LA VIE – LA MORT remis en cause
Posté par francesca7 le 12 novembre 2014
Reportez dans le cerveau ces associations d’idées et d’images, et vous aurez une heureuse et vive peinture des procédés que la mémoire emploie pour créer et nourrir l’imagination. Les simulacres qui nous entourent à l’état de veille nous suivent dans le repos : nous les emportons avec nous : ils sont donc en nous. Comment les percevoir quand l’œil est fermé ? Ici Lucrèce serait embarrassé, s’il ne concevait l’âme comme une partie distincte du corps, au même titre que l’oreille et la bouche ; l’âme demeure éveillée, et c’est elle qui accueille et groupe, un peu au hasard il est vrai, les images dispersées dans l’air frais de la nuit. Laissant de côté ce qu’il y a de puéril dans ce corps endormi et cette âme vigilante, conception qui donne prise aux arguments du spiritualisme banal, notons au passage une idée ingénieuse : le mouvement imaginaire de ce que nous voyons durant le sommeil est produit par une succession d’images (comme dans un très joli jouet d’enfant) : « L’une disparaît, l’autre prend sa place, si vite que l’attitude seule semble avoir changé, non l’objet (IV, 775) » .
Les animaux aussi bien que l’homme jouissent de pareils simulacres ; il n’y a que des degrés dans le monde vivant.
Souvent le fier coursier, dans l’ombre étendu, rêve,
Sue, et souffle, et s’agite, et son flanc se soulève,
Comme si la barrière à son élan cédait,
Et comme si la palme au terme l’attendait.
Les chiens, en plein sommeil, jettent soudain la patte
De çà, de là ; leur voix en cris joyeux éclate ;
Ils plissent leurs naseaux et les ouvrent à l’air,
Comme si quelque piste avait frappé leur flair
Longtemps même, au réveil, leur ardeur les entraîne
Sur les traces d’un cerf aux abois, ombre vaine
Que l’aurore dissipe en rappelant leurs sens.
Et les chiens du logis, nos gardiens caressants,
Les vois-tu secouer la somnolence ailée
Dont leur paupière agile est à peine voilée,
Sur leurs pieds en sursauts dressés, comme à l’aspect
De quelque visiteur au visage suspect (IV, 981-998).
Chacun poursuit en songe ce qui le captivait éveillé ; l’amateur de théâtre revoit les danses et les pantomimes, le général les batailles, le chasseur le gibier rapide ; l’avocat rumine des textes de loi ; le criminel recommence son crime ; le voyageur altéré nage au milieu d’un fleuve qui ne peut apaiser sa soif ; l’amoureux croit presser l’objet qu’il aime. Et par une ironie mélancolique, rattachant l’amour au songe, le poète met son lecteur en garde contre les pièges et les folies de la passion. Dans ces vers tour à tour enflammés et amers, douloureux et sereins, libres et austères, on sent plus qu’ailleurs le fond de l’âme, le désespoir de l’homme, sous la discrétion du sage.
Des raisons assez médiocres ont décidé Lucrèce à présenter l’esprit et l’âme comme des corps aussi réels que les autres agrégats de matière. Il n’admet pas avec Démocrite, Leibniz et Schopenhauer la coexistence indivise de l’âme et du corps dans chaque élément premier. Et en ceci il voit juste ; il n’est à aucun degré panthéiste. Mais on ne saisit guère ce qui répugnait dans la belle comparaison de la lyre, si vraisemblable quand on l’applique au cerveau pensant. Quoi qu’il en soit, il ne veut pas que l’âme soit une résultante, une harmonie, le nom de la concentration cérébrale des impressions sensorielles (III, 99-105). Mais que les spiritualistes ne se dérident point. En renouvelant quelques-uns de leurs arguments, par exemple l’intégrité et la santé de l’âme durant la souffrance ou après la perte d’un membre (où n’est pas son siège), Lucrèce remarque qu’il suffit pour la dissoudre d’un soupir exhalé (III, 221).
En lui concédant une nature particulière, il la localise et la borne. Notez que la substance dont il la compose est corporelle, périssable, analogue à celle de la vie, faite d’un peu de souffle, de chaleur, d’air et d’autres atomes innomés aussi impondérables que l’éther de nos physiciens (puisque son départ ne semble pas diminuer le poids du cadavre, III, 221). Cette âme qui est un attribut de tout être animé, naît, grandit, décline et meurt avec le corps ; ses atomes se dispersent comme les autres. En tout cas, l’homme, fait de corps et d’âme, cesse d’être quand le groupe qui constitue sa personne est désagrégé.
Écoutez, spiritualistes, ceci s’adresse à vous, et jamais vous n’avez répondu. Pour qu’on supposât l’âme immortelle, il faudrait, ou bien qu’elle se souvînt d’une existence antérieure, ou bien que, spécialement créée pour chaque vivant, elle fût insinuée toute faite, complète, immuable, et cela à quel moment, (III, 777) ? Lors de la conception, sous peine d’avorter ? Idée bouffonne.
Après la naissance ? (Quatre-vingts jours pour les personnes du sexe, à ce que pensait un évêque). Au baptême ? À la première communion ? Dernier délai. Donnée plus tard, il est probable qu’elle serait peu docile à l’enseignement du catéchisme. Mais encore, pour que cette âme immortelle fût l’homme même, il faudrait qu’elle conservât après la mort les sens et la parole, sans lesquels il n’y a point d’homme ; au moins n’en connaît-on pas. Les stoïciens l’avaient compris. Ils se contentaient de mourir, renvoyant leur âme, démarquée et neutre, dans le trésor, le foyer ou l’océan des âmes. À quoi bon l’immortalité impersonnelle ? C’est le Nirvâna.
Pour Lucrèce donc, et ici nous ne faisons qu’effleurer ses divagations d’anatomie microscopique, l’âme est une partie du corps, comme la main et le pied (III, 96), matérielle bien qu’impondérable, (208-221), quintessence de vie répandue dans tout le corps (136-144), mais fixée principalement dans la poitrine, autour du cœur, naissant, croissant, vieillissant comme le reste de la structure humaine (418-446) : bref, mortelle.
Savoir que l’homme, corps et âme, est périssable, que la mort n’est rien, qu’il n’y a ni crainte ni espoir par delà le tombeau, c’est pour Lucrèce le commencement, le milieu et la fin de la sagesse, toute la philosophie ; c’est le remède efficace qu’il oppose aux ambitions démesurées, aux folles passions, enfin à ces superstitions fondées uniquement sur l’incertitude d’un grand peut-être. Loin de croire que la vue sereine de la réalité ouvre la barrière à tous les vices, il la considère comme la garantie de la vertu, de la dignité probe ; elle répand le calme dans l’homme tout entier et dissipe le trouble qui obscurcit la raison. Ces idées sont exposées, avec quelle suprême grandeur ! dans le début et la conclusion du livre III
extrait de Lucrèce- De la nature des choses (De rerum natura) Traduction (1876, 1899) A. Lefèvre (1834-1904) Éditions Les Échos du Maquis, v. : 1,0, juillet 2013
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