DE LA PEUR NATURELLE A LA PEUR CONSTRUITE
Posté par francesca7 le 23 mars 2015
Intemporel, le sentiment de la peur revêt naturellement des formes très diverses au fil de l’histoire.
Mais l’essentiel est ailleurs : dans la place que tient la peur dans les esprits, dans le rôle qu’elle joue parfois au cours de notre histoire - qu’on songe par exemple à la Grande Peur de 1789 -, et plus encore peut-être dans les réponses à la peur qu’apporte la culture.
Peurs « naturelles », peurs construites.
• Mort inéluctable, famine, peste, guerre, loups, voleurs, pollution, cancer, sida, fin du monde, subversion sociale,chômage : le catalogue de nos peurs à travers l’histoire serait illimité, et recouvrirait tout simplement l’ensemble des dimensions de la vie individuelle et collective que nous ne contrôlons pas. Certaines peurs ont une existence historique précise, car liées à des réalités conjoncturelles, comme la famine, alors que d’autres, associées en particulier à la mort et à ses diverses formes, traversent les siècles.
Mais il faut surtout remarquer que la culture construit des peurs, dans le souci de donner aux angoisses de chacun un visage concret, tel que l’image du démon, et dans la quête passionnée des signes annonciateurs d’une catastrophe prochaine : l’éclipse, la comète, voire - plus près de nous - le trou dans la couche d’ozone, les revenants, le récit de la fin du monde ou du Jugement dernier, sont bien des peurs intellectuellement élaborées, et donc nées d’une diffusion. La prédication, celle des ordres mendiants en particulier, pendant une grande partie du Moyen Âge et jusqu’auXVIe siècle, puis, sous des formes renouvelées, l’enseignement dispensé par l’ensemble du clergé de la Réforme catholique, au XVIIe siècle, ont conduit à ce que Jean Delumeau a justement appelé une « pastorale de la peur ». La diffusion du thème de l’Apocalypse et sa mise en images sous de multiples formes, celle de la danse macabre, qui culmine au XVe siècle, expriment, entretiennent et, peut-être, canalisent cette peur. Ce triple rôle témoigne de l’ambiguïté du discours sur la peur, qui aboutit souvent à désigner des boucs émissaires : juifs, sorciers et, plus largement, tous ceux que leur différence désigne à la vindicte publique - étrangers par la religion, la langue ou la couleur de peau.
Analyser la place de la peur dans la société.
• La difficulté est de mesurer la place de ces peurs dans la société. L’analyse la plus courante est celle d’une « omniprésence » (Jean Delumeau), d’une « peur de tous les instants » (Robert Fossier), au moins jusqu’au XVIIIe siècle, ce qui implique que la société française, peut-être grâce aux idées rationalistes, se serait arrachée à l’emprise de la peur à partir du siècle des Lumières. Cette vision de nos ancêtres du Moyen Âge et des Temps modernes écrasés par la peur doit être remise en cause aujourd’hui. En effet, il est sans doute plus fécond de proposer une analyse en termes d’équilibre entre l’intensité des peurs et la qualité des réponses ou des prises en charge offertes par la société. Cet équilibre est parfois rompu en faveur de la peur : tel est sans doute le cas aux alentours de l’an mil, et peut-être au XVIe siècle, au moment de la grande division du christianisme entre catholiques et protestants qui contraint la plupart des fidèles à choisir entre deux voies dont une seule mène au salut. Mais la société parvient remarquablement et assez rapidement, lors de chaque moment de tension, à construire les réponses susceptibles d’apaiser en partie ces montées de la peur. On peut considérer comme telles la vague de miracles des XIe et XIIe siècles - nous en possédons près de cinq mille récits ! -, puis l’invention du Purgatoire, rassurante voie médiane entre le terrible Enfer et l’inaccessible Paradis. De même, l’intense exaltation de la charité et la profondeur du courant dévot dans la première moitié du XVIIe siècle permettent-elles très probablement de « rassurer et protéger » (Jean Delumeau) une partie au moins des Français.
La nécessité d’une histoire sociale de la peur.
• La référence à une partie des Français est essentielle : l’histoire sociale de la peur reste en effet largement à écrire, alors qu’elle détermine pour une grande part la nature des réponses à la peur, différente d’un milieu social et culturel à l’autre. Aucune des peurs évoquées ici n’est également partagée : même la plus élémentaire, la peur de la mort, n’échappe pas à cette différenciation sociale, puisque l’égalité en matière de santé n’est pas assurée, de nos jours encore, malgré les progrès du dernier demi-siècle.
L’émotivité des foules, souvent mentionnée, ne se traduit pas non plus aveuglément ; ses victimes sont « choisies ». Ainsi, en 1524, l’avocat au parlement de Paris Nicolas Versoris décrit une France accablée de calamités : guerre, famine, pestilence, grandes eaux, tremblements de terre, « séditions intestines », « dangereuse doctrine de Luther », gelées et, bien sûr, invasion par les troupes de Charles Quint. C’est dans ce contexte propice à une explosion de peur qu’un grand incendie survenu à Troyes crée une véritable psychose collective à Paris, mais les victimes en sont les « mauvais garçons », dont plusieurs sont exécutés après un jugement sommaire, et les étrangers, en théorie expulsés.
De même, dans la seconde quinzaine de juillet 1789, la formidable espérance et la longue attente de Français qui ont rédigé leurs doléances depuis plusieurs mois permettent l’éclosion, à partir de simples rumeurs, d’une « grande peur » qui conduit notamment au pillage de châteaux et à la destruction des titres justifiant les droits seigneuriaux. L’importance des conséquences de cet épisode - la nuit du 4 Août et l’abolition des privilèges - n’en font pas cependant un cas exceptionnel.
La peur conduit à amplifier, à accélérer et parfois à déclencher l’expression de sentiments collectifs qui relèvent de la culture mais aussi des rapports sociaux ordinaires : la répression de la Commune de Paris en 1871 ou, dans une forme évidemment très différente, la manifestation de soutien au pouvoir à la fin de mai 1968 en sont de célèbres exemples.
Les réponses à la peur.
• Ces diverses manifestations spectaculaires révèlent aussi qu’aux moments particulièrement tendus l’équilibre se rompt brutalement entre les peurs et des réponses ordinaires devenues insuffisantes. La plus remarquable de ces réponses et la plus durablement efficace, puisqu’elle couvre environ un millénaire, est celle qu’élabore peu à peu l’Église catholique. Elle encadre et légitime un rapport de nature magique entre l’individu, quelquefois la collectivité, et un intercesseur capable d’apaiser la peur, en général un saint : l’échange, appuyé par un rituel précis de gestes et de prières, se place au cœur de ce qu’on appelle parfois, non sans raison, une « religion populaire », celle du quotidien et du miracle toujours espéré. C’est ce type de relation qui a permis une évolution très progressive vers la laïcisation des réponses à la peur : le médecin s’insère peu à peu, à partir duXVIIe siècle, dans un ensemble où il n’est d’abord qu’associé aux saints et aux sorciers dont il complète les interventions. L’effacement de la réponse religieuse traditionnelle explique sans doute aussi l’essor récent de phénomènes irrationnels comme le recours aux diverses formes de voyance, de même que l’espoir suscité par la Loterie nationale puis ses différents succédanés a largement concurrencé la croyance au miracle
Parallèlement, un dispositif intellectuel beaucoup plus élaboré se construit, qui inscrit ces pratiques élémentaires dans une vision d’ensemble du destin de l’homme. L’espoir en un Au-delà de mieux en mieux défini, la relativisation d’une vie terrestre considérée comme le simple passage dans une « vallée de larmes » donne au fidèle une espérance à la mesure de sa peur. La patiente pédagogie de la culpabilité de l’homme, née du péché originel, vient justifier cette conception du monde. Elle culmine, chez les catholiques, avec le recours à la confession, qui s’impose à partir du XVIIe siècle seulement, une partie des catholiques et les protestants plaçant plus largement leurs espoirs dans la justice et parfois la bonté divines. Cette explication cohérente et raisonnable de la condition humaine, à peu près achevée au XVIe siècle, au moment des Réformes catholique et protestante, est diffusée de plus en plus efficacement à la masse des fidèles. Elle se situe sur le même plan que l’autre réponse intellectuelle, fondée sur la raison et la science, affirmée pour l’essentiel à partir du XVIIIe siècle et répandue ensuite, en particulier par le biais du système scolaire. Le parallèle, peut-être choquant, explique cependant qu’une partie des Français d’aujourd’hui puissent recourir en même temps à l’une et à l’autre de ces réponses à nos peurs. La vogue de systèmes spirituels souvent totalement irrationnels, exprimée par le phénomène sectaire, rappelle toutefois qu’à ce niveau aussi les réponses sont le fruit d’une construction toujours difficile et sans cesse renouvelée.
De l’antijudaïsme au « règne de la Raison et de la Science », des incendiaires parisiens de 1524 à la xénophobie, de la croyance au miracle à l’abandon à Dieu, le risque est grand de faire de la peur une sorte de moteur des sociétés, alors qu’elle en exprime simplement les réalités. Il est cependant probable que la qualité des réponses à la peur permet d’apprécier le niveau des civilisations et, à l’échelle de l’individu, la qualité d’une culture.
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