QUAND LEO FAIT SON SHOW
Posté par francesca7 le 23 juin 2015
Le roi Léo est mort. Pas celui des odeurs mélangées de moules marinières et d’encens, mais le râleur cinglant à l’immense mauvais goût, à la provocation d’enfant, aux braises douloureuses des mots.
Léo Ferré est parti, et sans doute avec lui bien de nos rages, de nos violences et ennuis de n’avoir été que nous-mêmes.
Faux prophète de l’âge d’or, Léo à la fois dans l’attente et dans l’oubli, un pied dans l’art, l’autre dans la survie financière, mais toujours cœur fidèle, Léo aura enfin rejoint Pépé son chimpanzé, son âme sœur, un jour anonyme de 14 juillet, quelque part en Toscane, au milieu des fanfares des imbéciles.
Insomniaque dans un monde qui ronfle, Léo Ferré a veillé très tard pour nous laisser avec la gueule de bois de la lucidité face aux temps modernes, toujours plus toc, toujours plus informes.
Qui donc va réinventer le monde après lui ?
Le temps du plastique nous ronge. Pourtant, quand la bêtise pesait de tout son poids, lourd et bas comme un couvercle, venant de la face lugubre du monde, certains se passaient des textes de Léo, presque clandestinement comme des mots de passe, pour résister à la connerie du monde.
Étranger à la vie sociale, il faisait claquer des mots sur des musiques parfois emphatiques, le plus souvent prenantes car venues du fond des boîtes à musiques du temps et de l’enfance. Parfois son complexe de chef d’orchestre manqué lui a donné certes l’invective sonore, mais aussi des robinets d’eau tiède de violons et de violonades.
Mais sa joie d’enfant devant un orchestre symphonique l’absoudra de tout, et j’attends encore Ivry Gitlis venir tendrement le surprendre, même là où il est maintenant, et ce beau sourire embué de larmes devant la seule valeur qui comptait pour lui : l’amitié fervente.
Il a su faire la courte échelle à Apollinaire, Baudelaire, Rimbaud, Aragon, qu’il fît descendre dans la rue, lui « le provocateur des gens à l’intelligence ». Mai 1968 lui aura apporté un public, une éternelle jeunesse, après qu’il a longtemps vécu caché derrière les portes des cabarets et des écluses de la Seine.
Voulant desserrer les mains de l’oppression, Léo Ferré gueulé à tort et à travers, Léo le hurle tout, Léo le « hurlevent ». Et, dans le flot parfois torrentiel de ses textes fleuves, il y a tant de saisissements superbes, de slogans lumineux, de mots consolateurs, de hennissements de « chansons des nuits quand y’en a marre» que nous n’avons plus faim malgré nos jours maigres.
Le vieux lion à la crinière d’argent, sans Dieu ni maître si ce ne sont ses amis, laisse une ombre immense et revigorante. Sans doute a-t-il rejoint l’eau « cette glace non posée, cette procédure mouillée ». L’eau de-là car ses fleuves de mots font les paradis fluides et toujours en crue.
Certains sont appuyés sur le ciel et ils ne le voient pas.
D’autres sont porteurs de feu, nous consument et se consument. Ils voient et l’enfer et les hommes.
Léo Ferré est le magma du monde. Volcan à la lave des mots rouges et noirs, il ne se sera jamais endormi. Il nous fait toujours chaud aux os et à l’âme. Il nous fertilise encore. Sur lui poussent les blés de nos paroles.
Il reste le grand actuel et, si parfois nous nous laissons aller à nous mettre à genoux devant la vie qui va, il ose gronder en nous.
Léo Ferré est notre grand actuel.
un seul texte, mais superbe de Léo Ferré
FLB
L’eau cette glace non posée
Cet immeuble cette mouvance
Cette procédure mouillée
Nous fait prisonnier sa cadence
Nous dit de rester dans le clan
A mâchonner les reverdures
sous les neiges de ce printemps
A faire au froid bonne mesure
Cette matière nous parlant
Ce silence troué de formes
Et ces marins nous appelant
Nos pas que le sable déforme
Cette cruelle exhalaison
Qui monte des nuits de l’enfance
Quand on respire à reculons
Une goulée de souvenance
Vers le vertige des suspects
Sous la question qui les hasarde
Vers le monde des muselés
De la bouche et des mains cafardes
Nous prierons Dieu quand Dieu priera
Et nous coucherons sa compagne
Sur nos grabats d’où chantera
La chanterelle de nos pagnes
Mais Dieu ne fait pas le détail
Il ne prête qu’à ses lumières
Au renouvellement du bail
Nous lui parlerons de son père
Du fils de l’homme et du destin
Quand nous descendrons sur la grève
Et que dans la mer de satin
Luiront les lèvres de nos rêves
Nous irons sonner la Raison
A la colle de prétentaine
Réveille-toi pour la saison
C’est la Folie qui se ramène
A bientôt Raison à bientôt
Ici quelquefois tu nous manques
Si tu armais tous nos bateaux
Nous serions ta Folie de planque
On danse ce soir sur le quai
Une rumba pas très cubaine
Ça n’est plus Messieurs les Anglais
Qui tirent leurs coups Capitaine !
On a Jésus dans nos cirés
Son tabernacle sous nos châles
Pour quand s’en viendront se mouiller
Vos torpilleurs sous nos bengales
Et ces maisons gantées de vent
Avec leur fichu de tempête
Quand la vague leur ressemblant
Met du champagne sur nos têtes
Ces toits leurs tuiles et nous et toi
Cette raison de nous survivre
Entends le bruit qui vient d’en bas
C’est la mer qui ferme son livre…
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