TIRER LE DIABLE PAR LA QUEUE
Posté par francesca7 le 1 octobre 2015
EXPRESSION FRANCAISE
Le diable est un personnage de la plus haute importance dans la mythologie occidentale des siècles passés. Il est même étonnant, à la réflexion, que les chrétiens aient cru devoir donner à leur Dieu un rival de cette envergure, sinon dans les hautes sphères de la théologie, du moins dans l’imagination dite populaire. C’est vrai qu’il faut essayer de contenter tout le monde.
Donc en tant que chef de l’opposition, le diable, dit Satan, ou Lucifer, ou encore le Malin, a laissé des traces abondantes dans l’historie de la langue. Les plus vivantes encore à l’heure actuelle sont des locutions telles que « pauvre diable », « aller au diable », « se faire l’avocat du diable » – du religieux qui, à Rome, est chargé de contester les mérites d’un futur saint dans une procédure de canonisation – ainsi que l’expression courant des misères laborieuses : « tirer le diable par la queue ».
Etant donné le caractère hautement mystérieux du personnage invoqué, je suppose qu’il est assez normal que cette façon de parler reste totalement opaque, et que les essais d’explication à son sujet soient demeurés vains. Comme l’avoue P.Guiraud, « nous devons renoncer à savoir pourquoi on dit : tirer le diable par la queue » On est donc réduit à évoquer des directions et à formuler des hypothèses.
Tout d’abord l’expression ne paraît pas particulièrement ancienne ; les premiers exemples remontent à la première moitié du XVIIè sicèle. Scarron fait dire au comédien la Rancune dans le Roman comique (1651) : « Je brouille un peu du papier aussi bien que les autres ; mais i je faisais des vers aussi bons la moitié que ceux que vous me venez de lire, je ne serois pas réduit à tirer le diable par la queue et je vivrois de mes rentes… » Dix ans plus tôt Oudin définissait l’expression : Travailler fort pour gagner sa vie ».
Maurice Rat l’explique ainsi : « L’homme dénué de ressources et à bout d’expédients finit par recourir à l’assistance du diable ; le Malin la rebute, tourne le dos au malheureux qui l’implore, pour l’induire davantage en tentation ; l’autre alors le tire par la queue ».
Peut-être, mais c’est faire comme si le diable était un voisin familier qui apparaît en personne, en cornes et en queue, à la demande, et si la scène se reproduisait quotidiennement à tus les carrefours ; les Locutions naissent généralement à partir d’événements concrets, de manifestations réelles et non de songes plus ou moins collectifs. Faut-il rapporter cette allégorie à quelque passage traditionnel des anciens Mystères où les malheureux auraient supplié le diable doit leur venir en aide ? On ne trouve aucune trace de ce genre de scène dans les spectacles en question. Peut-on penser aux sorcières poussées par la misère à invoquer le diable ? Rien ne permet de l’affirmer ; Mais surtout une telle interprétation ne tient pas compte du sens d’efforts continuels et mal rémunérés ; et surtout la damnation qu’elle suppose s’accorda mal avec l’idée de travail honnête que contient l’expression.
Par contre, retenir par la queue un animal qui tente de s’échapper, un veau ou un cochon par exemple, est l’image même d’une agitation et d’un effort un peu désespéré, au résultat précaire. En général tenir un animal par la queue est le plus mauvais moyen de le maîtriser, le plus malcommode, celui qui donne le plus de peine et qui en outre présente toujours le danger de se faire « conchier ». « Il n’est mie loin du cul qui a la queue le tient », dit un proverbe antérieur au XVè siècle – sans que l’on sache du reste de que la bête il s’agit. C’est l’inverse de la manière facile de s’emparer d’un bestiau qu’époque cet autre vieux proverbe : « Dieu donne le boeuf, mais ce n’est pas par la corne », c’es t à dire il faut se donner du mal pour le mettre dans son étable ; Cela dit pourquoi essayer de retenir le diable. Faute de solution je hasarderai une hypothèse personnelle.
Autant que l’on puisse en juger, l’expression semble signifier dès le départ que malgré le travail on manque d’agent pour vivre. « Faut-il toujours labourer et tirer le diable par la queue ? » dit Mme de Sévigné. Or depuis des temps fort lointains on disait d’une bourse vide qu’elle contenait le diable ; cela à cause de la croix que portaient au revers les anciennes pièces de monnaie. Cette croix était le symbole de l’argent, comme l’indique Villon dans sa Requeste à Monseigneur de Bourbon :
Francoys Villon, que Travial a dompté
A coups orbes, par force de bature,
Vous suplie par ceste humble escripture
Que lui faciez quelque gracieux prest.
…
Argent ne pens a gippon n’a sainture
Beau sire Dieux ! je m’esbaïs que c’est
Que devant moy croix ne se comparoist
Si non de bois ou pierre, que ne mente
Mais s’une fois la vraye m’apparoist,
Vous n’y perdrez seulement que l’attente.
La « Vraie croix » est ici celle des louis et pistoles. C’est la seule image qui puisse chasser le diable, lequel, par contre, peut loger à son aise dans une bourse complètement vide d’écus.
Un homme qui n’avait ni crédit, ni ressource,
Et logeant le diable en sa bourse,
C’est-à-dire n’y logeant rien.
S’imagina qu’il ferait bien
De se pendre…
raconte La Fontaine (Fable IX,16). Au XVIè siècle Mellin de Saint Gelais, le poète de François 1er met en scène le vieux dicton, lorsqu’un charlatan ayant fait le pari de montrer le diable à l’assistance exhibe soudain une bourse vide avec ce commentaire :
Et c’est, dit-il, le diable, oyez-vous bien ?
Ouvrir sa bourse et ne voir rien dedans.
Il est intéressant de noter que l’idée de cette veille facétie a traversé les siècles dans la bouche des impécunieux. On la retrouve intacte après 1900 chez un vieux carrier du Gâtinais cité par son fils : « Mon père il disait : « Le Bon Dieu, c’est quand mon porte-monnaie il est plein, quand il est vide, c’est le diable ».
Les anciennes bourses étaient fermées par un lacet, le fameux « cordon de la bourse », que l’on serre ou desserre selon les besoins, et qui sert à la suspendre à la ceinture ou à la porter à la main. Ce cordon serait-il la queue du diable quand la bourse est vide ?… Tirer le diable par la queue, une image désargentée associée à l’idée de lutte avec un animal saisi par cette extrémité ?… La proposition est engageante. Est-elle vraie ?… Mystère !
Extrait de La Puce à l’Oreille de Claude Dunetton
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