La relative discrétion du moment de la mort - qui, naturellement, n’exclut pas l’expression de la douleur - tient à l’importance accordée à l’essentiel, le sort de l’âme, après le séjour dans le monde mortel, qui est perçu comme la conséquence du péché originel. L’Au-delà est partagé, depuis le haut Moyen Âge au moins, entre deux espaces, le Paradis et l’Enfer. Mais un tel partage rend mal compte de la croyance - très répandue - aux revenants et, surtout, laisse planer une immense imprécision quant au sort réservé au commun des mortels - pas assez mauvais pour gémir en Enfer ni assez bon pour espérer le Paradis.
C’est probablement vers 1170 ou 1180, et dans le milieu des théologiens parisiens, que s’opère un glissement essentiel de l’idée de punition des péchés par le feu - le feu purgatoire - vers celle d’un lieu réservé, le Purgatoire. Presque aussitôt, vers 1200, apparaît un récit fort bien construit, le Purgatoire de saint Patrice, qui donne corps à la croyance et en propose une localisation précise : l’Irlande. L’invention de ce troisième lieu dote d’une remarquable efficacité la gestion ecclésiastique de l’Au-delà : elle sollicite la prière pour les âmes ; elle permet de proposer aux fidèles des « remises de peine » - les indulgences -, dont la vente finance les chantiers de construction ecclésiastiques ; enfin, le Purgatoire légitime l’espérance du salut en instaurant une sorte d’Enfer à temps, au lieu de la seule perpétuité.
Cette invention permet aussi d’insérer les revenants dans les pratiques admises, en en faisant des âmes du Purgatoire, que l’on peut « rencontrer ». C’est à cette époque que se développent les récits d’apparitions de revenants, le premier récit laïc connu datant du tout début du XIVe siècle, quand le sire de Joinville raconte très naturellement son entretien avec son maître, Saint Louis, qui lui est apparu.
Reste que le succès du Purgatoire est extrêmement lent à s’affirmer. Cette lenteur est compréhensible si l’on mesure l’ampleur et l’abstraction d’un changement qui touche un domaine essentiel de la culture. L’un des plus beaux récits ecclésiastiques de revenants, l’histoire du jeune Guillaume de Beaucaire, datée de 1211, raconte très opportunément la lutte entre le bon ange et le mauvais ange pour s’emparer de l’âme du défunt. Il évoque déjà le Purgatoire, mais hésite encore entre cinq lieux, l’Enfer et le Paradis étant pourvus chacun d’une sorte d’antichambre ! Aucun testament ne fait allusion à des prières pour les âmes du Purgatoire avant 1300, et, si dans le Midi la croyance en l’existence de ce lieu d’expiation se répand relativement facilement, d’autres régions, telle la Bretagne, ne s’y adaptent guère avant leXVIIe siècle.
De fait, l’écart reste important entre les théologiens parisiens et les pratiques populaires : le récit de la descente du Christ aux limbes - l’entrée de l’Enfer - autorise, par exemple, une confusion avec l’idée d’un rachat possible pour les damnés. De même, le culte de saint Michel exprime sans doute l’attente d’un destin réglé, au lendemain de la mort, grâce à la pesée des âmes pratiquée par l’archange, et qui est censée déterminer leur envoi au Paradis ou en Enfer. La géographie de l’Au-delà, de même, conserve des paysages populaires. Certe, la description du Paradis demeure assez floue, mais celle de l’Enfer associe couramment les images classiques du feu dévorant, des démons torturant et déchirant les damnés, à celles d’un univers glacé et humide tiré des récits irlandais ; on relève même, au moins jusqu’au XVIIe siècle, des visions beaucoup plus concrètes où, sous l’influence de la prédication populiste des moines mendiants, se retrouvent les divers responsables des malheurs populaires, tels que les seigneurs rapaces et les mauvais juges.
Les nuances, la lenteur de l’évolution et les quelques incertitudes ne doivent pas masquer le succès de cette nouvelle géographie de l’Au-delà, que la Réforme calviniste ne parvient pas à ébranler au XVIe siècle. On peut même penser qu’après la correction des abus les plus criants le rejet du Purgatoire et des indulgences par le calvinisme a joué un rôle dans la marginalisation de la Réforme : en effet, celle-ci rompt brutalement avec des pratiques bien établies, et ne leur substitue qu’une réponse trop intellectuelle en termes de prédestination. La richesse de la géographie de l’Au-delà permet désormais une souplesse telle que toutes les issues possibles y sont prévues ; elle légitime les prières, messes et dons, et étaie les prédications les plus optimistes comme les plus menaçantes.
La « crispation » sur la mort
Cet enrichissement des possibilités de discours est d’autant plus important qu’à partir du XIVe siècle la société et l’Église subissent de véritables traumatismes démographiques. La terrible peste noire de 1347-1348 inaugure une emprise endémique de la maladie qui ne prendra fin que vers 1640, avec un dernier regain spectaculaire à Marseille en 1720. La guerre de Cent Ans ouvre, quant à elle, un cycle de conflits qui se déroulent sur une grande partie du territoire de la France actuelle jusqu’au milieu du XVIIe siècle, avec les temps forts des guerres de Religion et de la guerre de Trente Ans. Les famines sévissent à intervalles réguliers, jusqu’à la terrible crise de 1693-1694, et leur hantise est encore nourrie au XVIIIe siècle par des alertes parfois sévères (en 1709, par exemple). Ces calamités contribuent évidemment à entretenir un taux de mortalité très élevé, mais qui doit être rapporté à l’aune d’un taux de natalité lui aussi élevé, si bien qu’il n’exclut pas des phases de croissance démographique. Plus que le taux de mortalité, ce qui frappe, c’est la soudaineté et la brutalité des ravages, généralement perçus comme des châtiments divins, qui rendent le public plus réceptif aux prédications religieuses.
Du XVe au XVIIe siècle, la mort occupe dans la culture une place sans égale qui, malgré l’importance du discours ecclésiastique, indique un déplacement des préoccupations de l’Au-delà vers le terme de la vie ici-bas. C’est alors qu’est diffusé le Dies irae, composé aux alentours de 1300 et porteur d’un message sans ambiguïté : « Souviens-toi, homme, que tu n’es que poussière, et qu’à la poussière tu retourneras. » À partir du milieu duXVe siècle se répand l’ars moriendi, l’« art » de bien mourir, qui confronte le lecteur aux perspectives concrètes de sa propre mort. Le message, abondamment reproduit grâce à l’essor de l’imprimerie, est rendu plus transparent encore avec sa transformation, dès 1490, en « art de mourir et de bien vivre », c’est-à-dire de vivre en se préparant à la mort, en se protégeant des tentations par la pensée de la mort. C’est au XVe siècle également que se propage le thème littéraire et plastique de la danse macabre, accouplement de chaque groupe social avec la mort, dans une danse fantastique qui égalise toutes les conditions et rappelle la vanité des choses d’ici-bas. Gravures sur bois, représentations scéniques et fresques murales - dont la plus célèbre est celle qui couvrait la galerie du cimetière des Innocents -, donnent à ce thème une résonance hallucinée. L’obsession de la mort trouve sans doute son expression littéraire la plus achevée chez François Villon, dont la Ballade des pendus témoigne d’un mélange de répulsion et de fascination devant les souffrances de l’agonie et la décomposition des corps.
Un moment estompée par le relatif optimisme des intellectuels de la Renaissance, cette sensibilité revient en force durant ce qu’il est convenu d’appeler la « période baroque ». À la fin duXVIe siècle et dans la première moitié du XVIIefleurissent une poésie qui joue souvent de manière très sombre avec la mort, et une peinture dont le thème - les vanités - renvoie au caractère éphémère et trompeur de la vie terrestre, de ses gloires et de ses plaisirs. La mort est également au centre d’œuvres auxquelles l’éloquence devait donner plus de force encore : en témoignent lesOraisons funèbres que Jacques-Bénigne Bossuet prononce à Paris dans les années 1660-1670, dans un environnement de pompes funèbres sans doute jamais dépassées. Et c’est encore sur la mort, figurée par un crâne, que médite, dans des toiles peintes sans doute par centaines au XVIIe siècle, la Madeleine pénitente.
Ces formes d’expression ne touchent, il est vrai, qu’un milieu restreint, lettré et aisé. Il est cependant permis de penser que la prédication en transpose l’esprit en direction d’un public beaucoup plus large : le missionnaire breton Michel Le Nobletz, au début du XVIIe siècle, fait méditer son auditoire sur une tête de mort. Une culture de la mort s’est également imposée : la publicité des exécutions capitales, leur nombre, l’inventivité des formes de supplices, en font des spectacles appréciés comme tels. Le cimetière est implanté au cœur des villages et des villes ; les ossements y traînent si fréquemment que les enfants et les animaux domestiques s’en emparent.
Une telle banalisation amène légitimement à s’interroger sur le sens réel et sur la véritable audience du discours ecclésiastique, qualifié de « terroriste », à juste titre, par l’historien François Lebrun. Même dans une région comme la Bretagne, où ce discours rejoint largement les préoccupations des fidèles et rencontre donc une grande adhésion, les habitants n’en persistent pas moins à attribuer à la personnification de la mort, l’Ankou, un rôle parfois plaisant, et même à en faire un gai compagnon. De même, les trépassés continuent en un sens à faire partie de l’horizon des préoccupations quotidiennes et à n’être considérés que comme une ultime classe d’âge : un manuscrit flamand du XVe siècle les montre alors qu’ils assistent un vivant - qui prie régulièrement pour eux, il est vrai -, et, au XVIIe siècle, les religieux qui gardent le sanctuaire de Sainte-Anne-d’Auray enregistrent avec un parfait naturel les récits attribuant à l’apparition d’un proche trépassé la décision de partir en pèlerinage. De telles observations suffisent à relativiser la représentation traditionnelle d’un peuple de fidèles terrorisés : même dramatisée, la mort n’est qu’une réalité de la vie parmi d’autres, et l’Église catholique elle-même commence d’ailleurs à diffuser largement, à partir du XVIIe siècle, la conception beaucoup plus optimiste de la belle mort chrétienne.
La mort paisible, des Lumières à nos jours
Tout en continuant à prêcher sur la mort pour le commun des fidèles, l’Église catholique offre une perspective plus sereine. L’abandon entre les mains de Dieu et la confiance en sa grâce apportent à des esprits d’« élite » un apaisement dont rend compte remarquablement l’ex-voto que Philippe de Champaigne peint en 1662 après la guérison « miraculeuse » de sa fille, religieuse à Port-Royal. La musique commence également à proposer une vision très apaisée de la mort, à l’exemple duRequiem presque joyeux que Jean Gilles compose vers 1700, et dont le succès ne se démentira pas tout au long du XVIIIe siècle. Pour les fidèles simplement pieux, l’idéal de la belle mort chrétienne présente un modèle relativement accessible, fondé sur la confession, la communion, la présence du prêtre lors des derniers instants, ainsi que le testament avec ses demandes de messes et ses legs pieux et charitables.
S’il prépare la voie à une conception plus paisible de la mort, ce modèle doit affronter la profonde évolution « matérielle » de la mort à partir duXVIIIe siècle, une « révolution démographique » liée à la disparition des grandes calamités. Les progrès qu’accomplissent les médecins des Lumières compensent, au moins dans les milieux aisés, les ravages causés par des épidémies telles que la dysenterie et la petite vérole, qui, désormais, touchent surtout les pauvres. Plus encore, ces progrès donnent la primauté au remède laïc, la médecine, sur le remède religieux, la prière. L’interdiction de toute sépulture dans les églises, le début de l’implantation des cimetières hors des villes, contribuent également, à la fin du siècle, à amorcer la dissociation entre la mort et la religion, que vient consacrer l’enregistrement des décès par l’officier d’état civil à partir de 1792.
Simultanément, les Lumières proposent une nouvelle conception de la mort, paisible, semblable à un long sommeil. C’est la philosophie qui inspire le décret que Joseph Fouché prend à Nevers en septembre 1793, faisant inscrire sur la porte du cimetière : « La mort est un sommeil éternel ». C’est le sens de la Marche funèbre que Giovanni Paisiello compose en 1797 à l’occasion de la mort du général Hoche et dans laquelle on peut déceler l’amorce de la mort romantique, bientôt larmoyante. C’est aussi le sens de l’introduction de la guillotine, qui témoigne du souci de dispenser une mort aussi douce que possible, à défaut d’avoir aboli la peine de mort : le débat sur ce thème, en 1791, constitue l’un des premiers affrontements nets, dans l’histoire de la France, entre une « droite », représentée par l’abbé Maury, et une « gauche », abolitionniste, dont Robespierre est l’une des principales figures. C’est également pendant la Révolution que se crée le culte des héros, une version laïque de la présence des trépassés dans la vie et de l’inspiration par l’ange gardien : il est donc significatif de relever le succès, officiel autant que populaire, de cultes comme celui de Marat, ou de très jeunes gens comme Bara et Viala, célébrés dans le Chant du départ.
La laïcisation est si profonde qu’elle résiste aussi bien aux guerres meurtrières de l’Empire qu’aux volontés de retour en arrière des souverains d’après 1815, et même au zèle conquérant de l’Église catholique triomphante du XIXe siècle. Encore faut-il en souligner l’inévitable lenteur : à la fin du XIXe siècle se déroulent toujours des cérémonies héritées du XVIIe siècle, telle la translation des ossements de l’ossuaire de Trégastel, dont le peintre Poileux Saint-Ange a laissé une description presque photographique. De même, la pompe funèbre ne disparaît des enterrements que bien après le milieu duXXe siècle. Ce ne sont pourtant là que des survivances.
L’Église catholique elle-même a pris beaucoup de recul par rapport aux excès du culte des morts. La presque langoureuse et, en tout cas, l’interminable mort de la Dame aux camélias (1848) indique déjà clairement les voies de l’avenir : l’important réside désormais, et de plus en plus, à mesure que se laïcise la société et que s’élève le niveau de vie, dans les moments qui précèdent la mort. Cette dernière se cache, peu à peu, au XXe siècle, à la maison de retraite, à l’hôpital, si bien que la médicalisation de la mort devient un enjeu de société, à la fin du siècle : à la tuberculose, longtemps mal soignée, ont succédé le cancer et le sida. C’est sur ce terrain que se situent les problèmes éthiques et sociaux, à propos du coût des traitements, de l’acharnement thérapeutique, de la mort assistée et, dans un autre registre, du suicide. Dans ce contexte, qui se double de l’apparition quantitativement importante d’un « quatrième âge », se développe le souci d’accompagnement des mourants, signe tragique de l’effacement de solidarités très anciennes.
Il n’en demeure pas moins qu’au lieu de nous préoccuper, comme au XIIIe siècle, de ce qui suit la mort, nous nous préoccupons aujourd’hui de ce qui la précède. La place sans cesse croissante des rites de la Toussaint, la générosité avec laquelle nous entretenons le culte des héros - monuments aux morts, noms de rue, « panthéonisation » -, indiquent peut-être que ce bouleversement culturel a laissé, sinon des remords, du moins quelques regrets.
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