Chevaux, ânes, chiens… Des millions d’animaux ont combattu, pendant la Première Guerre mondiale, aux côtés des soldats. Eux aussi ont eu peur, eux aussi ont été décimés. Un historien leur a prêté sa plume.
C’est une manière différente de voir l’histoire. Elle inclut les « autres victimes » de la Grande Guerre dont on connaît les 18 millions de morts : les millions d’animaux décimés entre 1914 et 1918. Malheureusement, aucun animal ne nous a laissé de document relatant son expérience ou ses sensations. Et les archives militaires sont muettes sur le sujet. A travers des témoignages humains – vétérinaires militaires, combattants, écrivains – et en se fondant sur les dernières découvertes de l’éthologie, Eric Baratay, professeur d’histoire contemporaine à l’université Lyon-III, a tenté de se mettre dans leur peau, imaginant ce qu’ils voyaient, entendaient et ressentaient sur les champs de bataille.
Embarqués dans une guerre qu’ils n’ont évidemment ni choisie ni comprise, les animaux sont aussi des acteurs qui agissent, réagissent et influent sur les événements. A commencer par les chevaux qui décident en partie du sort de la guerre : le manque d’équidés cloue sur place nombre de divisions et de batteries allemandes en 1918, obligeant l’état-major à arrêter les offensives. Si l’armée britannique prend tellement soin de ses chevaux, c’est parce qu’elle a tiré les leçons de la guerre contre les Boers. Pour les protéger des gaz par exemple, ses vétérinaires, très nombreux, mettent au point des masques spéciaux, et même des lunettes.
Plus de destriers que d’hommes
Il faut dire que quelque 11 millions de chevaux sont mobilisés dans les deux camps, dont 1,9 million en France. La cavalerie compte alors plus de destriers que d’hommes. On va même en importer d’Amérique, et près de 40 % des effectifs seront tués – sans compter les disparus et les blessés. Beaucoup, arrachés à leur environnement habituel, sont confrontés à de nouveaux maîtres, de nouveaux mots, de nouveaux gestes, parfois à un nouveau nom, avant de devoir travailler autrement et de vivre en groupe. Des ruraux résistent des quatre fers au moment d’arriver en ville ou de monter dans le train. Un cheval de trait, habitué à tirer une charrette de maraîcher, se retrouve du jour au lendemain avec un hussard sur le dos. On mobilise aussi des mulets, plus robustes, des ânes qui ont retenu leur itinéraire, vont et viennent entre les cuisines et les positions, évitant à leurs conducteurs de se mettre en danger. Mais ne jouissant pas du même prestige que les chevaux, ils sont victimes des restrictions alimentaires.
Quant aux chiens, ils ont été préparés aux missions qui les attendent. Ils montent la garde, portent des messages ou, attelés, tractent des mitrailleuses, transportent des blessés, des vivres ou des munitions. Certains apprennent même à distinguer les blessés des deux camps en fonction de leur uniforme. Beaucoup sont d’ex-chiens errants, capturés pour faire la guerre. Hommes et bêtes se côtoient en permanence. Des soldats ayant toujours vécu en milieu urbain sont déroutés par ces compagnons inattendus.
De fortes amitiés entre hommes et bêtes se nouent pendant les quatre années d’enfer. Dans les tranchées, des chats viennent se blottir contre des soldats, et chacun y trouve alors son compte. Une chèvre errante est adoptée par des sapeurs français en 1918 : ce sera l’une des nombreuses mascottes de cette guerre. Des artilleurs britanniques arrêtent provisoirement leur canonnade afin d’épargner des perdreaux venus se poser sur leur batterie. On assiste à des ententes tacites entre adversaires pour, par exemple, ne pas tirer sur des chats qui vont d’un camp à l’autre. En 1915, des Allemands envoient un message à des Français dans une grenade désamorcée : « Votre petit chien est venu nous voir, il avait faim… »
Des combattants prennent des risques inouïs pour sauver un cheval blessé en train de s’enfoncer dans la boue. D’autres, ne supportant plus la souffrance de leur bête, abrègent son agonie, quitte à enfreindre le règlement. Un témoin décrit un cheval éventré qui « regarde son maître de ses yeux tristes et calmes, comme pour lui demander ce que cela signifie ». Après la guerre, quelques monuments seront consacrés à ces animaux morts pour la patrie, comme à Chipilly, dans la Somme, où une sculpture montre un artilleur embrassant son cheval.
Oublier les horreurs
La stabilisation des fronts permet aux animaux sauvages de sortir de leurs abris. Les alouettes chantent à l’aube, les rossignols au crépuscule et les perdrix la nuit. Bloqué dans sa tranchée, Ungaretti observe avec passion une pie et une araignée ; Erich Maria Remarque ne se lasse pas d’admirer les papillons ; Jünger passe des heures entières à examiner des vers de terre. La présence d’animaux permet de méditer, d’oublier les horreurs de la guerre et de se raccrocher à la vie.
On a tendance à considérer les animaux comme de simples instruments ou des machines. Or, ces êtres vivants souffrent, et parfois atrocement : des blessés, des sous-alimentés, des agonisants ; des peureux, des déserteurs, des insoumis, pour ne pas dire des objecteurs de conscience. Cela n’empêche pas toute une série de profiteurs de guerre : corbeaux, rats, mouches, poux, puces ou vers de terre…
Eric Baratay ne tombe-t-il pas dans l’anthropomorphisme pour attribuer des réactions humaines à des animaux, comme l’avait fait si joliment La Fontaine ? L’universitaire ne s’en défend qu’à moitié, soulignant que nous sommes aussi des animaux, et qu’il y a entre eux et nous d’incontestables similitudes. Cette manière d’aborder 14-18 amène naturellement à se poser des questions de fond. Y a-t-il une différence de nature, ou seulement de degré, entre les plus évolués des animaux et les humains ? Comment respecter les animaux sans en faire des humains ? Vaste question qu’un détour inattendu par la Grande Guerre aura permis de poser à nouveau, de manière saisissante.
Lire : « Bêtes des tranchées. Des vécus oubliés », d’Eric Baratay (CNRS éditions, 2013, 256 p., 22 €).
Découvrez le dossier « Nos animaux : compagnons ou protéines » dans le n°98 de CLES.