FAIRE UNE PANNE
Posté par francesca7 le 12 septembre 2015
Voilà un terme qui dans le métier de comédien brûle d’actualité, un jargon technique en plein apogée. La panne, c’est le petit rôle, celui que personne ne voit, au théâtre ou au cinéma, l’éternel « Madame est servie » du Boulevard classique, la réplique unique, le personnage d’appoint, qui n’a pas de nom à lui, qui est juste indiqué sur les textes par « un valet », ou « un passant », ou « une cliente », ou « la dame au chien ».
La panne est juste au-dessus de la figuration muette, le type qui corise le héros dans le film et qui lui donne l’heure, ou lui indique « Trois rues à droite, vous pouvez pas vous tromper », avec un geste du bras dans la direction. On lui répond « Merci » et il sort du champ.
Mais tout cela est répété et donne lieu à une prise de vues spéciale ; Pendant une heure oud eux, le temps qu’on règle la technique, qu’on le maquille, pendant qu’l reprend avec plus de voix, moins, un geste plus ample, ou plus décidé, le bonhomme se sent acteur. Tout à coup le monde s’intéresse à lui, la maquilleuse, le metteur en scène s’inquiète à son sujet. L’autre, le comédien en vogue lui adresse un regard…
L’assistant du cameraman vient lui coller son posomètre sous le nez d’un œil vigilant, puis crie « C’est bon » à son camarade qui derrière l’œilleton lui demande soudain de se pousser d’un demi-pas, pour le cadrage… Il se sent important, il fait son métier, il commence à croire à l’avenir. Le clapman crie : « L’amour vient des nuages, huit première… » Il se donne du mal, il est très attentif à bien articuler sa phrase, à la sortir au moment précis, comme s’il l’inventait toute chaude ; C’est difficile de but en blanc, en si peu de temps, de lui donner toute la richesse, la justesse, le naturel et la profondeur qu’il faudrait… Il demande après au metteur en scène si ça allait. « Parfait » dit l’autre, qui de toute façon coupera tout ça au montage, ne laissant qu’un éclair, qu’une éclipse, un bout d’aperçu « Magnifique »…
Mais on paye la journée entière, c’est bien le moins avec toute l’attente, convoqué le matin pour passer en définitive juste avant que le soleil se couche. Quelquefois on paye deux jours, il peut y avoir un raccord. Pour le loyer c’est bien important, pour la note du gaz.
Petit rôle de débutant ? Pas toujours, ç a fait des fois trente ans qu’ils débutent comme ça, d’un plateau sur l’autre, de trottoir en rue, d’une loge à cinq à une loge à douze. Elles ont parfois des cheveux blancs les pannes, et des poches aux yeux, à force d’avoir vu si souvent les premiers rôles s’évanouir….
Panne au XIXè siècle a signifié misère – par extension semble-t-il du sens « arrêt d’activité ». Ah ma pauvre fille i la donc de la panne dans Zola. Il s’est forgé un adjectif : « Panné – terme populaire : Misérable. Il est bien panné, il a un air panné ». (Littré). C’est bien le sort de ceux qui ont de temps en temps un « rôle ingrat ou de peu d’importance » (Esnault – Le Bloch et Warthurg dit superbement : « Panne, de l’argot des théâtres, est une spécialisation de « misère »
Pui, les mots eux aussi se spécialisent.
Extrait de La Puce à l’Oreille de Claude Dunetton
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