On voit, d’après ce défilé de pierres animées, que l’on peut à sa suite parcourir une bonne partie de notre département.
Ce n’est cependant qu’à son extrême sud, dans les granites du Morvan, que l’on trouvera une tradition de mégalithe animé parée d’un éventail complet de symboles fantasmagoriques: la légende de la Pierre-qui-Vire de Saint-Léger-Vauban.
La Pierre-qui-Vire, que l’on a considéré quelque temps comme un dolmen, est surmontée depuis 1853 d’une grande statue de la Vierge Marie, érigée par les moines bénédictins du monastère de Sainte-Marie-de-la-Pierre-qui-Vire, en exécution d’un vœu de son fondateur, le Père Muard, décédé peu après en 1854.
Une première version de la légende nous est fournie par l’abbé Louis Brullée dans son Histoire du Père Muard parue en 1864 (39). II s’agit d’un extrait du discours prononcé par le R.P. Saudreau, du monastère de Flavigny, lors de l’érection de la statue.
«Il y a dix-huit siècles, lorsque la main divine de Jésus-Christ n’avait pas encore fixé au ciel du monde le soleil de l’Evangile, qui devait dissiper la nuit du paganisme, et détruire les horreurs de son culte, ce lieu était consacré à l’idolâtrie. Autour de ce dolmen se rassemblaient les peuplades nombreuses des Gaulois; ils venaient offrir leurs hommages, adresser leurs prières à leurs divinités, et assister aux sacrifices qui se faisaient en leur honneur. Là, sur cette pierre, coulait le sang des animaux et quelquefois un sang plus noble, le sang royal de la création, le sang de l’homme. Là, au sein de cette forêt, habitaient les prêtres païens, c’étaient les Druides».
Dans le chapitre V de son ouvrage consacré aux monuments, Paul Sébillot a montré que l’association entre dolmens, gaulois et sacrifices humains avait toutes les caractéristiques d’une légende moderne, forgée par quelques érudits vers 1780 et largement répandue par ceux que l’on a appelés par la suite les «celtomanes». Malgré les nettes réfutations apportées par Cambry et Legrand d’Haussy dès 1800, puis par Prosper Mérimée en 1840, on pouvait lire en 1876 dans le Dictionnaire Breton-Français de Troude, V° Dolmen: «Ils [Les Gaulois] y faisaient des sacrifices humains ou autres, ainsi que semblent l’attester les petites haches et les coins trouvés sous ces monuments, ainsi que les rigoles tracées sur les pierres pour l’écoulement du sang … ».
Le R.P. Saudreau, en 1853, était manifestement encore sous l’influence celtomane. On peut difficilement lui jeter la pierre quand on pense à quel point cette légende des sacrifices humains sur les dolmens est encore vivace chez certains de nos contemporains de la fin du XXe siècle…
En 1870, Victor Petit, à qui on ne la faisait pas, ouvre une première brèche dans le mur de désinformation qui entoure la Pierre-qui-Vire. D’abord, il relève deux éléments-clefs de l’authentique légende morvandelle: «L’une des légendes relatives à la Pierre-qui-Vire est celle-ci: la pierre virait (tournait) toutes les fois que minuit sonnait au clocher de Vaumarin. Or, à Vaumarin, hameau d’une vingtaine d’habitants, il n’y eut jamais ni église ni chapelle. Ces sortes de jeux de mots sont très nombreux en Morvan et on doit s’en défier sans cesse. Les villageois du Morvan n’ont pas de plus grand plaisir que de se «gausser des messieurs de la ville». Il ne nous semble pas possible que ce bloc ait jamais pu être tourné ou ébranlé par la main des hommes.» Quant à l’explication celtomane, elle ne convainc pas plus Victor Petit qui rejette en bloc les trous creusés «pour recevoir le sang des victimes», les rassemblements de Gaulois, les sacrifices, et ajoute même que la Pierrequi-Vire «n’offre rien de plus remarquable que d’autres pierres agglomérées sur le sommet d’une petite butte qui domine le petit hameau des Barraques, près de la lisière de la forêt de Saint-Léger … » .
Même traitement pour la «Roche des Fées» de Quarré-les-Tombes, «massif rocheux de granit à gros grain, fort curieux à étudier pour la juxtaposition et la superposition des différents blocs qui le composent. On peut facilement parvenir sur le sommet de ce groupe dans lequel l’imagination populaire locale voit ou croit voir une foule de choses, notamment la table où on égorgeait les victimes, le fauteuil du juge et surtout les rigoles par lesquelles coulait le sang des victimes. Des villageois raconteront sérieusement tous les détails des sacrifices humains pratiqués par «les prêtres de l’ancien temps». Tous ces récits fantastiques se répètent avec une ténacité singulière. Nulle réfutation n’a chance d’être écoutée et encore moins d’être accueillie comme vraie»
La «ténacité singulière» remarquée par Victor Petit n’aurait-elle pas été nourrie des explications distillées par le curé-doyen de Quarré-les-Tombes, l’abbé Henry, qui était présent en 1850 lors de l’installation du Père Muard et écrivait en 1875 : «La Pierre-qui-Vire: roche aplatie et à peu près ronde, qui a plus de 12 m de circonférence… Elle a évidemment servi à faire des sacrifices, car en déblayant le terrain qui l’entoure, on trouva, en 1853, un fragment de coquille marine» (43). L’abbé Henry ne rapporte pas ici une légende, mais contribue à en asseoir une autre. Pourtant le curé-doyen est au courant du fait que «cette pierre tourne toutes les fois que midi sonne à Vaumarin, hameau de six feux, le plus rapproché de la Pierre-qui-Vire, et qui n’a jamais eu d’horloge…»
La thèse de la rotation resurgit, mieux étayée, dans la petite brochure intitulée «Une excursion dans le Morvand en 1872», par A L. Morlon (44). «Voici la Pierrequi-Vire; et tout d’abord, vire-t-elle ? Non. A-t-elle jamais viré ? Je ne le crois pas, puisqu’elle est en équilibre sur deux points. Cependant, cette légende se raconte: quand, à midi, le soleil dardait ses rayons sur le dolmen et que l’Angélus sonnait à Vaumarin, la pierre virait trois fois. Le Père Isidore nous donne une explication aussi simple que juste; si la pierre, dit-il, ne tournait pas sur elle-même, elle oscillait facilement de bas en haut, et il se souvient de lui avoir imprimé avec une seule main un mouvement vertical d’une dizaine de centimètres. Nous regrettons de ne pouvoir en faire autant; la partie jadis branlante a été maçonnée en dessous. Le monument se compose d’une grosse pierre posée sur un rocher; elle a trois mètres de long, deux de large et un mètre d’épaisseur environ. Au dessus les religieux ont placé depuis le 27 septembre 1853 une sainte Vierge de grande dimension.»
A.L. Morlon réfute ensuite l’origine artificielle du mégalithe, qui pour lui n’est que le résultat d’un phénomène classique d’érosion. Mais il ne peut renoncer à évoquer nos glorieux ancêtres: «Ici, nous le croyons, se tint une assemblée de Gaulois; on évoqua Hésus ou Teutatès, et les druides, par leur éloquence, enflammèrent le courage des guerriers éduens et leur inspirèrent le goût des combats…»
L’abbé Poulaine, dans son Guide du touriste dans l’Avallonnais , a simplement passé sous silence l’aspect légendaire du site, se contentant d’affirmer son origine naturelle.
Retour en scène des druides en 1933, dans le Guide du Morvan, publié par le Comité de Propagande Touristique du Morvan, sous le titre «La Pierre-qui-Vire»: «Remarquable chemin de croix taillé dans le roc : autel celtique supportant une statue de la Vierge»… et à propos des rochers légendaires d’Uchon: «…qui furent utilisés soit comme tombeaux, soit comme autels, par les Druides»…
Les versions de la légende notées par ces auteurs font pâle figure en regard de celles qu’ont rapportées, chacun de son côté, Jean Puissant, G. Bidault de l’Isle et A. Guillaume.
Les deux premiers textes diffèrent par quelques points, mais l’essentiel est préservé. D’une part, plus question de druides, de gaulois ou de sacrifices sanglants. Le Morvan semble avoir chassé ces fantômes tardifs du Siècle des Lumières et «récupéré ses chaussures». Bidault de l’Isle écrit avoir entendu personnellement cette légende d’un vieux paysan morvandiau, au cours d’une veillée, à St Germain des Champs, à la fin du XIXe Siècle. Or donc, en ce temps-là, chaque nuit de Noël, les fées venaient «…danser en rondes infernales autour de la pierre au-dessus de laquelle trônait le démon lui-même.» Dans l’intervalle des douze coups de minuit sonnant à la chapelle de Vau-Marin, la roche tournait sur elle-même, découvrant une crypte regorgeant de fabuleux trésors. On disait qu’il était possible, durant ce bref laps de temps, d’y puiser à pleines mains.
Une jeune paysanne, Jeannette, décide, malgré la défense maintes fois proférée, de profiter de l’aubaine. Trouvant un prétexte pour ne pas assister à la messe de minuit, elle se rend, portant son bébé avec elle, jusqu’à la roche maudite. Au premier coup de minuit, la crypte s’ouvre, elle descend, pose l’enfant sur le tas – et se sert copieusement, insoucieuse du temps qui s’écoule. Au douzième coup, alors que la roche commence à se remettre en place, elle reprend conscience et s’échappe de justesse, oubliant le bébé au fond du trou. Réalisant trop tard que la cavité est à nouveau scellée, Jeannette tente, mais en vain, de repousser le lourd couvercle.
De retour de la messe de minuit, le mari, furieux contre la jeune mère, jette « l’or du diable» au fumier. Puis, aidé de voisins et amis, il essaie à son tour d’ébranler la dalle, sans succès. Quand à l’or maudit, le matin venu, il n’en reste que petits fragments de charbon…
Un an après, une année passée en remords et ferventes prières, la malheureuse épouse revient à la pierre, qui s’ouvre à nouveau, découvrant le bébé en train de se réveiller. Alors qu’elle va s’en saisir, un ange apparaît et lui fait un petit sermon dont la conclusion est: «Sache désormais te défendre des tentations que le Diable sème sur la route des âmes pour les mieux entraîner à leur perte!» Puis l’être de lumière interdit, d’un geste de son épée, à la pierre de virer désormais, dérobant à jamais ses trésors aux yeux des hommes. Il trace une croix sur le bloc et disparaît. : la terre tremble alors, secouant les chaumières, faisant déborder le Trinquelin, et le plus étonnant de l’histoire, la chapelle de Vaumarin disparaît sans laisser de trace !
«C’est depuis ce temps là, conclut le conteur, qu’il n’y a plus jamais eu de sabbat dans le voisinage de la Pierre-qui-Vire» . Et de préciser que ce n’est que « bien plus tard» que les moines construisirent là une abbaye et installèrent la grande statue de la vierge à l’enfant sur le «dolmen».
Le texte de Jean Puissant, publié deux ans avant celui de Bidault de l’Isle, comporte quelques éléments supplémentaires. Tout d’abord, le fait que la pierre, avant d’être cimentée, «bougeait au moindre choc». C’est bien ce que racontait le Père Isidore à ses visiteurs de 1872. De plus, elle faisait peur: passer dans ses parages exposait à des accidents de toutes sortes. Enfin, contrairement à l’autre version essentiellement moralisatrice, l’auteur insiste fortement sur les distorsions de la perception dont étaient victimes les personnes qui s’attardaient auprès de la Pierre-qui-vire.
«Ils sentaient leurs cheveux se dresser sur leur tête, une sueur froide leur le dos, le sang battre leurs tempes, et leurs jambes flageolantes étaient privées de mouvement. Alors ils voyaient d’étranges spectacles. Lesquels ? A leur retour, ils ne se confiaient pas volontiers, mais leurs regards se tournaient en dedans d’eux-mêmes, et ils frissonnaient. Malgré leur discrétion, on avait pu, au cours des ans, recueillir des bribes de renseignements, contradictoires, d’ailleurs. Les uns avaient vu des ombres imprécises environner la pierre; les autres avaient pu distinguer des faces hideuses de monstres aux yeux luisants et aux becs avides; certains avaient du tourner autour du rocher dans la ronde des fées, et s’y étaient affaissés, évanouis de fatigue; quelques uns parlaient d’un gigantesque vieillard aux traits effrayants qui leur barrait le chemin, ou encore d’une belle jeune femme à la robe blanche et aux bras nus, qui restait assise sur le bloc de granit, les fixant d’un regard étrange qui les faisait défaillir. Mais tous étaient d’accord sur un point. Tous avaient vu la pierre tourner d’elle-même. Une force invisible les clouait au sol et les obligeait à regarder» (50). Et c’est là que se rejoignent Puissant et Bidault de l’Isle: c’est pendant les douze coups de minuit de la nuit de Noël que s’ouvre la crypte, découvrant « des diamants, des rubis, des topazes et des pièces d’or qu’un enchanteur avait entassés là en un trésor fabuleux.» Quelques instants pendant lesquels on perdait ses repères «car à ce moment-là les minutes paraissaient des siècles».
La mise en garde est ici des plus nettes: ceux qui ont essayé de toucher au trésor de l’enchanteur ont disparu à jamais. Un vieillard, «Simon-Bras-de-fer», avoue avoir perdu courage au dernier moment.
Dans le texte de Jean Puissant, la jeune femme, nommée tantôt «Marie de la Roche» tantôt «Marie des Roches», est veuve. Elle méprise tous ces couards d’hommes et croit pouvoir mettre la main sur le trésor. Mais comme la Jeannette, son tablier plein de richesses, elle sort de la crypte en oubliant son enfant. Ce n’est que rentrée dans sa cabane qu’elle s’en rend compte.
Il lui faudra attendre la Noël suivante. Elle passe l’année dans la douleur et la misère, sans profiter de son trésor, et, le moment venu, jette or et pierreries dans l’excavation où l’attendait son fils qui «lui tendait les bras, ses grands yeux bleus ouverts, souriant, tel qu’il était un an auparavant, le jour où elle l’avait perdu.»
Marie saisit son fils et… remercie la «Pierre-qui-Vire» !
La version de Jean Puissant s’arrête ici: point d’ange, point de tremblement de terre, point de chapelle évanouie. La pierre garde tous ses pouvoirs.
Une troisième version de la légende, antérieure aux précédentes, présente l’intérêt d’être entièrement écrite en parler morvandiau. Elle fait partie d’un ouvrage intitulé L’Ame du Morvan, édité en 1923 par Mme Gervais, à Saulieu. L’auteur, le docteur A. Guillaume, exerça la profession de vétérinaire à Saulieu de 1901 à 1943.L *Ame du Morvan a été rééditée en 1971 par les «Amis du Vieux Saulieu». Sous le titre «Lai Pierre-que-Vire», l’auteur énonce, dans une version développée, la légende dont Puissant et Bidault de l’Isle ont recueilli, chacun de son côté, des éléments différents. En sus, Guillaume pimente son texte d’une série de notations propre à réjouir les folkloristes. Deux éléments retiendront particulièrement notre attention.
D’abord, une série d’indices typiquement «sabbatiques». Au milieu des divers cris d’animaux dont retentissaient les bois «jor et neut, mas seurtout de neut», « on entendot étou des autes breuts que venint de por d’ ilai et de lai rivière, qu’on ne saivot pas pair quoué qu’al étint faits! peu, quéque fois des mouénées lumières qu’ ment des luyottes qu’ ai’llint que venint por lâvent dans les fonds. On viot don et on entendot! Les mondes de tot por d’ ilai és ailentours dünt que tot ce qu’on croyot été des bêtes, étint des sorciers et des sorciéres que se chouingint qu’ment çai pou v’ ni an sabbait…» – traduction littérale: «jour et nuit, mais surtout de nuit, on entendait aussi d’autres bruits qui venaient de par-là et de la rivière, qu’on ne savait pas par quoi ils étaient faits! Puis, quelquefois des petites lumières comme des vers luisants qui allaient et venaient par là-bas dans les fonds. On «voyait» donc et on «entendait» ! Les gens de la région disaient que tout ce qu’on croyait être des bêtes étaient des sorciers et des sorcières qui se transformaient comme çà pour venir au sabbat.»
On trouve ici, avec les mystérieux bruits nocturnes et les lueurs qui vont et viennent, le thème des animaux qui seraient en fait des sorciers déguisés en route pour le sabbat. Sébillot a noté parmi ces nocturnes le lièvre, qui nous renvoie quelques instants en Sénonais. Sur les confins de Gron et Collemiers, non loin du sommet boisé du «Bois Gorgon», un climat s’appelle «Les Demoiselles», évoquant les fées; un autre, le «Marchais au Pesme» (du latin «pessimus», le très mauvais, le pire: un des noms du Diable) et un autre enfin la «Côte aux Lièvres». Le «Bois Gorgon» serait-il un nouveau repaire de «sabbatins»?
L’autre élément à retenir concerne un rite particulier de la veillée de Noël, consistant à secouer avec un tison la bûche de Noël dans l’âtre pour la faire «éveyer», c’est-à-dire jeter des étincelles:
«Evêye, évêye, évêyons
Autant de gerbes que de gerbeillons !…»
«Paisse que vous saivez que pus lai cheuche de Noé en breulant, fait d’évêyies vou d’étincelles qu’ment qu’on dit en ville, chi vous eumez mieux, pus a y airé de gerbes tant grousses que p’tiotes ai lai mouéchon.» Autrement dit: «parce que vous savez que plus la souche (ou bûche) de Noël en brûlant fait d’ «évêyies» ou d’étincelles comme on dit en ville, si vous aimez mieux, plus il y aura de gerbes tant grosses que petites à la moisson.»
Ceci pour rappeler que cette nuit, à nulle autre pareille, impose des rites: la veillée, avec les «éveyies» de la «chuche» en prélude â la Messe de Minuit, rite capital auquel il ne faut pas se soustraire. De plus, à cause de la loi sur le jeûne – le prêtre ne pouvait célébrer et les fidèles communier qu’en étant à jeûn depuis minuit -, on n’entrait dans l’église que les douze coups sonnés… laps de temps où s’ouvrait également le monde interdit !
Le Morvandiau – il n’en a pas le monopole – est un chrétien formaliste. A part Noël, il y a d’autres dates sacralisées à l’extrême, et notamment l’une d’entre elles qui, encore de nos jours, semble surpasser la Nativité dans la ferveur populaire: les Rameaux.
A ce sujet, la version du docteur Guillaume, la plus ancienne et la plus complète concernant la Pierre-qui-Vire, a un antécédent: curieusement, l’ouvrage de l’abbé Baudiau cité plus haut présente, sous une forme dépouillée bien que paradoxalement noyée dans le mélodrame, les éléments essentiels que l’on retrouve, près d’un siècle plus tard, dans les trois versions du XXème siècle. Il s’agit d’un texte, également rédigé en patois, avec traduction en regard, et intitulé «La veuve et le trésor du dimanche des Rameaux» .
Baudiau ne donne d’abord qu’une localisation vague: «sur le flanc d’une des montagnes du Morvan», sans plus de précision. Ensuite, comme chez Puissant, la pierre est le siège de phénomènes paranormaux: «.., ain groos carté d’raice, lai qu’ot dieient qu’in viot, aine piarre lai voù qu’las fées v’neient las autefois s’aichéte. Ol y fiot toot d’moinme quéequ’fois aine peute çarue !». Baudiau donne en regard une traduction adaptée, dépatoisée pourrait-on dire: «…un bloc de rocher où il se faisait diverses apparitions: une grosse pierre sur laquelle les druidesses du pays venaient s’asseoir autrefois. On y entendait, en effet, de temps en temps, un bruit effrayant.»
En voici une deuxième traduction, plus littérale: «…un gros quartier de roche où il se disait qu’on «voyait», une pierre où les fées venaient autrefois s’asseoir. Il s’y faisait même quelquefois un vilain chahut !»…
Au passage, notons deux termes importants:
- on «voyait»: allusion aux apparitions. Guillaume, rappelons le, en rajoute : « on viot don et on entendot !» et le même mot a été employé (voir supra) à Villlemanoche, sous la plume de Tavoillot à propos d’une série de pierres «où l’on voit encore».
- la «peute çarue»: l’adjectif «peut», au féminin «peute», désigne en Morvan le diable, dont il ne faut pas prononcer le nom. «Peut» signifie «laid», et «peute çarue» n’est autre qu’un «chahut d’enfer». On retrouve en Sénonais l’adjectif «put»: à Thorigny-sur-Oreuse existe la «Mardelle au Put». A Collemiers, il y a également un Marchais au Pesme». Le Dictionnaire de Jossier ne cite pas «pesme», que l’on trouvera dans le Larousse del’Ancien Français (53) avec le sens de «très mauvais, très méchant», cependant que «put» (id. p. 483) signifie en premier «puant, sale, infect» et en second: «mauvais, méchant». Ces deux climats feraient donc référence au diable et par voie de conséquence, au sabbat !
Ceci pour rappeler que, malgré la distance, le Sénonais est bien le fils du Morvan. L’Yonne ne charrie-t-elle d’ailleurs pas, sous forme de sable, les débris des granites qu’elle caresse dans son cours supérieur ?
Chez Baudiau comme chez Puissant, la jeune femme est veuve, avec un bébé. Le moment est différent: il s’agit de l’«Attolite portas», lorsque, après la procession des Rameaux, le prêtre frappe trois coups à la porte de l’église à l’aide de la croix (pendant quelques minutes a lieu un dialogue, à travers la porte, entre le prêtre et le chantre). La suite est analogue: ouverture de la roche, apparition du trésor… la femme se sert, oublie l’enfant sur le tas d’or et ne peut le récupérer qu’une année après. Enfin, apparition de l’ange qui tire la morale de l’histoire: «Soovins-toi qu’lai plus groosse ricesse d’aine mère, iot son p’tiot» .
L’abbé Baudiau, à l’instar de ses contemporains et confrères les abbés Henry et Brullée et le R.P. Saudreau, déjà cités, y était pourtant allé de son couplet celtomane à propos de la Pierre-qui-Vire: «… cet autel solitaire, où le sacrificateur gaulois immolait, dans les dangers de la patrie, d’aveugles et ignorantes victimes …».
Malgré cette tendance à évoquer le «passé druidique» du Morvan dès qu’il s’agissait de mégalithes, de folklore ou de superstitions, le curé de Dun-les-Places, qui comprenait parfaitement le patois, fut le premier à consigner fidèlement – à une druidesse près -, avec cette tendresse particulière qu’il portait à ses ouailles, la légende du trésor maudit. Qu’il ne l’ait pas localisée montre que peut-être à l’époque elle ne l’était pas: l’essentiel du message ne visait pas une pierre particulière. Il s’agissait plutôt d’une mise en garde générale, d’un défaut de la cuirasse humaine contre lequel on devait être prévenu, en Morvan comme ailleurs.
La riche ornementation de ces quatre récits contraste avec le caractère elliptique des traditions du nord de l’ Yonne, mais peut-être certains éléments recueillis au bord du Trinquelin peuvent-ils servir de clef pour décrypter les «fragments sénonais.», d’autant que la Pierre-qui-Vire n’est pas unique en France: celle de Bussière-Dunoise (Creuse) se soulève également pendant la messe de minuit et laisse voir d’immenses trésors.
D’abord, le thème du sabbat, que l’on retrouve à Villemanoche comme à Theil-sur-Vanne et Vaumort, autour du «Petit doigt de Gargantua» près d’Avallon et du «Marchais Chabot» de Champigny-sur-Yonne, ainsi qu’à Chéu «au Sauvoy, lieudit Chaumecey»; la toponymie sabbatique du nord de l’ Yonne pourrait d’ailleurs faire l’objet d’une recherche particulière.
Passons encore quelques instants en compagnie de l’abbé Baudiau. Pour le curé de Dun-les-Places, le sabbat fait partie de l’histoire, et les traditions qui s’y réfèrent reposent sur le souvenir d’événements très réels et relativement récents.
«La croyance aux sabbats, où l’on dansait en rond autour du diable, qui y apparaissait sous la forme d’un bouc et se faisait adorer, était naguère très répandue dans le Haut-Morvan. Son origine remontait au druidisme, qui y conserva, jusque dans ces derniers siècles, d’aveugles sectateurs. Ceux-ci, faisant un odieux mélange des pratiques chrétiennes et des superstitions païennes, se rendaient, de nuit et en secret, au fond des forêts les plus sombres, les plus désertes, où quelque vieux druide, déguisé, pendant le jour, en pâtre ou en marchand, leur prêchait l’antique croyance de la caste et les initiait à ses rites.
«Ces réunions impies furent désignées sous le nom de sabbat, et les sectateurs sacrilèges sous celui de sorciers. L’imagination populaire, qui exagère et défigure tout, tenait pour certain qu’ils s’y transportaient par les airs, au moyen d’ une graisse diabolique, dont ils se frottaient les membres». Les «sabbatins» auraient donc constitué une véritable internationale de la «vieille religion». Cette idée est encore partagée de nos jours par différents auteurs. Ainsi, le celtisant Gwench’lan Le Scouëzec la défend-il avec insistance dans un ouvrage réédité en 1996 .
De même, suivant les auteurs du Guide de la France mystérieuse, qui rappellent que les sabbats et autres pratiques de sorcellerie furent sévèrement réprimés jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, «il est vraisemblable que les sorciers et les sorcières ont été groupés, dans toute l’Europe, en sectes ou en sociétés secrètes qui ont opposé au catholicisme des initiations fondées sur des rites païens archaïques. L’ampleur des poursuites judiciaires et policières entreprises dans tous les pays de la chrétienté pour exterminer des milliers d’«adorateurs du diable», l’unanimité de la jurisprudence, l’uniformité des aveux et des confessions des accusés sont autant de faits qui démontrent l’existence d’un vaste mouvement de croyances et de pratiques hérétiques, principalement répandues durant les siècles qui précédèrent et qui suivirent la Réforme» .
Mais la théorie selon laquelle l’«ancienne religion» aurait été organisée par-delà les frontières et ce jusqu’à la fin du XVIIIè siècle, n’est-elle pas, à son tour, une construction d’intellectuels sans rapport avec la réalité?