Esclave de son Ignorance
Posté par francesca7 le 30 octobre 2014
En 1890, l’écrivain, philosophe et historien Ernest Renan, affirmant que le suffrage universel suppose notamment « que tous sont compétents pour juger les questions gouvernementales » et refusant de reconnaître ce qu’il qualifie de « souveraineté de la déraison », fustige dans L’avenir de la science ceux qui, se refusant à éclairer le peuple, s’appliquent à le maintenir dans l’ignorance afin de s’assurer de son aveuglement pour réussir, socle du système politique actuel
S’interrogeant sur l’avenir de notre civilisation, il conjecture avec une glaçante lucidité l’accueil qui serait réservé par ses congénères au savant et laborieux chercheur qui aurait trouvé, sinon la solution définitive, du moins la solution la plus avancée du grand problème social. Il est à ses yeux incontestable que cette solution serait si compliquée qu’il y aurait au plus vingt personnes au monde capables de la comprendre. « Souhaitons-lui de la patience, s’il est obligé d’attendre, pour faire prévaloir sa découverte, l’adhésion du suffrage universel », lance sans illusion Renan. « Un empirique qui crie bien haut qu’il a trouvé la solution, qu’elle est claire comme le jour, qu’il faut avoir la mauvaise foi de gens intéressés pour s’y refuser, qui répète tous les jours dans les colonnes d’un journal de banales déclamations : celui-là, incontestablement, fera plus vite fortune que celui qui attend le succès de la science et de la raison.
« Qu’il soit donc bien reconnu que ceux qui se refusent à éclairer le peuple sont des gens qui veulent l’exploiter, et qui ont besoin de son aveuglement pour réussir. Honte à ceux qui, en parlant d’appel au peuple, savent bien qu’ils ne font appel qu’a l’imbécillité ! Honte à ceux qui fondent leurs espérances sur la stupidité, qui se réjouissent de la multitude des sots comme de la multitude de leurs partisans, et croient triompher quand, grâce a une ignorance qu’ils ont faite et qu’ils entretiennent, ils peuvent dire : Vous voyez bien que le peuple ne veut pas de vos idées modernes. S’il n’y avait plus d’imbéciles à jouer, le métier des sycophantes et des flatteurs du peuple tomberait bien vite. Les moyens immoraux de gouvernement, police machiavélique, restrictions à certaines libertés naturelles, etc., ont été jusqu’ici nécessaires et légitimes. Ils cesseront de l’être, quand l’État sera composé d’hommes intelligents et cultivés.
« La question de la réforme gouvernementale n’est donc plus politique ; elle est morale et religieuse ; le ministère de l’Instruction publique est le plus sérieux, ou, pour mieux dire, le seul sérieux des ministères. Que l’on parcoure toutes les antinomies nécessaires de la politique actuelle, on reconnaîtra, ce me semble. que la réhabilitation intellectuelle du peuple est le remède à toutes, et que les institutions les plus libérales seront les plus dangereuses, tant que durera ce qu’on a si bien appelé l’esclavage de l’ignorance. Jusque-là le gouvernement a priori sera le plus détestable des gouvernements.
« Au premier réveil du libéralisme moderne, on put croire un instant que l’absolutisme ne reposait que sur la force des gouvernements. Mais il nous a été révélé qu’il repose bien plus encore sur la sottise et l’ignorance des gouvernés, puisque nous avons vu les peuples délivrés regretter leurs chaînes et les redemander. Détruire une tyrannie n’est pas grand chose, cela s’est vu mille fois dans l’histoire. Mais s’en passer… Aux yeux de quelques-uns, cela est la plus belle apologie des gouvernants ; à mes yeux, c’est leur plus grand crime. Leur crime est de s’être rendus nécessaires, et d’avoir maintenu des hommes dans un tel avilissement qu’ils appellent d’eux-mêmes les fers et la honte. M. de Falloux s’étonne que le tiers état de 89 ait songé à venger des pères qui ne s’étaient pas trouvés offenses. Cela est vrai ; et ce qu’il y a de plus révoltant, ce qui appelait surtout la vengeance, c’est que ces pères, en effet, ne se soient pas trouvés offensés.
« Le plus grand bien de l’humanité devant être le but de tout gouvernement, il s’ensuit que l’opinion de la majorité n’a réellement droit de s’imposer que quand cette majorité représente la raison et l’opinion la plus éclairée. Quoi ! pour complaire à des masses ignorantes, vous irez porter un préjudice, peut-être irréparable, à l’humanité ? Jamais je ne reconnaîtrai la souveraineté de la déraison. Le seul souverain de droit divin, c’est la raison ; la majorité n’a de pouvoir qu’en tant qu’elle est censée représenter la raison. Dans l’état normal des choses, la majorité sera en effet le criterium le plus direct pour reconnaître le parti qui a raison. S’il y avait un meilleur moyen pour reconnaître le vrai, il faudrait y recourir et ne pas tenir compte de la majorité.
« A entendre certains politiques, qui se disent libéraux, le gouvernement n’a autre chose à faire qu’à obéir à l’opinion, sans se permettre jamais de diriger le mouvement. C’est une intolérable tyrannie, disent-ils, que le pouvoir central impose aux provinces des institutions, des hommes, des écoles, peu en harmonie avec les préjugés de ces provinces. Ils trouvent mauvais que les administrateurs et les instituteurs des provinces viennent puiser à Paris une éducation qui les rendra supérieurs à leurs administrés. C’est là un étrange scrupule ! Paris ayant une supériorité d’initiative et représentant un état plus avancé de civilisation, a bien réellement droit de s’imposer et d’entraîner vers le parfait les masses plus lourdes. Honte à ceux qui n’ont d’autre appui que l’ignorance et la sottise, et s’efforcent de les maintenir comme leurs meilleurs auxiliaires !
Ernest Renan dans les années 1870
« La question de l’éducation de l’humanité et du progrès de la civilisation prime toutes les autres. On ne fait pas tort à un enfant, en sollicitant sa nonchalance native, pour le plus grand bien de sa culture intellectuelle et morale. Longtemps encore l’humanité aura besoin qu’on lui fasse du bien malgré elle. Gouverner pour le progrès, c’est gouverner de droit divin. Le suffrage universel suppose deux choses : 1° que tous sont compétents pour juger les questions gouvernementales ; 2° qu’il n’y a pas, à l’époque où il est établi, de dogme absolu ; que l’humanité, à ce moment, est sans foi et dans cet état que M. Jouffroy a appelé lescepticisme de fait. Ces époques sont des époques de libéralisme et de tolérance. L’un ne possédant pas plus que l’autre la vérité, ce qu’il y a de plus simple, c’est de se compter ; le nombre fait la raison, du moins une raison extérieure et pratique, qui peut très bien ne pas convertir la minorité, mais qui s’impose à elle.
« Au fond, cela est peu logique. Car le nombre n’étant pas un indice de vérité intrinsèque, la minorité pourrait dire : Vous vous imposez à nous, non pas parce que vous avez raison, mais parce que vous êtes plus nombreux ; cela serait juste, si le nombre représentait la force ; car alors, au lieu de se battre, il serait plus raisonnable de se compter pour s’épargner un mal inutile. Mais, bien que moins nombreux que vous, nous avons de meilleurs bras et nous sommes plus braves ; battons-nous. Nous n’avons pas plus raison les uns que les autres ; vous êtes plus nombreux, nous sommes plus forts, essayons. C’est qu’un tel milieu n’est pas normal pour l’humanité ; c’est que la raison seule, c’est-à-dire le dogme établi, donne le droit de s’imposer, c’est que le nombre est en effet un caractère tout aussi superficiel que la force ; c’est que rien ne peut s’établir que sur la base de la raison.
« Je le dis avec timidité, et avec la certitude que ceux qui liront ces pages ne me prendront pas pour un séditieux, je le dis comme critique pur, en me posant devant les révolutions du présent comme nous sommes devant les révolutions de Rome, par exemple, comme on sera dans cinq cents ans vis-à-vis des nôtres : l’insurrection triomphante est parfois un meilleur criterium du parti qui a raison que la majorité numérique. Car la majorité est souvent formée ou du moins appuyée de gens fort nuls, inertes, soucieux de leur seul repos, qui ne méritent pas d’être comptés dans l’humanité ; au lieu qu’une opinion capable de soulever les masses et surtout de les faire triompher, témoigne par là de sa force. Le scrutin de la bataille en vaut bien un autre ; car, à celui-là, on ne compte que les forces vives, ou plutôt on soupèse l’énergie que l’opinion prête à ses partisans : excellent criterium !
« On ne se bat pas pour la mort ; ce qui passionne le plus est le plus vivant et le plus vrai. Ceux qui aiment l’absolu et les solutions claires en appellent volontiers au nombre ; car rien de plus clair que le nombre : il n’y a qu’à compter. Mais ce serait trop commode. L’humanité n’y va pas d’une façon aussi simple. On aura beau faire, on ne trouvera d’autre base absolue que la raison. »
(Extrait de « L’avenir de la science : pensées de 1848 », paru en 1890)
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