UNE VIE DE BATON DE CHAISE
Posté par francesca7 le 2 juin 2015
Ce bâton qui mène une vie si agitée n’est pas comme on le dit aujourd’hui un « barreau de chaise ». En effet, il faut comprendre « chaise », non pas comme le meuble familier, mais comme l’ancêtre du taxi, la chaise à porteurs. Les bâtons étaient les deux barres de bois qui servaient, en plus des sangles, à transporter la chaise ambulante.
Au printemps 1643, Scarron se rendait en chaise à la célère foire Saint Germain, installée avec ses marchands, des bateleurs, ses jongleurs, ses tire-laine, sur un vaste terrain situé entre la vue du Four et l’église Saint Sulpice à Paris.
Sangle au dos, baston à la main,
Porte-chaise, que l’on s’ajuste :
C’est pour la Foire Saint Germain.
Prenez garde à marcher bien juste ;
N’oubliez rien, montrez-moy tout ;
Je la veux voir de bout en bout.
Mais la foule, à pied, à cheval et en carrosse, y est particulièrement dense et la circulation, déjà difficile :
Ces cochers ont beau se haster,
Ils ont beau crier « Gare ! Gare : »
Ils sont contraints de s’arrester ;
Dans la presse rien ne démarre.
Las des embouteillages l’auteur donne ses instructions, essaie de trouver des ruses :
Porteurs, laissez un peu passer
Ce carosse, qu’il ne vous roue
Et puis, pour macher seurement,
Appliquez-vous soudainement
A son damasquiné derrière :
Moins de monde vous posusera ;
Le chemin il vous frayera ;
Mais s’il reculoit en arriere,
De peur de brizer nostre biere
Faites de même qu’il fera.
Il n’est pas étonnant de voir ainsi Scarron conseiller ses porteurs, ils devaient manquer d’expérience. En effet, en 1643, les chaises étaient des nouveautés, au moins les chaises couvertes, dernier cri d’une mode naissante. C’est seulement quatre ans plus tôt en 1639 que le marquis de Montbrun en avait rapporté l’idée d’Angleterre, et que des lettres patentes lui accordaient le privilège d’exploiter cette innovation.
« Un petit traité de la vie élégante, Les Lois de la galanterie, publié une première fois en 1644, conseille aux élégants qui ne veulent pas entrer chez les dames en bottes ou souliers crottés et qui ne disposent pas d’un carrosse, « de se faire porter en chaine, dernière nouvelle commodité si utile qu’ayant été enfermé là-dedans, sans se gâter le long des chemins, l’on peut dire que l’on en sort aussi propre que si l’on sortait de la boîte d’un enchanteur ».
C’est dire si Scarron, « pauvre cul-de-jatte » il est vrai, était à la pointe du progrès. Seize ans plus tard, en 1659, les chaises à porteurs étaient en vogue. Elles étaient numérotées, stationnaient en des lieux fixes, et « leur prix était d’un écu par demi-journée ». Molière en fait arriver une sur la scène dans Les Précieuses ridicules, et devant le refus de Mascarille de payer sa course, giflant même un des porteurs, l’autre, « plus énergique, saisit un des bâtons de la chaise et sa mimique est assez expressive pour contraindre Mascarille à s’acquitter de son dût et même à ajoute rune indemnité pour le soufflet ».
Ces bâtons de chaise, ôtées, remis, pliant sous la charge et servant à l’occasion d’armes offensives et défensives avaient en effet une existence tourmentée. Et les porteurs donc !
Extrait de La Puce à l’Oreille de Claude Dunetton
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