Il n’est pas nécessaire de remonter au Moyen Age pour trouver les superstitions populaires les plus singulières : au commencement du XVIIIe siècle, cependant que notre pays comptait de grands génies scientifiques et littéraires, on croyait encore à mille inventions surprenantes dans lesquelles le diable et les influences occultes jouaient un rôle considérable : ainsi des pieds d’alouette pour triompher de ses ennemis, de la pierre de corbeau pour ouvrir toutes les portes, ou encore de l’anguille entrant dans une composition destinée à ressusciter les morts.
Un grand nombre de ces croyances superstitieuses ont été recueillies dans un petit livre intitulé La Magie naturelle, datant de 1715 ; c’est une seconde édition, revue et corrigée, ce qui laisse supposer que le livre avait un assez grand débit. Du reste, l’éditeur de cet ouvrage n’avait rien négligé pour attirer plus sûrement les chalands. On peut lire sur la couverture cette indication : A Amsterdam, chez Robert le Turcq, rue d’Enfer. D’un côté, la Hollande ; de l’autre, Robert le Turcq, ou pour mieux dire Robert le Diable, et enfin la rue d’Enfer. C’en était assez pour séduire les esprits. Un chapitre entier du volume est consacré aux vertus de certains animaux. C’est une série de recettes au moyen desquelles l’homme peut s’attribuer un pouvoir surnaturel en utilisant les bêtes à poil ou à plume, suivant la formule.
Voulez-vous devenir brave au point de ne craindre pas même la mort ; voulez-vous pouvoir aller partout, sans danger, traverser les mêlées les plus sanglantes sans courir aucun péril : prenez les pieds d’un lièvre et la tête d’un merle, liez-les ensemble et portez le tout attaché à votre bras. Ce moyen vous déplaît-il, choisissez-en un autre. Celui-ci, par exemple : coupez la peau d’un lion en lanières et faites-vous-en une ceinture.
Mais on n’a pas toujours un lion sous la main. L’auteur a tout prévu. L’alouette, appelée rapa par les Chaldéens, remplace avantageusement le fauve. « Celui qui portera sur soi les pieds de cet oiseau ne sera jamais persécuté ; au contraire, il aura toujours envie de s’avancer. Il sera toujours victorieux et ses ennemis le craindront. Si on enveloppe l’œil droit de cet oiseau dans la peau d’un loup, l’homme qui le portera sera agréable, doux et plaisant ; et si l’on met ce que l’on a dit ci-dessus parmi de la viande ou dans du vin, on se fera aimer de celui qui en boira. Cette dernière expérience a été nouvellement faite. » Qui se serait jamais douté que l’alouette avait des vertus aussi curieuses ? Amabilité, courage, audace et victoire ; le pauvre petit oiseau tient tout cela dans ses pattes et dans son œil.
Le phoque était encore estimé à la fin du XIXe siècle pour sa graisse par les pêcheurs, et pour ses talents musicaux, par la clientèle des Barnums forains. En 1715, on lui reconnaissait d’autres mérites. « Si on prend de son sang avec un peu de son cœur, et si on porte cela sous l’aisselle, on surpassera tout le monde en jugement et en esprit, et le criminel qui l’aura rendra son juge doux et favorable. »
Tout cela n’est encore que bagatelles. Voici qui tient du merveilleux. Il s’agit de l’anguille, au moyen de laquelle on peut ressusciter les morts. Seulement la préparation est assez compliquée. Il faut d’abord que l’anguille meure faute d’eau, que cependant tout son corps demeure entier. Alors on prend du vinaigre fort, on mêle l’anguille et le vinaigre avec du sang de vautour, et « on met le tout en quelque endroit, sous du fumier. » Il n’y a plus ensuite qu’à présenter, devant ce fumier, la personne que l’on désire voir revenir à la vie. Autre propriété de l’anguille : « Si quelqu’un mange son cœur tout chaud, il prédira les choses futures. »
Quittons ce poisson pour un oiseau bien connu dans toute la France, le corbeau. Cet animal sinistre, aux grandes ailes noires, a tenté l’imagination populaire. Aussi a-t-on gratifié le corbeau d’une véritable légende. « Si on fait cuire ses oeufs, et qu’ensuite on les remette dans le nid où on les aura pris, aussitôt le corbeau s’envole au loin. Sans s’arrêter, il traverse les mers jusqu’au moment où il aperçoit l’île où Alodricus a été enseveli. C’est là seulement qu’il se pose, juste le temps de prendre dans son bec une petite pierre qui est magique. Muni de ce précieux fardeau, il revient à tire d’aile jusqu’au nid désolé. O merveille ! à peine a-t-il touché ses oeufs avec la pierre, que toute trace de cuisson disparaît. Le corbeau n’en demande pas davantage, il est sûr désormais que sa couvée verra le jour, et il laisse tomber au fond du nid son talisman devenu inutile. »
Il faut saisir ce moment pour aller chercher la pierre. Dès qu’elle est en votre possession, vous la faites monter en bague, en ayant bien soin de faire enrouler dans l’anneau d’or une feuille de laurier. Cette bague n’a pas de prix : « Si on en touche quelqu’un qui sera enchaîné, ou la serrure d’une porte fermée, aussitôt les chaînes se rompront et la porte s’ouvrira. » A côté de ces avantages très sérieux, comme on le voit, la pierre du corbeau a des propriétés plus amusantes : « Que si on met cette pierre dans la bouche, on contrefait le chant de toutes sortes d’oiseaux. »
Et le merle ! Sans être aussi fort-que le corbeau, il peut rendre de réels services. « Le merle est un oiseau fort commun, dont la vertu est admirable. Que si l’on pend les plumes de son aile droite, avec un fil de couleur rouge, au milieu d’une maison où on n’aura pas encore habité, personne n’y pourra dormir tant qu’elles y seront pendues. Si l’on met son cœur sous la tête d’une personne qui dort et qu’on l’interroge, elle dira tout haut ce qu’elle aura fait ; ou bien si on le jette dans de l’eau de puits avec le sang d’une huppe et qu’on les mêle ensemble, si ensuite on en frotte les tempes de quelqu’un, il tombera malade et en danger même d’en mourir. »
Notez qu’après cette série de contes, l’auteur de la Magie naturelle ajoute, avec une apparente bonne foi : « Ces expériences sont véritables, et moi-même je les ay souvent éprouvées ! » A-t-il aussi éprouvé celle que voici :
Ceux qui auront mangé de la cervelle d’aigle, en poudre, mêlée à du suc de ciguë « s’arracheront les cheveux et ne se quitteront point tant qu’ils en auront dans le corps. La raison est que cette cervelle est si chaude et si chaleureuse qu’elle forme des illusions fantastiques, bouchant les conduits par ses vapeurs et sa fumée. »
Après avoir émis toutes ces extravagances, l’auteur du petit livre en question déclare que la manière de se servir utilement de tous les secrets dont il a parlé est d’en faire l’expérience sous une planète favorable, comme celle de Jupiter ou de Vénus, et quand on veut s’en servir à faire du mal, sous celles de Saturne et de Mars.
(D’après « Musée universel : revue illustrée hebdomadaire », paru en 1873)