Travail destiné à brosser le portrait sans fard de la France à la veille de la Révolution, La France d’après les Cahiers de 1789, publié en 1897, révèle que le Tiers-Etat, qui supplie alors « le roi de défendre la foi contre les atteintes de la nouvelle philosophie », ne réclame pas l’ « égalité », ne songeant à l’abolition ni de la noblesse ni du clergé ; ne suggère jamais l’idée d’une guerre des classes, qui lui est étrangère ; que le désir de « liberté » n’a à l’époque jamais été assimilé au souhait d’instauration d’un système parlementaire. En revanche, les Français de 1789, affamés par des disettes successives, aspirent à de profondes réformes gouvernementales et administratives qui tardent à être menées, ainsi qu’à une plus grande unité législative préservant néanmoins une décentralisation propre à favoriser le développement de la vie intellectuelle, commerciale et industrielle des provinces.
« Tout le monde a parlé de l’esprit de la Révolution française, les uns parce qu’ils avaient lu le Moniteur, les autres parce qu’ils avaient lu les comptes rendus du club des Jacobins » écrit en 1899 et quelques mois avant de devenir académicien, le titulaire de la chaire de poésie française à la Sorbonne Emile Faguet, dans Questions politiques. « Ce que la France voulait en 1789, l’a-t-elle dit ? Oui, elle l’a dit dans les Cahiers de 89. Lisons les Cahiers. C’est probablement le moyen de savoir ce qu’elle voulait », écrit quant à lui Edme Champion en 1897, dans La France d’après les cahiers de 1789, ouvrage à partir duquel Faguet se propose de décrire la France de 1789.
Or les Cahiers, qui, à la vérité, sont d’une lecture difficile, personne ne les a jamais lus, explique Emile Faguet. Tocqueville y a jeté les yeux ; mais il s’est arrêté beaucoup plus sur les papiers administratifs de la Touraine et du Languedoc. Taine a promené ses regards sur les Cahiers ; mais, comme M. Champion l’a irréfutablement prouvé, il ne s’y est pas appesanti beaucoup il faut l’avouer. M. Champion a lu tout ce qu’on en peut lire en France ; avec sa conscience et sa diligence infinie, il les a dépouillés complètement ; avec sa modestie bien connue il déclare encore que le travail auquel il s’est livré ne suffit pas, qu’il faut déterrer, et réunir et compulser d’autres cahiers encore, qui existent et qu’il n’a point vus ; mais enfin il a fait, en 1897, sur les véritables vœux de la France en 1789 l’enquête la plus sérieuse qui puisse être faite, et l’enquête qui n’avait été faite par personne.
Ce travail, mené à bien par l’homme le plus impartial du monde, est de tout premier intérêt ; cette « leçon de choses » est la plus solide leçon qui ait jamais été donnée sur la Révolution française. Les hommes du Tiers-État n’avaient pas lu la Révolution d’Edgar Quinet [républicain convaincu qui publia La Révolution en 1865]. Ils étaient aussi loin que possible de l’avoir lue et de l’écrire. Tout simplement ils mouraient de faim et désiraient cesser de mourir. Il n’y a pas autre chose dans les Cahiers de 1789.
Ont-ils désiré, comme on l’a beaucoup dit, l’Égalité, ce rêve de tous les Français ? Presque point. Les cahiers du Tiers ne la réclament jamais. Ils reconnaissent souvent qu’il ne faut point songer à abolir les distinctions et privilèges anciens qui font partie de la constitution du royaume et qui la consolident. Les beaux esprits, là-bas, à Paris, disent que le Tiers-État c’est toute la nation ; mais le Tiers-État ne le dit pas. Il ne songe à l’abolition ni de la noblesse ni du clergé comme ordres à part dans l’Etat. L’idée d’une Révolution politique ou l’idée d’une guerre de classes lui est totalement étrangère. Il ne songe qu’à vivre en bonne harmonie avec les autres ordres, mais il veut vivre ; il demande les moyens de vivre. Il ne demande pas davantage.
Ont-ils désiré la Liberté ? Le mot liberté est si vague qu’ici il faut préciser. La liberté politique c’est le self-gorvernment. Un peuple est libre quand le gouvernement est son délégué. Il est libre encore quand le gouvernement, sans être son délégué, est son subordonné. Il est libre donc quand il peut contrôler et ne pas ratifier les actes de son gouvernement ; il est libre quand le gouvernement ne peut pas lever sur le peuple un impôt non consenti par le peuple. Et en dernier analyse, ce dernier point suffit. Dès que le peuple a la clef de la caisse, le gouvernement par cela seul sera contrôle, donc subordonné, et ce sera à peu près la même chose que s’il était délégué. Un peuple libre est un peuple qui vote son budget. Un conseil des finances, nommé par le peuple et votant le budget, ce conseil ne fût-il pas législatif, voilà l’organe de liberté nécessaire à un peuple. Un peuple est libre quand il nomme une Chambre qui vote le budget.
Or le peuple de 1789 a-t-il demandé cela ? Pas le moins du monde, reprend notre académicien. Et ceci est tout à fait curieux. Je n’ai pas vu, dans tout ce que M Champion a cité des Cahiers, une seule allusion au système parlementaire. La Révolution a créé le système parlementaire en France ; mais la France de 1789 ne l’avait pas demandé. On me dira qu’il était contenu implicitement dans les vœux exprimés par la France en 1789. C’est mon avis. Quand les cahiers demandent qu’il ne soit pas permis « à qui que ce soit, s’autorisât-il du nom du roi et même d’un ordre surpris à Sa Majesté, de percevoir aucun impôt qui n’aurait pas été accordé par les états généraux, ou de prolonger la perception d’iceux au delà du temps pour lequel il l’aurait accordé », il est clair que cela mène à tout. Il est clair que si ce vœu est réalisé, il ne pourra l’être que par la perpétuité, au moins par la périodicité des états généraux votant l’impôt, et c’est le système parlementaire à bref délai, « dans toute sa beauté comme disait Beulé.
D’accord ; mais enfin ce système parlementaire, même à l’état rudimentaire, les cahiers ne le demandent pas ; ils n’y songent pas ; ils ne semblent pas en avoir la moindre idée. Disons la vérité : ils n’en ont pas la moindre idée. Leur pensée, c’est d’avoir une loi fixe, en finances comme en autre chose, obligeant le roi, lui traçant une limite, et que cette loi soit établie par les états généraux qu’ils sont en train de nommer. Et ensuite ? Eh bien, ils ne songent pas à ensuite. Ensuite, beaucoup plus tard, s’il y a de nouvelles infortunes, on réclamera des états généraux, comme on le fait aujourd’hui, on les nommera, et ils remédieront. La périodicité des états faisant la loi des finances et en contrôlant l’exécution, c’est-à-dire le système parlementaire, c’est-à-dire la liberté politique, est une idée qui n’existe pas dans les Cahiers. Les hommes de 89 n’ont pas plus songé à la liberté qu’à l’égalité.
Cela veut dire qu’ils étaient des monarchistes. L’idée qu’un Français de l’Ancien Régime se faisait de la monarchie était celle-ci : « Le roi gouverne. Il gouverne conformément à la loi ; car nous ne sommes pas des Turcs, nous avons des lois. Quand il ne gouverne pas conformément à la loi, c’est que la loi est mal faite ou qu’il n’y a pas de loi. Dans ce cas-là, il faut en faire une. Les états généraux sont institués pour faire ou suggérer une loi précise et conforme aux nécessités nouvelles que le temps apporte. Quand ils ont rempli cet office, ils s’en vont ; et le roi gouverne conformément à la loi nouvelle. » Et ne faut-il pas qu’il soit surveillé et contrôlé dans l’exercice de son pouvoir, dans la manière dont il exécute la loi ? Mais alors il ne gouvernerait pas ! Mais alors, vous n’avez donc pas confiance en lui ? Vous n’êtes donc pas monarchistes ?
Tout le monde en 1789 était monarchiste et personne ne voulait du pouvoir arbitraire ; et tout le monde, plus ou moins confusément, croyait qu’il suffisait d’une loi précise pour que le pouvoir ne fût pas arbitraire. Quant au gouvernement du pays par le pays, quant au système parlementaire continu, personne, presque, ne me semble y avoir songé, parce que cela, c’est, au fond, le républicanisme, et qu’il n’y avait pas de républicains en 1789.
Les Cahiers n’ont donc, en vérité, demandé ni l’égalité ni la liberté. Ont-ils songé, d’autre part, à une grande régénération morale de la nation, s’interroge ensuite Faguet ; se sont-ils dit que toute révolution profonde est une révolution religieuse ou ayant le caractère d’une révolution religieuse ? Encore moins. C’est la grande faute de la Révolution française, selon Quinet, de n’avoir pas voulu, osé ou daigné être une révolution religieuse. Quinet raisonne ainsi : « Si la Révolution française était une révolution purement économique et administrative, elle était finie le 4 août 1789. La preuve qu’elle était autre chose, dans les voeux, dans les désirs, dans les volontés, dans la conscience de la nation, c’est qu’elle n’a nullement été finie le 4 août. Elle a continué ; parce que la révolution économique n’était rien du tout, et que, à travers les tempêtes révolutionnaires, c’était la révolution religieuse que les Français poursuivaient. Seulement, mal servis par leurs commettants, ils n’ont pas réussi à la faire. Et elle n’est pas faite encore. Le progrès matériel, qu’est-ce que cela ? La révolution était autrement idéaliste. Une grande révolution religieuse qui voulait se faire, qui ne s’est pas faite, et qu’il faut accomplir, voilà la Révolution française. »
Il est possible, assène Emile Faguet ; mais les Cahiers de 1789 n’éclairent pas sur ce point, ou s’ils éclairent, ce n’est nullement pour nous diriger vers l’idée chère à Edgar Quinet. Il n’y a pas un mot de révolution religieuse, de révolution morale, de révolution de conscience dans les Cahiers de 89. Les Cahiers de 89 ne sont nullement philosophiques. La plupart veulent que la religion catholique demeure religion d’État. « La France, dit M. Champion, demeure si foncièrement catholique qu’elle a beaucoup de peine à se défaire de sa vieille intolérance. Ce n’est pas seulement l’Église ; qui, plus de dix ans après la mort de Voltaire, se résigne difficilement à l’édit en faveur des protestants et veut que la religion nationale conserve tous les privilèges d’une religion d’État ; c’est aussi une grande partie du Tiers. En général, quand il admet l’état civil des non catholiques et leur participation à certains emplois, il leur refuse toute place dans l’administration judiciaire, dans l’enseignement, dans la police ; ils n’auront ni temples, ni assemblées, ni cérémonies publiques ; ils seront tenus de garder le silence sur les questions religieuses. » A Auxerre, le Tiers supplie le roi de défendre la foi contre les atteintes de la nouvelle philosophie à Paris, il sait que « tout citoyen doit jouir de sa liberté de conscience ; mais l’ordre public ne souffre qu’une religion dominante, etc. » Lisez M. Champion. Au point de vue de la « révolution religieuse » les Cahiers de 1789 sont tout simplement réactionnaires.
Ainsi, affirme l’académicien, le peuple de 1789 est religieux et fidèle à l’Eglise catholique en immense majorité. Il la veut moins riche, oui ; il veut l’appauvrir, oui ; il veut l’abolition de la mainmorte et autres abus inouïs dont vous trouverez le détail dans M. Champion ; il veut que des richesses colossales qui ont été données au clergé pour servir au bien public, et qui, depuis longtemps, n’y servent plus du tout, soient enlevées à l’Église. Mais ici nous rentrons dans ce que j’appelle la révolution économique ; et il ne s’agit plus de révolution religieuse.
Liberté, égalité, transformation religieuse et morale voilà ce que les Cahiers de 1789 n’ont pas demandé du tout. Voilà quels n’étaient pas les vœux de la France en 1789. Mais quels étaient, donc ces vœux ? Voici.
Ce peuple mourait de faim. Les Cahiers sont une longue doléance d’un peuple qui voudrait manger un peu. « La misère extrême du peuple », voilà le refrain des Cahiers de la noblesse et du clergé. Quant au peuple il ne dit pas autre chose, et pour cause : « Je ne sais quoi demander, dit naïvement quelqu’un de Rocquencourt, la misère est si grande qu’on ne peut pas avoir de pain. » Les gens de Pontcarré : « Réduits à la plus affreuse indigence nous n’entendons que les cris d’une famille affamée à laquelle nous regrettons presque d’avoir donné le jour. » A Suresnes, où il y a cinq cents familles, cent cinq ont besoin de secours. A Châtellerault les paysans n’ont jamais mangé que du pain noir ; et maintenant, ils n’en ont plus. En Touraine « la moitié des ménages font réponse qu’ils n’ont pas de pain, versant des larmes, se désirant hors de ce monde ».
La mendicité, à cette époque, c’est purement le brigandage en permanence. Les hordes de mendiants campent dans les paroisses et prélèvent leur impôt, après tant d’autres, par la terreur. « Nous, pauvres laboureurs, disaient les paysans du Boulonnais, sommes bien exposés à bien des peines, de faire l’aumône le jour et même la nuit, aussi bien ceux qui ne le peuvent pas que ceux qui le peuvent, crainte de mauvaises suites, à cause de la grande misère et autres choses. »
Il faudrait des hôpitaux, des asiles, des refuges pour canaliser toute cette misère onéreuse et redoutable. Encore (voici la note pessimiste et désespérée, qui est bien curieuse), encore on ne sait trop s’il le faut bien désirer, « ces établissements multipliant les débauches et les excès ; et l’on entend dire là où il y en a : Nous ne risquons rien de boire et de nous divertir nous irons à l’hôpital. » Quand un peuple en est là !… Voilà le tableau vrai. Savez-vous qui a fait le résumé le plus précis des Cahiers de 1789 ? C’est La Fontaine dans le Paysan du Danube.
Quelles sont pour les rédacteurs des Cahiers de 89 les causes de tant de maux affreux ? 1° L’absence de constitution fixe ; 2° L’absence de lois précises et les mêmes pour tous ; 3° Une administration déplorable ; 4° L’existence et le maintien des droits féodaux. Voilà les maux que les Cahiers de 1789 ont dénoncés. Ils ont voulu une révolution administrative et une révolution économique, et rien autre. Ils ont voulu que le domaine national eût son règlement, sa loi précise et fixe, une exploitation intelligente et sans gaspillage, et qu’ainsi tout le monde pût y trouver à peu près sa subsistance. Ils ont voulu exterminer du patrimoine le caprice, l’arbitraire, le temps perdu, l’argent perdu, le travail perdu, pour qu’il rendît au profit de tous et de chacun tout ce qu’il pouvait rendre. C’étaient des paysans qui trouvaient que la grande ferme n’avait ni bon règlement de travail, ni bons régisseurs, et qui voulaient qu’on leur accordât ces deux biens très précieux. Les vœux n’allaient pas au delà.
Premier point, sur lequel ils sont tous d’accord : donner une constitution à la France ; ne pas voter un sou de subsides avant d’avoir donné une constitution à la France. Ils se sont parfaitement aperçus que la France n’en avait pas. Elle en avait une, mais si ancienne, si surannée et si oubliée que c’était comme si elle n’eût pas existé. La faire revivre eût été lui en donner une vraiment nouvelle. Comme disait très bien M. de Staël un peu plus tard, c’eût été faire une constitution que de « faire marcher une constitution qui n’avait jamais été qu’enfreinte ». Ils avaient parfaitement raison. Ce qui manquait le plus à la France, c’était de savoir comment elle vivait. Elle n’en savait rien du tout. Le roi ne le savait pas ; les ministres ne le savaient pas ; les parlementaires n’en savaient rien, et les sociologues en ignoraient comme les autres. On allait absolument au hasard, c’est-à-dire en plein arbitraire, mais dans un arbitraire qui sentait qu’il n’était pas légitime, et qu’il aurait dû ne pas être. C’est la pire des situations. Le roi savait qu’il devait obéir à quelque chose, et ne savait pas à quoi obéir ; de sorte qu’il y avait dans ce gouvernement un mélange de témérité et de timidité, qui aboutissait à une perpétuelle inquiétude. L’inquiétude est le mal de la France depuis le XVIesiècle jusqu’au XIXe. C’est un état qui n’a pas de base. Savoir ce qu’on est, pour savoir un peu ce qu’on devient, c’est le souhait modeste des Cahiers de 1789, dans l’ordre sociologique.
Car, remarquez, tous demandent que l’on fasse une constitution, aucun ne dit laquelle il faut faire. Nulle indication là-dessus. Sont-ils pour l’ancienne constitution redevenue une vérité, comme la Charte de 1830 ? Sont-ils pour un essai du système anglais ? Sont-ils américains, et veulent-ils cette « démocratie royale » qui fut une idée à la mode parmi les beaux esprits de Paris, de 1789 à 1791 environ ? Ils ne le disent pas. Ils ne disent ni ceci ni cela. Le mot le plus net que je trouve sur ce point dans différents cahiers, entre autres dans celui du clergé de Provins, est celui-ci, ajoute Faguet : « Les abus contre lesquels la nation réclame ont une source commune, le pouvoir arbitraire. Ce n’est qu’en le resserrant dans de justes limites qu’on peut espérer de rétablir l’ordre dans diverses parties de l’administration. »
Resserrer les limites de l’arbitraire, soit ; mais cela, encore, est dire seulement qu’il faut une constitution. Il y a l’arbitraire, c’est-à-dire le chaos ; il faut sortir du chaos ; il faut qu’il y ait quelque chose. C’est tout ce qu’ils demandent. Une constitution, rien de plus. Ils semblent dire : « N’importe laquelle, mais une constitution. » Au fond c’est bien leur état d’esprit. En 1789, on veut que le gouvernement gouverne d’une façon régulière. Voilà tout. Il est vrai que c’est quelque chose.
Le second vœu des hommes de 89, voeu presque aussi unanime, est l’établissement de lois nettes et qui soient les mêmes pour toute l’étendue du royaume. Un peu moins d’unanimité ici. Certaine attache à des franchises ou privilèges locaux dans quelques cahiers. On souhaite bien l’immense avantage d’une législation unique mais on voudrait quelquefois le combiner avec les profits d’une situation privilégiée. C’est très humain. Reconnaissons cependant qu’en général, l’unité et la netteté de législation sont le souhait ardent des hommes de 1789.
J’en suis enchanté, poursuit l’académicien. Mon décentralisationnisme (pardon !) n’en gémit nullement. La pire décentralisation, c’est la décentralisation législative. La décentralisation, c’est une série de mesures, individuelles, locales, provinciales, nationales, pour favoriser le développement, ailleurs qu’au centre, de la vie intellectuelle, commerciale, industrielle. Cela n’a presque aucun rapport avec l’unité de législation. Sous une loi unique, mais bien faite, une immense activité locale peut être permise, encouragée, protégée, et même provoquée.
Du reste nos vénérables pères de 1789 n’entraient point dans ces considérations de haute sociologie. Comme en tous leurs voeux, ici comme ailleurs, leur idée politique était une forme de l’honnête désir de ne pas mourir de faim. Ils désirent la refonte des lois et l’unification de la loi parce que la Picardie n’a pas le droit de faire de l’eau-de-vie avec son cidre, tandis que la Normandie a le droit d’en faire avec le sien ; parce que tel parlement permet de couper le blé comme on l’entendra, ce qui paraît naturel, tandis que tel autre interdit de le couper avec une faux ; parce que le royaume est zébré de douanes intérieures qui rendent tout commerce presque impossible, font la pléthore ici et la famine quatre lieues plus loin ; parce qu’une marchandise expédiée de Guyenne en Provence acquitte sept droits ; parce que sur la route de Paris en Normandie par Pontoise, dans un certain espace de quatre lieues, il y a droit de barrage à Saint-Denis, droit de passage à Épinay, droit de travers à Franconville ; et cela peut s’appeler les droits réunis ; parce que les gens de Toul ne peuvent littéralement pas sortir de chez eux sans rencontrer toutes les lieues des gardes, bureaux, etc. ; parce que l’Alsace et la Lorraine, « provinces à l’instar de l’étranger commercent librement partout, excepté avec la France et la Franche-Comté ; parce qu’on ne peut avoir dans les petites villes avoisinant Paris ni un marché ni un marchand ambulant, crainte qu’ainsi Paris ne soit affamé, et que, pour cette cause, on doit vivre sans manger quand on habite Nanterre ; parce que les routes, sauf quelques-unes, ne sont pas entretenues du tout, les fonds perçus pour leur entretien étant employés à toute autre chose ; parce que tout semble concerté pour rendre impossible la communication entre eux des différents membres du corps territorial.
Si la législation est absurde, l’administration est déplorable. Que voulez-vous que nous fassions de nos enfants ? Des commerçants ? On vient de voir comme le commerce est facile et rémunérateur. Des agriculteurs ? L’agriculture, sans un commerce facile, prompt et libre, est stérilisée, quand il n’y aurait pas dans la mauvaise répartition des impôts et dans les droits féodaux d’autres causes de stérilité que nous verrons ci-après. Des soldats ? Grâce aux nouvelles mesures (car ici le gouvernement de Louis XVI est moins libéral que celui de Louis XIV) ils ne pourront jamais, sinon par des procédés qui sont des fraudes et qui sont dangereux, devenir officiers. Ici la noblesse elle-même est presque aussi desservie que le Tiers. La carrière militaire devient financière tout comme la carrière judiciaire. Un noble pauvre peut tout au plus devenir lieutenant-colonel. Un enfant dont le père est noble, mais surtout riche, « à peine échappé du collège vient avec un étalage de luxe humiliant pour les autres apprendre à un capitaine de grenadiers ce que ce dernier avait enseigné à son père. Les larmes aux yeux, la noblesse supplie Sa Majesté de laisser les grades supérieurs ouverts au mérite. »
(D’après « Questions politiques », paru en 1899)