par
F. de MÉLY
Illustrations de Jules ADELINE
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La maison de bois sculpté est de tous les pays : on la trouve en Angleterre, en Hollande, en Allemagne, en Italie ; mais c’est surtout en France que les vieilles demeures étalent sur les supports de leurs encorbellements, les histoires symboliques, les figures de fortune, pour employer le terme du XVIe siècle, que la fantaisie des artistes sut modifier de mille façons.
En Normandie, la maison a des caractères absolument particuliers qui n’échappent pas à l’oeil de l’observateur ; il y a là un art qui appartient en propre à une école de maîtres-maçons, au service desquels sculpteurs, charpentiers, potiers, mirent tout leur talent ; de cette association, sont sorties les maisons normandes, telles que nous les voyons encore aujourd’hui.
La véritable maison normande se trouve dans la Vallée d’Auge et dans le pays de Caux. Lorsque le train qui file vers Caen a dépassé Bernay, le paysage change : aux champs labourés de l’Ile-de-France, aux forêts du Vexin, succèdent de gras pâturages sillonnés de rivières et plantés de pommiers ; la verdure la plus intense se développe dans des terrains d’alluvions, au sous-sol marneux, où la pierre fait absolument défaut. C’est là, dans ce pays où les ouvriers durent se plier aux nécessités de la situation, qu’il faut suivre l’entier développement de cette architecture, qui n’a pas pris naissance en cet endroit, mais qui, forcément, subit certaines modifications imposées par le manque absolu de matériaux de première nécessité.
Tandis que dans les demeures de bois des autres pays, tout le rez-de-chaussée jusqu’au premier étage est de pierres de taille ou de solide maçonnerie, c’est à peine si, dans ce coin de la Normandie, les fondements s’élèvent au-dessus de terre, à la hauteur nécessaire pour préserver la filière de l’humidité. La maison dès lors devient une véritable cage, démontable, transportable, et plusieurs habitations déplacées de nos jours, par leurs propriétaires, ont mis dans la suite les archéologues dans un grand embarras.
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Il faut établir une distinction bien nette entre la maison de ville et le manoir de campagne, d’ailleurs aussi dissemblables que possible, à quelque point de vue qu’on les étudie. A la ville, la maison n’a qu’un espace resserré, où elle doit s’élever entre deux autres maisons qui l’aideront à soutenir une façade toute en hauteur ; tout au plus sera-ce une maison d’angle. Les conditions d’existence sont essentiellement différentes à la ville et à la campagne ; les moeurs, les coutumes, sont autres pour le bourgeois et pour le gentilhomme. Chez l’un, il faut le calme, l’espace ; chez l’autre, le mouvement des affaires, les mille épisodes de la vie communale à laquelle il prend une part active, les événements quotidiens, qui dans une ville du moyen âge, si éloignée d’un autre centre, prennent une importance capitale, donnent à l’existence une direction bien différente. Qu’importent à la ville les grandes pièces, les vastes salles où se réuniront les amis ! Le maître du logis tient-il boutique ? C’est au rez-de-chaussée, dans un sous-sol, que sont entassées les richesses de son commerce ; c’est là qu’il reçoit, derrière son comptoir : c’est là qu’il apprend et raconte les nouvelles, quand le temps ne lui permet pas d’être dans la rue, et encore les vastes encorbellements que l’architecte lui a ménagés sauront-ils le préserver du soleil et de la pluie. La rue est étroite, la boutique est sombre : c’est sous l’encorbellement encore qu’il transporte son magasin, qu’il fait voir, qu’il étale ses plus belles marchandises, si bien qu’un jour, par droit de conquête, il tentera d’occuper toute la rue, et que les édits les plus sévères parviendront à peine à lui faire comprendre que le passage est à tout le monde. Les chemins sont mauvais et les voitures rares ; on circule à cheval : qu’est-il besoin dès lors de ces vastes chaussées sans lesquelles il semble qu’on ne puisse vivre aujourd’hui ? A l’encorbellement du premier étage succède celui du second : puis le grenier, le galetas, les lucarnes, venant brocher sur le tout, font de la rue une sorte de puits qui va en se rétrécissant et au fond duquel s’agite toute une population de gens affairés : affairés, mais calmes, ou les Normands auraient bien changé : le temps pour eux n’est rien ; et les longues transactions, les interminables affaires sous un ciel souvent brumeux, se discutent sans fin à l’abri du toit qui s’avance et qui remplace ainsi les arcades du Midi ; les unes défendent du soleil, les autres de la pluie. N’est-ce pas aussi du terrain gagné que ce double avancement, n’est-ce pas sans bourse délier un léger agrandissement ? Nous parlons ici des rues marchandes, bordées d’échoppes, de boutiques, où les corporations agglomérées se faisaient par leur voisinage une saine et loyale concurrence ; d’autres rues plus tranquilles, que le pas d’un cheval ou le bruit du lourd marteau de porte retentissant, faisaient seuls tressaillir, étaient bordées de maisons plus vastes, mais moins ornées, occupées pendant l’hiver par les hobereaux du voisinage. Habitués qu’ils étaient aux grandes habitations de la campagne, leur demeure tient le milieu entre la maison de ville et le manoir. A celles-là nous ne nous arrêterons pas, les caractères des deux logis s’y appliquent également. Quelques longues colonnettes sculptées, un écusson sur une porte gothique à panneaux plissés, à laquelle pend une poignée de fer forgé, indiquent l’aisance du propriétaire.
De toutes ces vieilles villes, Lisieux est peut-être celle qui a le mieux conservé son aspect du moyen âge. Tout, encore aujourd’hui, semble d’un autre temps, et, pour un peu, on s’attendrait à voir sur le seuil de sa boutique, un homme en surcot, avec ses souliers pattés, coiffé du chaperon, vous proposant sa marchandise. Au rez-de-chaussée, des grilles ferment les fenêtres, moins compliquées certes que celles de la rue des Prouvaires, dont nous parle Guillebert de Metz dans sa description de Paris, à l’abri de laquelle on parlait à ceux de dehors « si besoin étoit sans doubter le trait ; » mais derrière elle, on s’attend encore à voir le gracieux hennin de la fille du crieur qui regarde la longue procession s’avancer vers l’église.
Les fenêtres prises dans l’entre-deux des colombages sont étroites. L’art du charpentier ne s’est pas encore élevé jusqu’au chevronnage en losange que nous voyons apparaître au XVIe siècle seulement ; alors, il faudra ménager de plus larges ouvertures, des fenêtres et non des jours ; plus tard, au XVIIe siècle, on en arrivera même à un développement si considérable, que de larges travées de vitraux finiront par remplir des parties entières du pan de bois. La maison ressemblera dès lors à une lanterne et, à des générations qui ont vécu dans l’exagération de l’obscurité, succéderont des enfants qui voudront l’exagération de la lumière.
A la fin du XVe siècle, le vieux sentiment gothique avec tous ses caractères fait un nouvel effort en Normandie ; alors que Michel Colomb, sur la Loire, sculpte à Nantes le tombeau du duc François II, cette large page qui nous dit la puissance réaliste de son ciseau, les vieux fabliaux français retrouvent, avec leur iconographie ancienne, la vogue qu’ils avaient perdue : Chanteclair, le coq, Fauvel, le renard, se reprennent à la vie, et viennent, non seulement dans les cathédrales, sur les stalles et sur les boiseries, étaler leur image parfois fort inconvenante, mais au faîte des maisons, les vieux bestiaires normands nous montrent la réaction qui se produit à ce moment.
Tous ces montants, toutes ces potilles appellent le ciseau du sculpteur ; mais si d’aucuns propriétaires élèvent de jolies demeures, bien peu cependant ont le moyen de couvrir entièrement de sculptures tous ces bois apparents. Les maisons où les têtes de poutres, les consoles disparaissent sous les modillons, sont communes ; celles-là sont rares, au contraire, qui comme la vieille demeure de la Salamandre semblent un grand bahut du XVIe siècle, reposant sur de forts piliers, entre lesquels le marchand ouvre sa boutique.
Le toit se couronne d’une vaste lucarne, si large quelquefois qu’elle tient toute l’étendue de la façade, sans être cependant un pignon ; suspendue en encorbellement, elle semble une adjonction, ce n’est qu’une chambre de plus gagnée sur la hauteur. On la prendra dans le toit mansardé au XVIIe siècle. Il faut alléger le poids de la maison, le mur forcément doit être moins épais, le maçon appelle à son aide le couvreur, et ce dernier garnit cette nouvelle portion de la façade, soit de tuiles aux tons vermeils, soit d’ardoises habilement taillées, soit d’un mince bardeau de bois dont les écailles, les losanges, les carrés, artistement entrelacés, deviendront un nouveau motif de décoration. A la fenêtre, de forts anneaux de fer soutiennent de longues perches de bois, sur lesquelles la ménagère fait sécher son linge et ses hardes, et le rayon de soleil qui descend sur ces cottes rouges, jaunes, entremêlées de draps et de nappes, donne, comme à Gênes et à Venise, un air de fête aux plus pauvres demeures, dont l’épi qui surmonte le toit vient mêler aux tons chauds de la tuile l’harmonie de son brillant émail.
Dans le Midi, tout est fait contre le soleil ; en Normandie, tout est disposé contre la pluie : les toits dépassent d’une façon exagérée les murs de la maison et, pour supporter leur avancement, le charpentier, sous la main duquel le moindre bois prend un aspect artistique, développe sur deux corbeaux aux figures grimaçantes cette gracieuse arcade gothique, qui couronne d’une façon si heureuse les entrelacements du pan de bois.
Quand un étage n’est pas protégé par une saillie de l’encorbellement supérieur, une sorte de petit auvent de tuiles ou d’ardoises défend la fenêtre contre l’eau qui fouette ; l’intérieur n’en est pas égayé, à notre point de vue s’entend ; l’étroite fenêtre à guillotine laisse filtrer peu de jour, les toits, les auvents le diminuent encore ; les chambres sont petites, mal disposées, se commandent ; un demi-jour y règne continuellement, mais ce clair-obscur, c’est la lumière pour l’artisan qui dans les sombres profondeurs de sa boutique se livre aux travaux les plus délicats. Que de fines dentelles, de délicates ciselures naissent sous les doigts de ces artistes dans un milieu où nous verrions à peine le siège qu’on nous offre et qu’un pauvre rayon de soleil ne vient jamais égayer. Mais pour l’apprenti la vie est pleine d’avenir, il sait qu’à son tour il deviendra maître quand il aura produit son chef-d’oeuvre, et le maître n’a qu’un souci, c’est de laisser intacte à ses enfants la réputation du magasin du Petit Saint-Georges ou de la Truie qui file.
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Tout autre est le manoir. Dans la verdure que plaquent au printemps les larges taches roses des pommiers en fleurs, une légère colonne de fumée signale une habitation. Il nous faut la chercher, cachée chaudement, comme un nid, au pied de la colline qui l’abrite du vent de mer. Avançons sur le frais tapis vert qui descend en pente douce jusqu’à l’étang, au milieu d’une avenue d’arbres fleuris, qui sèment au vent du soir la neige de leurs pétales. Le calme règne ; dans l’herbage paissent les belles vaches qui lèvent à peine la tête au passage de l’étranger ; des chiens aboient, c’est que le maître du logis est chasseur, que dans les bois qui couronnent sa demeure il trouve de quoi satisfaire ses goûts cynégétiques. Il n’est pas belliqueux ; mais que la guerre arrive, que son seigneur l’appelle, il détachera la lourde épée dont ses aïeux se sont servi ; il montrera que le nom qu’il porte, nom qui sera plus tard inscrit sur la plaque de Dives, n’a pas dégénéré, et que le cri de guerre du duc Guillaume trouve un écho dans son coeur ; mais ce n’est pas sa carrière. A d’autres les combats ; la lutte, il la laisse aux seigneurs que leurs donjons de pierre, leurs fossés remplis d’eau mettent à l’abri d’un coup de main ; ce qu’il veut, c’est la vie paisible, tranquille, à laquelle la guerre de Cent Ans ne l’a pas habitué ; il veut jouir de la paix et c’est dans son domaine qu’il prétend la trouver.
Le manoir est assez difficile à définir : ce n’est pas un château, ce n’est pas non plus une simple maison d’habitation : le vieux mot normand de maison manable ne saurait s’y appliquer. Si le propriétaire n’est pas toujours noble, en tout cas, c’est un homme libre, qui ne relève que de son seigneur, et qui sur sa terre est maître de bâtir, sans cependant pouvoir élever des travaux de défense. Aussi avec quel soin il construit sa maison. L’intérieur varie peu : au rez-de-chaussée, la grande salle basse qui communique directement avec le dehors ; à côté la cuisine ; et par derrière, l’escalier, dans une tourelle indépendante, qui donne justement à toutes ces demeures un caractère tout spécial, par la légèreté qu’elle apporte à l’économie de l’édifice ; l’extérieur, au contraire, est toujours différent ; ici rien n’arrête comme à la ville le libre développement de la construction et chacun dispose à sa fantaisie, qui le pignon, qui les lucarnes, qui la tourelle de l’escalier, demandant ensuite au sculpteur, plus habile, plus artiste peut-être que celui de la ville, d’orner suivant son goût les façades de sa demeure. Le lourd colombage, qui, dans la maison de ville du XVe siècle, coupe en deux les étroites fenêtres, s’amincit et devient un délicat morceau de bois, chargé d’écailles. Que le manoir soit petit, qu’il soit grand, qu’il date du XVe ou du XVIe siècle, tout y est à étudier, à examiner, parce que tout est soigné, fini, et que de longues années ont vu se succéder des artistes que l’amour de l’art, plus que celui du gain, semble avoir inspirés.
Dans la vaste salle du rez-de-chaussée, s’écoule pour ainsi dire la vie tout entière du gentilhomme campagnard. Plus constamment vivante, peut-être, que dans les grands châteaux, elle voit se succéder tous les amis du maître ; du vassal au seigneur, chacun y est reçu, et si le banc de bois est réservé au paysan, la haute chaire, garnie de ses couettes et de ses épaulières, attend le suzerain.
Noël du Fail, sieur de la Hérissaye, dans les Contes et Discours d’Eutrapel, nous en a laissé une description bien charmante qu’il faut reproduire dans son vieux texte imagé : « Dedans la salle du logis la corne de cerf ferrée et attachée au plancher, où pendent bonnets, chapeaux gresliers, couples et lesses pour les chiens, et le gros chapelet de patenostres pour le commun. Et sur le dressorier ou buffet à deux estages, la saincte Bible de la traduction commandée par le Roy Charles Quint y a plus de deux cens ans, les Quatre Fils Aymon, Oger le Danois, Mélusine, le Kalendrier du Berger, la Légende Dorée, le Roman de la Roze. Derrière la grande porte, force longues et grandes gaules de gibier et au bas de la salle, les bois couzus et entravés dans la muraille, demie-douzaine d’arcs avec leurs carquois et flesches, deux bonnes et grandes rondelles, avec deux espées courtes et larges, deux hallebardes, deux picques de vingt-deux piés de long, deux ou trois cottes de chemises de mailles dans le petit coffre plein de son, deux fortes arbalestres de passés avec leurs bandages et garrot dedans et sur la grande fenestre sur la cheminée trois haquebuctes, et au joignant la perche pour l’espervier, et plus bas à costé, le tonnelet, esclotaières, rets, filets, pautières, et aultres engins de chasse ; et sous le grand banc de la sale, large de trois piés, la belle paille fresche pour couchier les chiens, lesquels pour ouyr et sentir leur maître près d’eux, en sont meilleurs et vigoureux. Au demeurant deux assez bonnes chambres pour les survenants et estrangers et en la cheminée de beaux gros bois verd lardé d’un ou deux fagots secs qui rendent un feu de longue durée. » Sur les hauts landiers de l’âtre, l’écuelle d’étain est au chaud, et pendant qu’accoudé sur la vaste table qui occupe le milieu de la pièce, le maître mange sa bouillie de farine, dont les Normands étaient si friands qu’ils en avaient été nommés les bouilleux, il regarde à travers les losanges de plomb de sa fenêtre, la pièce d’eau bordée de joncs et de lèches, où vient sommeiller quelque peu avant d’aller grossir le ruisseau voisin, la source près de laquelle est bâtie le manoir. De grands cygnes y nagent paresseusement, et les poules d’eau affairées troublent dans leur indolence les grenouilles qui tachent de points verts, au milieu des nénuphars, le miroir liquide.
L’escalier en pas de vis nous conduit à la chambre à coucher ; le mobilier est succinct, mais les sculpteurs ont passé de longs jours à fouiller les panneaux du lit et ceux du coffre de mariage. Aux entrelacements flamboyants succèdent la mythologie et l’histoire de la Renaissance ; le Sacrifice d’Abraham, les Aventures de Jonas, Apollon et les Muses, entourées d’arabesques pansues, couvrent les coffres ou est serré le linge de la maison, qui ne doit pas tenir grand’place, à en juger par les inventaires du temps : quelques draps, quelques serviettes, là se bornent les toiles, même d’un grand château, à côté de nombreux draps d’or, des soies, des argenteries luxueuses.
Les Normands ont compris de bonne heure, et c’est à leurs expéditions en Italie qu’ils semblent le devoir, la gaieté et la richesse de ces carrelages chaudement émaillés, qui rappellent et les mosaïques et les tapis d’Orient. Aussi, dès que les fabriques des environs de Lisieux, du Pré d’Auge et de Manerbe, succédant à celles du Molay-Bacon, s’établissent, au commencement du XVIe siècle, elles voient s’ouvrir une ère de prospérité, qu’elles doivent à l’éclat, aux tons si gais, si harmonieux de leurs produits brillamment colorés. Pas une salle qui n’en soit pavée : plus tard même, nous verrons les carreaux de faïence mêlés aux colombages de bois extérieurs, dont la teinte mate et neutre fera encore mieux ressortir la vigueur de leur décoration.
De chaque côté du manoir s’élèvent les bâtiments de service. Ici, la laiterie et la fromagerie ; là, le pressoir et les caves ; le maître, de sa porte, peut surveiller ses gens ; au milieu, rompant la monotonie des lignes droites, le colombier octogone, qui dans l’architecture normande occupe une place qu’il ne faut pas négliger. Il nous dit l’importance de la propriété, car ici ce n’est pas aux nobles seuls qu’appartient le droit de colombier, c’est un droit terrien, bien plus qu’un droit seigneurial. Comme son pignon est joli, avec son double toit, surmonté de l’épi de faïence et coupé de grandes lucarnes bien disposées pour abriter les pigeons ! Dans l’entre-deux des colombages, des tuiles entremêlent élégamment leurs tranches sanglantes à la blancheur des mortiers, et les bois dans leurs montants encadrent d’une sombre ligne ce damier d’un nouveau genre. Sur les toits, des paons aux couleurs diaprées, dont la queue aux changeants reflets macule de larges taches d’émeraude la rouge toiture de tuiles, suivent d’un oeil curieux la jeune fille du maître qui cueille dans son jardin, pour s’en faire une coiffure, les roses dont les Normands étaient si fiers.
Nous sommes au XVIe siècle. Jamais ce moment artistique n’aurait vu s’élever le château de Granchamp, resté jusqu’à nos jours comme le type de la bizarrerie d’un architecte du XVIIe siècle : si mal distribué, si étrangement incommode, que les marquis de Saint-Julien, ses propriétaires, durent faire bâtir, à côté, au XVIIIe siècle, un château de pierre, capable de les recevoir. Il était loin, en effet, de ressembler à ce joli manoir de Belleau, démoli il y a quelques années seulement, de toute la Normandie peut-être le plus curieux ; pas un morceau de bois qui ne fût sculpté, pas une extrémité de poutre qui n’eût son écusson. D’abord, c’est la chasse du cerf avec toutes ses péripéties ; la poutre n’est pas assez large, par exemple, pour représenter le chasseur debout ? On le fera couché ; les chiens sont ceux du roi Modus. Puis nous trouvons la légende duRenard et du Singe, et tout à l’entour, la sirène, le chat-huant, la bièvre, le serpent, la tortue, qui ne sont autre chose que l’illustration du bestiaire de Guillaume le Normand. Le sculpteur a laissé aux abbayes, aux églises, le Lai d’Aristote et celui de Virgile, si gais dans leur composition, mais d’une philosophie trop élevée ; le propriétaire a voulu des sujets qu’il comprît : il n’en était pas de plus simple que la chasse et les animaux qu’il rencontrait chaque jour.
Tous ces vestiges du temps passé sont destinés malheureusement à disparaître dans un avenir prochain. A la ville, ce que l’alignement épargnera, sera démoli par le propriétaire ; à la campagne, ces vieilles bâtisses se lézardent, il faut les réparer, elles ne sont pas confortables, on fait construire une autre demeure. Encore quelques années, et de toutes ces vieilles habitations si pittoresques, il ne restera que le souvenir ; ce sont donc presque des adieux que nous leur faisons aujourd’hui.
Source : MÉLY, Fernand de (1852-1935) : Maisons normandes / ill. de Jules Adeline.- Paris : Boussod, Valadon et Cie, éditeurs, 9 rue Chaptal, 1889.- 14 p.- 2 f. de pl., ill. ; 32 cm. – (Extrait de la revue illustrée Les Lettres et les Arts, livraison du 1er décembre 1888).