Au temps des Limonadiers
Posté par francesca7 le 26 août 2014
Au Moyen Age, on ne connaissait en France, en fait de liqueurs, que la bière, l’hypocras, l’hydromel, les vins sucrés ou liquoreux. Le débit des liqueurs était une profession libre, que chacun pouvait exercer sans demander permission à personne. Au seizième siècle, l’usage de l’eau-de-vie commença à se répandre ; on allait la boire par petits verres chez les vinaigriers.
Ce furent les Italiens de la suite de Catherine de Médicis qui importèrent en France une multitude de boissons rafraîchissantes ou échauffantes, dont l’usage était complètement inconnu à la simplicité de nos aïeux : limonades, orangeades, aigre de cètre, eau de frangipane, sorbets, rossoli, populo, que sais-je ! Celle qui réussit le mieux auprès du public fut sans doute la limonade, puisqu’il appela du nom de limonadiers les industriels qui, avec cette boisson, lui en vendaient vingt autres.
Des liquides d’espèce nouvelle nous vinrent bientôt après des pays les plus éloignés. Les ratafias (c’étaient alors des fruits confits à l’eau-de-vie) arrivèrent des colonies françaises des Indes. Le thé, parti de la Chine, fut en usage à Paris vers 1636 ; le café et le chocolat, en 1660. Le café semble avoir bientôt détrôné la limonade dans l’esprit public, car la boutique du limonadier prit à peu près partout le nom de café. Cette profession, comme celle de marchand de vin, était restée libre jusque-là ; mais quand le monopole règne dans la plupart des industries, il est inévitable que les autres tombent tôt ou tard sous le même régime.
Le limonadier isolé, ayant à soutenir des procès fort longs et coûteux contre les vinaigriers et les apothicaires, qui prétendaient lui interdire la vente de certains liquides, se trouvait trop faible devant ces deux corporations. Il sentit bientôt le besoin de s’unir avec ses confrères pour résister. Sur la demande des limonadiers unis, Louis XIV érigea cette profession en corps de métier (1676).
On ne sait pas bien si les marchands et distillateurs d’eau-de-vie vendaient des limonades et autres boissons rafraîchissantes ; mais certainement les limonadiers vendaient des liqueurs fortes. Entre ces deux métiers il y avait donc le germe de vingt procès, eu égard à l’esprit chicanier qui régnait parmi les corporations du temps.
Les limonadiers et les marchands d’eau-de-vie eurent le bon sens de le comprendre : il demandèrent à ne former qu’une même corporation, ce qui leur fut accordé. Les statuts de cette corporation établirent que quatre gardes jurés seraient élus pour deux ans par l’assemblée des maîtres et visiteraient deux fois par an chaque boutique. Il ne devait y avoir à Paris que deux cent cinquante maîtres. Une fois arrivé à ce nombre, on ne ferait de maîtres nouveaux qu’à mesure des extinctions. Pour devenir maître, il faudrait avoir été apprenti pendant trois ans, après lesquels on était aspirant ou compagnon, faire un chef-d’oeuvre et payer 20 livres, à moins qu’on ne fût fils ou gendre de maître ; en ce cas, on été dispensé de 10 livres sur 20, du chef-d’œuvre et de l’apprentissage ; « Feront seulement une légèrent expérience », dit le statut.
Rien n’est plus propre à donner l’idée de la confusion qui régnait dans les relations économiques sous Louis XIV que la lecture des procès entre corporations. Il serait instructif, mais trop long malheureusement, de raconter en détail celui que les limonadiers soutinrent contre les épiciers et apothicaires-épiciers. Le débat alla du Parlement au Conseil royal, du Conseil au Châtelet, du Châtelet au lieutenant de police, et finalement encore au Conseil royal. Les limonadiers eurent gain de cause. Le procès n’avait duré que six ans, ce qui est court pour un procès de corporation.
Autre exemple des usages anti-économiques du temps. Il y avait dans Paris au moins deux cent cinquante personnes vendant du café, et en conséquence approvisionnées de cette denrée. Le roi, en 1672, s’avise de donner à un sieur Damaine le monopole du café, et aussi du thé, du cacao, de la vanille. Nul n’en devait vendre non seulement à Paris, mais dans toute la France, que le sieur Damaine, ou que les gens à qui il le permettrait lui-même. Ce monopole fut bientôt rétracté. Damaine, loin de s’enrichir, ne fit pas ses affaires ; il demanda lui-même d’être déchargé de la faveur qu’on avait prétendu lui faire.
Une ordonnance de police de 1685, au sujet des limonadiers, mérite d’être citée. « Les boutiques des limonadiers, dit l’ordonnance, restent ouvertes pendant toute la nuit ; elles servent maintenant de lieu d’assemblée et de retraite aux voleurs de nuit, filous et autres gens malvivants et déréglés, ce qui se fait avec d’autant plus de facilité que toutes ces boutiques et maisons sont désignées et distinguées des autres par des lanternes particulières sur la rue, qu’on y allume tous les soirs et qui servent de signal. Ordonnons, en conséquence, que les lanternes seront ôtées et les boutiques fermées après cinq heures du soir de novembre en mars, et après neuf heures de mars en octobre. »
Les limonadiers protestèrent, représentant que leur commerce n’avait presque d’activité que le soir. Sur leurs réclamations, on leur donna jusqu’à six heures en hiver et dix heures en été.
Il devait bientôt arriver pis aux membres de cette corporation. On eut, en 1704, l’idée de les supprimer et de les remplacer par des espèces de limonadiers en titre d’office, qui achèteraient leur charge au roi, bien entendu, et la transmettraient par testament ou par vente, ni plus ni moins que des notaires leurs notariats. Cent cinquante privilèges de limonadiers furent créés, et défense faite tout simplement aux anciens de tenir boutique.
Il est vrai qu’on promettait de leur rendre ce qu’ils avaient payé au trésor public pour être érigés en commerçants ; car cela coûtait toujours quelque chose. Il est non moins vrai qu’on les aurait remboursés en rentes sur l’Etat, mal payées ou qui même n’étaient pas payées du tout. Les limonadiers firent rétracter l’édit en offrant au roi 200 000 livres. Ils devaient les payer en plusieurs fois. Pour qu’ils pussent amasser cette somme, on modifia leurs statuts à l’article concernant la réception des apprentis.
Les fils de maîtres durent payer la maîtrise 300 et 500 livres, selon les cas ; les étrangers, 800 livres. Peu après, les limonadiers trouvèrent leur obligation envers le trésor royal trop lourde, et cherchèrent un prétexte à chicaner leur contrat. Les épiciers, leurs anciens ennemis, ne devaient vendre de l’eau-de-vie que par petits verres. Le client, chez eux, devait consommer debout ; or, on continuait de boire assis chez les épiciers. Les limonadiers protestaient qu’ils ne pouvaient pas achever de payer les 200 000 livres promises tant qu’on n’aurait pas détruit cet abus criant.
Le Conseil du roi répliqua en abolissant la communauté des limonadiers et en créant cinq cents privilèges que les anciens propriétaires de cafés eurent permission d’acheter. Cet état de choses dura peu. On revint, en 1713, aux anciens errements ; la communauté des limonadiers fut rétablie et subsista jusqu’à l’abolition des jurandes.
Le personnage ici figuré était un des membres les plus connus et les mieux achalandés de cette estimable corporation, au dix-huitième siècle. C’est à l’importance de sa boutique que maître Gradot, limonadier, a dû l’honneur d’être croqué, comme on le voit ici, par Bouchardon : honneur ambigu, car ce dessin n’est pas un portrait, mais une caricature.
(D’après « Le Magasin pittoresque » paru en 1867)
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