Aucun objectif précis, aucun thème n’est ressorti du chaos des manifestations, sinon, par-ci par-là, la volonté de partir à la recherche de l’identité du compositeur, dont seule la musique peut nous offrir le vrai portrait. Le Bicentenaire a-t-il donc permis de mieux la percevoir, de mieux la comprendre…, en un mot de mieux l’entendre ?
Qui a assassiné Mozart ? La postérité. C’est elle qui l’a empoisonné, avec ses rumeurs, ses médisances, ses affabulations, ses mensonges, ses clichés, ses lieux communs. Mozart a disparu, englouti sous l’enfant prodige.
Aux yeux du profane, Mozart n’a jamais grandi. À ce tissu de fiction s’ajoutent tout à coup les contre-clichés d’un Milos Forman fonçant aveuglément dans les désordres des pseudo-biographies et s’employant à démolir dans Amadeus (1984) cette image de candeur pour offrir à la place celle d’un éternel adolescent provocateur et grossier. Mozart est bien le seul compositeur à faire ainsi l’objet de tels débordements. Et l’année 1991 a fourni prétexte à bien d’autres abus.
Aux divagations intellectuelles s’ajoutent plus que jamais les hommages lucratifs et singuliers d’une Vienne autrefois indifférente rejoignant maintenant Salzbourg dans un culte parallèle qui exclut la musique et s’en prend directement à l’homme. Plus ou moins hideux, le portrait de Mozart orne boîtes de chocolats, tee-shirts, torchons, assiettes et dés à coudre. Il s’agit bien de Mozart, de celui envers qui le monde entier se sent débiteur, de ce génie dont on voudrait tant expliquer l’évidence. Alors ne faut-il pas voir dans toutes ces spéculations autant de tentatives pour essayer de justifier l’inexplicable…, l’insupportable mystère Mozart ?
Le plus ancien témoignage sur Mozart remonte à 1798. Il avait été établi à partir de propos de sa veuve, Constance, et de lettres qu’avait envoyées à cette dernière sa jeune sœur Sophie. Certains de ces textes furent repris par Nissen, deuxième mari de Constance, auteur de la première biographie de Mozart. Cette première source fit longtemps autorité. Le xixe siècle a préféré se projeter en Mozart, voir en lui un génie méconnu composant dans la douleur et l’isolement, le premier compositeur revendiquant son indépendance (à quel prix !). Le romantique Stendhal n’a pas su étudier l’homme et n’a accordé d’importance qu’à la « partie la plus extraordinaire de la vie de Mozart » : son enfance. Mais, si l’auteur de le Rouge et le Noir ne porte pas seul la responsabilité de l’éternelle puérilité de Mozart, il faut tout de même aller jusqu’au centenaire de sa naissance (1856) pour que paraisse la première étude moderne (due à Otto Jahn), puis attendre la fin de la Première Guerre mondiale pour que des historiens se livrent à des travaux plus approfondis.
Il est mort, le divin enfant
Les premières données « scientifiques » appartiennent à Théodore de Wysewa et Georges de Saint-Foix, auteurs d’une analyse de l’œuvre en cinq volumes terminée en 1945 et rééditée cette année (Robert Laffont) en deux volumes. L’ouvrage érudit mais accessible d’Alfred Einstein (Mozart, Gallimard, 1991) et l’essai philosophique de Jean-Victor Hocquard (la Pensée de Mozart, Le Seuil, 1991) ont apporté chacun un éclairage personnel mais peu révolutionnaire. Le livre de Jean et Brigitte Massin (paru en 1959) met à mal les idées reçues (Wolfgang Amadeus Mozart, nouv. éd., Fayard, 1990), mais les légendes sont tenaces.
Il aura fallu que les travaux de l’Américain H.C. Robbins Landon soient publiés en français à la faveur de l’année Mozart pour que tombent enfin les masques. Spécialiste de l’Europe musicale duxviiie siècle, et plus particulièrement de Haydn et de Mozart, l’auteur a réuni une documentation inédite et apporte de nouvelles pièces au dossier. Il a écritMozart, l’âge d’or de la musique à Vienne, (Lattès, 1989), 1791, la dernière année de Mozart (Lattes, 1988), traduits pour la circonstance, et enfin leDictionnaire Mozart (Lattes, 1990), que l’on peut considérer comme les trois véritables points forts de la cuvée du Bicentenaire. Cet important travail historique contrebalance les biographies passionnelles et passionnées en éliminant tout ce qui ne serait pas archivistiquement exact. L’année 1991 aura fait de H.C. Robbins Landon le « portraitiste officiel », l’indispensable star des colloques, et l’édition y aura gagné quelques volumes enfin crédibles.
Non, Mozart n’a pas été empoisonné par Salieri. Il est probablement mort d’une insuffisance rénale chronique, aggravée par une prolifération de streptocoques. Non, les francs-maçons ne l’ont pas condamné et tué pour trahison et non-respect de la règle du silence. Oui, le mystérieux commanditaire du Requiem a été identifié. Il s’agit du comte Walsegg, dont la jeune femme venait de mourir et qui, par ailleurs, aurait bien aimé s’octroyer la paternité de l’œuvre, comme il ne lui déplaisait pas de le faire de temps en temps. Non, la Flûte enchantée ne fut pas créée dans un petit théâtre de foire, mais dans l’impressionnant théâtre du Freihaus, quartier viennois situé sur une île, au milieu de la Wien, nommé ainsi parce qu’exonéré d’impôts. Non, le corps de Mozart ne fut pas jeté à la fosse commune, mais enseveli dans une tombe collective de cinq ou six cercueils non identifiés, comme le voulait l’usage à Vienne, pour les défunts peu fortunés. Non, Mozart ne fut pas l’éternelle victime de Constance, volage, perfide et écervelée. Plus respectable qu’on ne l’a dit, elle sut se conduire de manière à être aimée de Mozart et, par la suite, se montra très avisée.
La fin de l’année 1790 fut difficile à vivre pour Mozart. Vienne le boudait. Ses concerts par souscription n’attiraient plus le public. Il manquait d’argent et perdait le goût du travail. Aussi alla-t-il à Francfort assister au couronnement de Léopold II. Il comptait beaucoup sur ce voyage pour se faire entendre. Si Salieri dirigea deux de ses messes durant les fêtes qui marquèrent la cérémonie, ce voyage se solda cependant par un échec. De retour à Vienne, il dut se tourner vers les concerts privés, travailler pour de nouveaux commanditaires et accepter d’écrire de petits lieder et de la musique de danse pour les bals.
Après la composition de l’Ave verum destiné à la procession du Corpus Christi à Baden (juin 1791), Mozart eut le temps de revenir à la partition de laFlûte enchantée ; mais il fut interrompu par la commande du Requiem, dont l’achèvement fut lui-même retardé par la Clémence de Titus, opéra écrit pour le couronnement de Léopold II à Prague. La Flûte enfin créée, Mozart écrivit alors le concerto pour clarinette pour son ami Stadler, avant de revenir enfin au Requiem. Mais son dernier opéra tient une place de plus en plus importante dans sa vie. En effet, le succès populaire de l’œuvre le combla. Depuis quelques années déjà, Mozart savait que les salons bourgeois remplaçaient désormais pour lui les châteaux de l’aristocratie et qu’il se devait, de fait, à un autre public. Les nobles avaient pris leurs distances. Il n’était plus séant d’admirer, encore moins de protéger l’auteur des Noces de Figaro, point de départ de ses vrais déboires.
Quelques années plus tard, la musique de Beethoven supplanta celle de Mozart, jugée « froide et inintelligible » par certains. Ne l’aimèrent que les grands esprits romantiques, qui nièrent cependant que ces deux grands compositeurs aient pu, l’un comme l’autre, être vraiment imprégnés de la philosophie des Lumières.
1991 fut la folle année du Tout-Mozart. De l’Opus 10au Requiem, en passant par les opéras de jeunesse, chaque œuvre a été programmée au moins une fois. Plus de dix versions de la Flûte enchantée ont été montées entre Paris, la province, Salzbourg, Bonn, Hambourg, Glyndebourne, Londres, Vienne et le Metropolitan Opera. La version parisienne due à Robert Wilson (sous la direction d’Armin Jordan) fera date, même si son traitement inédit des symboles et des thèmes de l’ouvrage ne fit pas l’unanimité. À Salzbourg, Johannes Schaaf a choisi de revenir aux sources d’une Égypte ésotérique. La Finta Giardiniera, peu vue jusqu’ici, a fait certains beaux soirs de Paris, Nantes, Munich et Nice, détenant par ailleurs la palme de l’audace avec une programmation misant sur l’intégrale de l’œuvre instrumentale.
L’année Mozart aura également fourni l’occasion de découvrir la Finta Semplice (à Versailles), le Directeur de théâtre (à Lyon), œuvre contemporaine des Noces, à la maîtrise musicale et dramatique aboutie. Le Châtelet a présenté la musique de scène de Thamos, roi d’Égypte écrite pour la pièce de Tobias Philipp von Geber, pièce qui n’est pas étrangère au livret de la Flûte enchantée. À l’unisson, les grands festivals européens d’art lyrique ont investi dans les sept grands opéras, parfois doublés de concerts symphoniques et de récitals. Certains chefs-d’œuvre y ont gagné une relecture plus ou moins anachronique et supportable qui les transposait dans notre époque.
Sur le chemin du vrai Mozart
Une approche nouvelle, tenant compte du lieu et des moyens offerts, est également à mettre au crédit de l’année anniversaire. Les festivals spécialisés ont gardé leur spécificité, tout en inscrivant Mozart à leur programme. Il faut signaler l’intégrale des sonates pour pianoforte donnée à la Roque-d’Anthéron par cinq artistes, américains, allemand et belge. Le pianiste autrichien Paul Badura-Skoda, interprète de référence, s’est produit cent vingt fois dans le monde avec une intégrale de l’œuvre pour piano. L’association Pro Quartet a confié à de jeunes formations françaises (Arpeggione, Ludwig, Manfred, Parisii, Ravel, Rosamonde et Isaye) le soin de faire connaître l’intégrale des quatuors et des quintettes à cordes à l’Opéra Bastille.