-Cyran leur rend visite pendant le court temps séparant sa libération de la Bastille (mai 1643) et sa mort, en octobre de la même année.
À Port-Royal de Paris, la communauté prend de l’ampleur. La mère Agnès Arnauld laisse sa place d’abbesse à sa sœur, la mère Angélique, en 1642. Réélue sans interruption jusqu’en 1651, elle a le projet de faire revenir la communauté aux Champs, qui ont été profondément assainis par les travaux des Solitaires. Jean-François de Gondi, archevêque de Paris, autorise en 1647 la mère Agnès à envoyer quelques religieuses aux Champs. L’année suivante, la mère Angélique elle-même revient à Port-Royal des Champs avec neuf religieuses.
Les Solitaires quittent alors le site de l’abbaye pour s’installer aux Granges, comme le décrit Angélique dans une lettre écrite le 14 mai 1648 à la reine de Pologne : « Les ermites, qui occupaient nos bâtiments, nous reçurent en très grande joie, et chantèrent le Te Deum, nous quittant la place de très bon cœur. Quelques-uns se sont retirés bien affligés : on ne les abandonnera pourtant pas. Ils ont loué une maison à Paris, en attendant que Dieu nous donne la paix. Mes neveux et quelques autres se sont retirés à une ferme qui est au-delà de la montagne ». La mère abbesse passe son temps entre les deux monastères, qui n’ont qu’une seule autorité. Elle regrette cependant dans ses écrits de ne pas habiter en permanence Port-Royal des Champs, qu’elle appelle sa « chère solitude ».
La vie s’organise entre l’abbaye réinvestie par les religieuses et les Granges qui accueillent les Solitaires. Le 21 décembre 1649, Louis-Isaac Lemaistre de Sacy est ordonné prêtre à Port-Royal des Champs. Dans le monastère de Port-Royal de Paris, c’est son oncle Henri Arnauld qui est sacré évêque, le 29 juin 1649. La famille Arnauld est alors toute puissante dans un monastère qui fait figure de phare spirituel. Le Maistre de Sacy devient le confesseur des religieuses et des élèves des Petites Écoles, installés aux Granges où à partir de 1652 est construit le grand bâtiment de style Louis XIII qui accueille actuellement le musée. On compte parmi les Solitaires installés en haut de la colline, Louis-Isaac Lemaistre de Sacy, Antoine Arnauld, Claude Lancelot, Jean Hamon, Pierre Nicole et d’autres moins célèbres. C’est dans ce cadre que Blaise Pascal vient faire deux courtes retraites aux Granges, en 1656.
La période est alors celle de l’âge d’or de Port-Royal, malgré la Fronde qui commence. Celle-ci touche durement l’abbaye. Les pauvres affluent, cherchant un refuge. Le monastère est défendu par les Solitaires. Du 24 avril 1652 au 15 janvier 1653, la tension est telle que les religieuses doivent se réfugier à Paris avec la mère Angélique, en raison de la « guerre des Princes ». Les Solitaires, au nombre d’une vingtaine, sont eux restés garder l’abbaye et les Granges. C’est à cette période que le duc de Luynes fait construire sur le territoire de l’abbaye un château, le château de Vaumurier.
Malgré un riche passé, il ne reste aujourd’hui presque rien de ce monastère fondé en 1204.
Cet endroit fut le théâtre d’une intense vie religieuse, intellectuelle et politique du xiiie siècle à nos jours. D’abord simple abbaye cistercienne féminine au cœur du bassin parisien, Port-Royal devient au xviie siècle l’un des hauts lieux de la réforme catholique4 puis l’un des symboles de la contestation politique et religieuse, face à l’absolutisme royal naissant et aux réformes théologiques et ecclésiologiques de l’Église tridentine.
Qualifié d’« affreux désert » par la marquise de Sévigné en raison de son isolement, Port-Royal apparaît comme une « thébaïde » pour les admirateurs des Solitaires, c’est-à-dire un endroit privilégié où le chrétien est à même d’œuvrer pour son salut sans être tenté par le monde matériel. Attirant ou repoussant, il fascine le monde intellectuel et religieux du xviie siècle.
Les Jésuites, par l’intermédiaire du roi Louis XIV, après de multiples entraves et suppression de revenus financiers, font chasser les religieux de Port-Royal des Champs en 1709 et, en 1712 l’abbaye fut « rasée par la poudre » sur ordre du Conseil d’État sous l’autorité de Louis XIV, l’abbaye et son domaine deviennent des lieux de mémoire et d’histoire, séduisant et inspirant visiteurs et intellectuels.
Le site de Port-Royal des Champs est aujourd’hui classé parmi les Monuments historiques et au titre des sites protégés. Il abrite un musée national.
En 1706, la mère Élisabeth de Sainte-Anne Boulard de Denainvilliers meurt. Elle a auparavant désigné la sœur Louise de Sainte-Anastasie du Mesnil pour prendre sa suite. Mais la communauté n’a pas le droit de procéder à l’élection. La mère Louise reste donc prieure, jusqu’à la fin de l’abbaye. L’année suivante, Louis XIV donne l’ordre de donner les revenus de Port-Royal des Champs à l’abbaye de Port-Royal de Paris. C’est signer, à très brève échéance, la mort de l’abbaye. L’archevêque de Paris interdit aux religieuses de recevoir la communion. Il les déclare également « contumaces et désobéissantes aux constitutions apostoliques et comme telles incapables de participer aux sacrements de l’Église». Les sœurs sont donc privées à la fois des nourritures spirituelles et des nourritures temporelles. Leur nombre se réduit, au fur et à mesure des décès.
Le 27 mars 1708, une bulle pontificale retire aux religieuses l’usage de leurs terres, ne leur laissant que l’église et le monastère. Une deuxième bulle, datée de septembre, ordonne la suppression de Port-Royal des Champs.Louis Phélypeaux de Pontchartrain, chancelier, essaie de s’opposer aux décisions royales et pontificales. Mais le parlement de Paris enregistre les textes du pape et du roi.
L’archevêque de Paris confirme le 11 juillet 1709 la suppression du monastère. Après une visite orageuse de l’abbesse de Port-Royal de Paris le 1er octobre, qui n’est pas reconnue comme supérieure par les religieuses, le Conseil d’État rend un arrêt confirmant les droits du monastère parisien sur celui des Champs. Le 26 octobre, il ordonne également l’expulsion des religieuses.
Le lieutenant de police d’Argenson est désigné pour procéder à l’expulsion. Le 29 octobre 1709, il se rend à l’abbaye, accompagné de soldats. Les quinze sœurs professes et les sept sœurs converses présentes sont emmenées vers différents couvents d’exil. Une dernière sœur, malade, est expulsée le lendemain en litière.
Quelques mois plus tard, en janvier 1710, le Conseil d’État ordonne la démolition de l’abbaye. Entre le mois d’août 1710 et l’année 1711, de nombreuses familles de proches du monastère viennent exhumer les corps des religieuses enterrées dans l’église. Certaines dépouilles, comme celles des Arnauld, sont transférées à Palaiseau, d’autres à Magny-Lessart. Près de 3 000 corps sont enterrés à Saint-Lambert-des-Bois, dans une fosse commune encore identifiable aujourd’hui et appelée « carré de Port-Royal ». Les dépouilles de Jean Racine, Antoine Lemaître et Louis-Isaac Lemaistre de Sacy sont emmenées à Saint-Étienne-du-Mont à Paris.
Au cours de l’année 1713, l’abbaye est rasée à la poudre. Ses pierres sont vendues ou récupérées par les habitants des alentours, parfois comme reliques mais le plus souvent comme matériau de construction.
Une littérature liée à Port-Royal apparaît dès le début du xixe siècle. Ainsi Henri Grégoire, dans Les Ruines de Port-Royal des Champs (1801 et 1809), dresse un tableau romantique du site, où « la clématite, le lierre et la ronce croissent sur cette masure ; un marsaule élève sa tige au milieu de l’endroit où étoit le chœur ». Mais l’abbé Grégoire est aussi le premier à considérer Port-Royal comme un symbole de lutte contre l’absolutisme et comme un précurseur de la Révolution française :
« Sur le point de vue politique, les savans de Port-Royal peuvent être cités comme précurseurs de la révolution considérée, non dans ces excès qui ont fait frémir toutes les âmes honnêtes, mais dans ses principes de patriotisme qui, en 1789, éclatèrent d’une manière si énergique. (…) Depuis un siècle et demi presque tout ce que la France posséda d’hommes illustres dans l’Église, le barreau et les lettres, s’honora de tenir à l’école de Port-Royal. C’est elle qui, dirigeant les efforts concertés de la magistrature et de la portion la plus saine du clergé opposa une double barrière aux envahissements du despotisme politique et du despotisme ultramontain. Doit-on s’étonner qu’en général les hommes dont nous venons de parler aient été dans la Révolution amis de la liberté? »
Chateaubriand, dans la Vie de Rancé, compare la Trappe à Port-Royal en ces termes : « La Trappe resta orthodoxe, et Port-Royal fut envahi par la liberté de l’esprit humain. » Reprenant la description des ruines du monastère qu’avait faite l’abbé Grégoire, il dépeint avec une violence tragique l’exhumation des corps en 1710.
Mais celui qui va donner ses lettres de noblesse littéraire à ce thème est Charles Augustin Sainte-Beuve. Dans un cours professé à Lausanne en 1837-1838, il brosse un portrait élogieux d’un monastère composé d’intellectuels brillants et de religieuses exaltées mais pures. Il fixe pour longtemps cette vision dans l’imaginaire collectif, avec la publication de son monumental Port-Royal à partir de 1848. Il voit en Port-Royal un exemple de rigueur et de courage, et élabore une lecture à la fois très précise sur le plan historique et elliptique concernant les aspects dérangeants du jansénisme.
À sa suite, de nombreux intellectuels se réfèrent à cette image mythique pour écrire des romans ayant pour cadre le monastère, ou pour invoquer l’esprit de Port-Royal au milieu d’autres réflexions. Au début du xxe siècle on trouve même des romans mettant en scène des personnages réels, mais avec un comportement déconnecté de la réalité historique. Les port-royalistes sont des « héros », combattant l’Église et la monarchie. Dans un contexte d’installation difficile de la Troisième République et de lutte anticléricale, Port-Royal est un argument de poids, souvent utilisé comme tel.
En 1954, Henry de Montherlant écrit une pièce de théâtre en un acte, Port-Royal, dont l’action se concentre sur la journée du « 26 d’août » 1664, c’est-à-dire la visite de Mgr de Péréfixe au couvent du faubourg Saint-Jacques. Cette œuvre remet au goût du jour les vestiges du monastère. Montée dans le contexte du rachat par l’État d’une partie du site des Granges (voir supra), elle attire de nombreux visiteurs sur les lieux.
À la fin du xxe siècle et au début du xxie siècle, Port-Royal des Champs reste une référence intellectuelle et patrimoniale. Si son histoire et celle du jansénisme sont de moins en moins connues du grand public, son exemple représente un symbole, comme le montrent les créations artistiques contemporaines : un écrivain comme Gabriel Matzneff, qui fut l’ami de Montherlant, ne manque pas d’évoquer dans nombre de ses livres l’abbaye. Le film de Vincent Dieutre, Fragments sur la grâce, sorti en 2006, a remporté un succès d’estime surprenant. Des œuvres littéraires ayant le monastère pour objet ou pour cadre sont régulièrement éditées comme (en 2007) le roman de Claude Pujade-Renaud, Le désert de la grâce. Elles sont souvent empreintes d’une vision idéalisée de la réalité, mais reflètent bien la fascination que Port-Royal continue d’exercer.