POURQUOI LE MOT BAISER s’est-il transformé
Posté par francesca7 le 1 septembre 2014
Tous les professeurs vous diront que baiser, autrefois, voulait dire seulement « donner un baiser », que c’était un mot extrêmement chaste, entièrement pudique, que l’on baisait les mains, les pieds, le front, à la rigueur les lèvres d’une personne aimée, mais c’est tout !
Au lycée ou au collège on prend soin d’écarter vigoureusement des textes classiques tous les joyeux quiproquos que les élèves rigolards ne manquent pas de faire sur les vers des auteurs sacrés.
C’est le sourcil froncé et la mine impatiente que le prof de français ramène le calme dans une classe de cinquième mise en turbulence par la réplique du jeune Thomas Diafoirus présenté à la ravissante Angélique qu’il doit épouser : « Baiserai-je papa » ? demande-t-il à son père. Rires sous cape, gros éclats, on pouffe dans les cartables, selon l’âge, le sexer et aussi la tête du prof, qui un peu gêné, tapote son livre ; «Tch ! tch ! ch !.. Ne soyez pas sots » – Il elle, explique, la gueule en coin, que Thomas demande niaisement (pourquoi, au fait ?) s’il doit « baiser la main » de la demoiselle pour lui dire bonjour .
Il est entendu de même, une fois pour toutes, qu’au XVIIè siècle, faire l’amour avec quelqu’un voulait dire très purement lui « faire la cour, être en commerce amoureux », cela en paroles musicales et éthérées, de préférence en douze pieds, avec des feux, des flammes et des soupirs pour attiser l’ensemble. Il est bien entendu que les grands vieux auteurs vénérables ignoraient tout des tournures salaces, et que ce sont nos vilains esprits, tout récemment corrompus, qui tirent le sublime au ras des pâquerettes
Malheureusement tout cela est entièrement faut.
Ou plus exactement si les mots en question avaient bien aussi, les sens que je viens de dire dans la langue classique de bonne tenue, il y avait belle lurette, au moment où Corneille et Racine écrivaient, que baiser et faire l’amour avaient dans la conversation privée le sens que tout le monde connaît de coïter, forniquer, bref, avoir des rapports aussi sexuels qu’ils puissent être – Que les élèves se rassurent, ils n’ont pas l’esprit plus mal tourné que les spectateurs du Malade imaginaire, lesquels éclataient bel et bien de rire en 1673 au « Baiserai-je papa ? » pour la même raison, la seule qui rendre la réplique cocasse, la double entende que Molière soi-même y avait mise : baiser les mains, ou le reste ?
Les professeurs ne sont pas en cause ; ils ne font que suivre par manque d’information la tradition de pudibonderie des grands lexicographes, et de l’Université à leur suite. Pas l’ombre d’un soupçon de grivoiserie chez Pierre Larousse à l’article baiser, aucun non plus chez le Petit Littré, alors qu’à leur époque le mot courait les rues dans les chansons paillardes Un siècle et demi avant eux Furetière était à cet égard plus honnête. Après les « je vous baise les mains », etc, bien que tenu par la bienséance, il avoue dans une phrase admirable : « On dit odieusement qu’une femme baise ; pour dire qu’elle n’est pas chaste ».
Dans sa définition de faire l’amour il est un peu plus sibyllin : « On dit qu’un jeune homme fait l’amour à une jeune fille quand i la cherche en mariage ; on dit aussi odieusement, qu’il s’est marié par amour ; c’est à dire désavantageusement et par l’emportement d’une aveugle passion ». Mais la vérité lui échappe ailleurs – il s’arrange pour la laisser échapper : « On dit aussi faire la bête à deux dos ; pour dire faire l’amour » – Or la vieille image de la « bête à deux dos » n’a jamais été synonyme de « courtiser » qui que ce soit avec de belles paroles…
D’ailleurs Racine n’était pas encore né, ni Furetière, que Les Caquets de l’accouchée, en 1622, employaient « faire l’amour » sans l’ombre d’une ambiguïté : « [Elles] me demanda laquelle des deux conditions je voudrais choisir, ou d’estre cocu, ou abstraint à ne jamais faire l’amour |…] – J’aimerois mieux que tous les laquais de la Cour courussent sur le ventre de ma femme que d’estre abstraint à ne point faire l’amour », répond l’autre.
En réalité baiser, coïter, est à l’origine un euphémisme de foutre – le terme exacte – et remonte dans cet emploi au moins au XVè siècle, sinon plus haut, comme l’indique ce passe du Mystère du Vieil Testament :
Je seroy là a me ayser
avec ma femme et la baiser !
Jamais, jamais ne le feroie !
Au XVIè siècle il n’était déjà plus vraiment un euphémisme, ni dans ces cers de Marot :
Il me branloit et baisoit aussi bien
Et homme vif comme vous pourriez faire,
ni dans le passage de Rabelais, où Panurge, offrant les servies de sa braguette à une belle bourgeoise de Paris, redouble le mot pour plus de précision : « O dieux et déesses célestes, que heureux sera celluy a qui ferez ceste grâce de vous accoler, de bayser bayser, et de frotter son lart avesques vous. Par Dieu, ce sera moy, je le voy bien ; car desja vous me aymer tout plain » (Pantagruel, chap.14).
Enfin, au début du XVIIIè sicèle « baiser » avait acquis de très longue date le sens parfaitement cru que nous lui connaissons ; Le fameux poète dijonnais Alexis Piron – l’auteur du mot célèbre sur l’Académie française : « Ils sont là quarante, qui ont de l’esprit comme quatre » – n’en faisait aucun mystère :
Chaud de boisson, certain docteur en droit,
Voulant un jour baiser sa chambrière,
Fourbit très bien d ‘abord de bon endroit.
Quant à faire l’amour il fut employé à son tour vers le milieu du XVIè siècle comme un euphémisme de baiser, déjà trop leste. S’il faut en croire Marot, qui résume pertinemment la question, c’st sous l’influence rigoriste des nouveaux calvinistes que la Cour châtia son langage :
Voilà, mon grand amy, ce qu’on soulait en Cours
De tous temps appeler foutre ou baiser sa mie,
Mais de nos Huguenots, la simple modestie
Nous apprend que ce n’est, sinon faire l’amour.
Fin d’une légende tenace sur le mauvais esprit des écoliers !…
EXTRAIT de LA PUCE A L’OREILLE de Claude Duneton – Editions Stock 1973 – Anthologie des expressions populaires avec leur origine.
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