VAUBAN et la dîme royale
Posté par francesca7 le 25 août 2014
- VAUBAN, ÉCONOMISTE. -
Avant de parler des ouvrages si étonnants et si considérables, qui ont valu à Vauban d’être, nommé le précurseur des idées modernes, le premier des économistes français et le plus honnête homme du royaume, il est bon de donner en quelques mots, et par de simples et courtes citations, une idée de ce qu’était la France sous le règne si vanté de celui qu’on a appelé le grand roi.
Voici une ordonnance, en date du 24 mai, qui suffit à établir comment le souverain tout puissant entendait l’exercice de la liberté de la pensée et de la liberté religieuse.
« Louis, etc …..
« Ordonnons, voulons et nous plait que, si aucun de nos sujets de l’un ou de l’autre sexe qui auront fait abjuration, et qui, venant à tomber malades, refuseront de recevoir les sacrements de l’Eglise, leur procès leur sera fait et parfait, et, en cas qu’ils recouvrent la santé, les hommes condamnés aux galères avec confiscation de biens, et les femmes et filles à l’amende honorable avec confiscation, et à être enfermées. Et en cas qu’ils en décèdent, que le procès sera fait aux cadavres et leurs biens confisqués.
« Car tel est notre plaisir. « LOUIS. »
Il n’y a pas, croyons-nous, de commentaires à ajouter. Passons à un autre ordre d’idées, et voyons dans quel état vivait, ou plutôt mourait tous les jours, le peuple qui avait le bonheur d’être gouverné par le grand roi.
Voici d’abord ce que Vauban lui-même écrivait en l’an de grâce 1698 :
« La vie errante que je mène depuis quarante ans et plus m’ayant donné occasion de voir plusieurs fois et plusieurs façons la plus grande partie des provinces de ce royaume…. j’ai souvent eu occasion de donner carrière à mes réflexions et de remarquer le bon et le mauvais des pays…
… Il est certain que le mal est poussé à l’excès, et que, si on n’y remédie, le peuple tombera dans une extrémité dont il ne se relèvera jamais, les grands chemins de la campagne et les rues des villes et des bourgs étant pleines de mendiants que la faim et la nudité chassent de chez eux.
« Par toutes les recherches que j’ai pu faire depuis plusieurs années que je m’y applique, j’ai fort bien remarqué que, dans ces derniers temps, près de la dixième partie du peuple est réduite à la mendicité, et mendie effectivement ; que, des neuf autres parties, Il y en a cinq qui ne sont pas en état de faire l’aumône à celle-là parce qu’eux-mêmes sont réduits, à très peu de chose près, à cette malheureuse condition; que des quatre autres parties qui restent, les trois autres sont fort malaisées et embarrassées de dettes et de procès ; et que, dans la dixième, où je mets tous les gens d’épée, de robes, ecclésiastiques et laïques, toute la noblesse haute, la noblesse distinguée et les gens en charge militaire et civile, les bons marchands, les bourgeois rentés et les plus accommodés, on ne peut pas compter sur cent mille familles et je ne croirais pas mentir quand je dirais qu’il n’y en a pas dix mille, petites ou grandes, qu’on puisse dire fort à leur aise; et qui en ôterait les gens d’affaires, leurs alliés et adhérents couverts et découverts et ceux que le roi soutient par ses bienfaits, quelques marchands, etc…., je m’assure que le reste serait en petit nombre. »
Est-ce à dire que par la sensibilité de son âme, et à cause de celle amour insensée qu’il ressentait pour le peuple, et que lui reprocha si brutalement l’amant des Montespan et des Maintenon, est-ce à dire que Vauban s’exagérait les malheurs et la misère du peuple ? Pour ceux qui le penseraient nous prenons dans une pièce officielle, judiciaire du temps, un arrêt du conseil du roi, rendu contre le fermier général Temple, en l’année 1700, les ligues suivantes :
« …Il y a beaucoup de gens en Bourgogne qui ne consomment aucuns sels… La pauvreté où ils sont de n’avoir pas de quoi acheter non pas du blé ni de l’orge, mais de l’avoine pour vivre, les oblige à se nourrir d’herbe et même de périr de faim… »
Et ce passage d’un sermon de Massillon prononcé devant cette Cour, dans le cœur de laquelle la dépravation, l’amour du luxe et des plaisirs ne laissait, aucune place aux sentiments de compassion et d’humanité, devant cette Cour qui restait froide et inattentive en entendant les paroles qu’on va lire, et qui ne comprenait pas qu’elles s’élevaient non comme un cri de pitié, mais comme un cri de justice et de vengeance.
« Les villes et les campagnes sont frappées de calamités. Les hommes créés à l’image de Dieu, et rachetés de son sang broutent l’herbe comme des animaux, et dans leur nécessité extrême vont chercher, à travers les champs, une nourriture que la terre n’a pas faite pour l’homme, et qui devient pour eux une nourriture de mort. »
On en était venu, dit M. Etienne Flandin, dans le travail si remarquable et si complet, qu’il a publié sur Vauban, et que nous avons plus d’une fois consulté pour cette notice, on en était venu, en effet, dans les provinces, à faire du pain avec des fougères triturées, et réduites en pâte. Bientôt l’on traita de même l’asphodèle, la racine d’arum, le chiendent, le chou-navet, Les pauvres gens du plat pays se mirent à ronger l’écorce des arbres.
Les grandes routes n’étaient couvertes que de mendiants. Plus d’une fois on se vit dans la triste nécessité de les repousser à coups de fusil. Et pourtant suivant la parole de Louis XIV à Madame de Maintenon : « un roi fait l’aumône en dépensant beaucoup. »
Rappelons enfin ces lignes de La Bruyère qui a défini ainsi le paysan français, tel qu’on le rencontrait à la fin du XVIIè siècle, toujours sous la grande monarchie :
« On voit certains animaux farouches, des mâles et des femelles, répandus par la campagne, noirs, livides et tout brûlés par le soleil, attachés à la terre qu’ils fouillent avec une opiniâtreté invincible; ils ont comme une voix articulée, et, quand ils se lèvent sur leurs pieds, ils montrent une face humaine ; et en effet, ils sont des hommes ; ils se retirent la nuit dans des tanières où ils vivent de pain noir, d’eau et de racines ; ils épargnent aux autres hommes la peine de semer, de labourer et de recueillir pour vivre, et méritent ainsi de ne pas manquer de ce pain qu’ils ont semé. »
Tel était le lamentable état de choses, auquel Vauban voulut porter remède, par l’établissement d’un impôt unique, destiné à remplacer tous les autres. Voyons, en quelques mots en quoi consistait, et comment se percevait l’impôt, à l’époque où paru le livre de la Dîme royale.
Le premier et le plus ancien des impôts était celui de la taille. Suivant les provinces, la taille était réelle ou personnelle. Dans le premier cas, elle se basait sur l’estimation des terrains ; dans le second, elle portait sur tous les biens de la personne; de toute façon, elle était absolument arbitraire, essentiellement variable. « La taille, dit Vauban, est devenue arbitraire, corruptible, et en toute manière accablante à un point qui ne se peut exprimer. La taille réelle est moins sujette à corruption, il faut l’avouer, mais elle n’en est pas exempte, soit par le défaut des arpenteurs, ou par celui des estimateurs qui peuvent être corrompus, intéressés ou ignorants. »
Le recouvrement de cet impôt se faisait de la façon la plus odieuse. Le collecteur était suivi de garnisaires et d’huissiers dont le pays était inondé, et qui dépouillaient impitoyablement les pauvres gens.
On ne respectait rien dans ces misérables intérieurs; ni le linge, ni le lit, ni dans le pauvre mobilier, les objets les plus nécessaires à l’existence et aux besoins de tous les jours. « Il est même assez ordinaire, nous dit Vauban, de pousser les exécutions jusqu’à dépendre les portes des maisons, après avoir vendu ce qui était dedans; et on a vu démolir des maisons pour en tirer les poutres, les solives et les planches, qui ont été vendues cinq ou six fois moins qu’elles ne valaient en déduction de la taille. »
La taille, bien entendu, ne frappait que les biens de roture et les roturiers.
Voilà pourtant ce qui se passait dans ces temps à jamais maudits, dans ce siècle qu’on a surnommé le grand siècle, sous le règne tant célébré de ce monarque qu’on a presque déifié, du fameux et trois fois illustre Roi-Soleil !
Le second des impôts était celui des aides. Il frappait les denrées, le vin, la bière, les liqueurs. Il était perçu par toute une armée de recors et d’employés, qui jour et nuit, vexaient et traquaient le menu peuple. « On est forcé, dit Vauban, de leur ouvrir la porte autant de fois qu’ils le souhaitent, et si un malheureux, pour la subsistance de sa famille, d’un muid de cidre ou de poiré en fait trois, en y ajoutant les deux tiers d’eau, comme il se pratique très souvent, il est en risque non seulement de tout perdre, mais encore de payer une grosse amende, et il est bien heureux quand il en est quitte pour payer l’eau qu’il boit. »
Venait le troisième impôt, celui de la gabelle, ou impôt sur le sel, dont les ordonnances royales rendaient la consommation obligatoire. Chaque personne, âgée de sept ans, était tenue d’acheter, chaque année, sept livres de sel au grenier du roi, pour le seul usage du pot et salière. C’était ce qu’on appelait du nom comique, s’il n’était odieux, de sel du devoir. Il ne pouvait servir aux grosses salaisons, qui nécessitaient de nouvelles acquisitions.
Il y avait encore un quatrième impôt, celui des douanes intérieures qui frappait les produits et marchandises, d’une façon tellement exagérée et vexatoire, qu’on avait, pour ainsi dire, renoncé à les faire circuler.
« On a trouvé, dit Vauban, tant d’inventions pour surprendre les gens et pouvoir confisquer les marchandises, que le propriétaire et le paysan aiment mieux laisser périr leurs denrées chez eux que de les transporter avec tant de risques et si peu de profit. De sorte qu’il y a des denrées qui sont à très grand marché sur le lieu, et qui se vendraient chèrement et se débiteraient très bien à dix, vingt et trente lieues de là, où elles sont nécessaires, qu’on laisse perdre parce qu’on n’ose se hasarder de les transporter. »
C’est en présence de cet état de choses que se trouvait Vauban, vers la fin dit XVIIIè siècle, lorsque déjà vieux, après quarante années de combats et de gloire, couvert de blessures, il voulut consacrer les derniers jours d’une vie déjà si belle et si illustre à la défense des opprimés, de ceux qui souffrent, des pauvres gens; et rarement leur cause fut défendue avec autant de hardiesse et de chaleur d’âme.
La Dîme royale supprime d’ un seul coup taille, aides, douanes, gabelle, etc., etc… « tous ces impôts que le système féodal avait accumulé sur les populations rurales en faveur des nobles et des prêtres oisifs. »
Elle fait disparaître en même temps le privilège injuste et barbare qui permettait aux classes dites supérieures de ne pas contribuer aux charges de l’Etat.
Vauban demande que toutes les personnes qui habitent le Royaume supportent les charges publiques, en proportion de leurs revenus, sans distinction de classes. Il réclame l’égalité de tous les Français devant l’impôt, en proposant de créer une Dîme royale.
L’impôt unique proposé par Vauban repose sur une double base:
1. La propriété foncière et immobilière. On lève un dixième, quinzième ou vingtième des revenus, suivant les lieux et les circonstances ;
2. On prélève une certaine somme sur les revenus du commerce et de l’industrie.
Puis, viennent quelques impôts complémentaires, tels que ceux que Vauban propose d’établir sur les titres de noblesse, sur la dorure des habits, sur les pierreries, sur les objets de luxe, etc., etc…
La conclusion est que l’adoption du système proposé diminuerait de plus de moitié les charges qui pesaient sur le peuple, et que les revenus de l’État se trouveraient considérablement augmentés.
Ce simple aperçu peut donner une idée du progrès immense que Vauban tenta de faire accomplir à une société, dont les classes dirigeantes d’alors ne purent ou ne voulurent pas le comprendre.
Chaque ligne de son livre admirable porte l’empreinte d’un amour profond de la vérité, de la justice, de l’humanité. Et en terminant cet aperçu trop incomplet, mais que nous ne saurions développer sans sortir de notre cadre, nous ne pouvons résister au désir de citer ces lignes si belles et si touchantes que Vauban a écrites en tête de son livre :
« Je me sens encore obligé d’honneur et de conscience de représenter à Sa Majesté qu’il m’a paru que de tout temps on n’avait pas eu assez d’égard en France pour le menu peuple, et qu’on en avait fait trop peu de cas; aussi c’est la partie la plus ruinée et la plus misérable du royaume; c’est elle, cependant, qui est la plus considérable par son nombre et par les services réels et effectifs qu’elle lui rend car c’est elle qui porte toutes les charges, qui a toujours le plus souffert, et qui souffre encore le plus; et c’est sur elle aussi que tombe toute la diminution des hommes qui arrive dans le royaume. Voici ce que l’application que je me suis donnée pour apprendre jusqu’où cela pourrait aller, m’en a découvert.
C’est la partie basse du peuple qui, par son travail et son commerce, et par ce qu’elle paye au roi l’enrichit et tout son royaume; c’est elle qui fournit tous les soldats et matelots de ses armées de terre et de mer, et grand nombre d’officiers, tous les marchands et les petits officiers de judicature ; c’est elle qui exerce et qui remplit tous les arts et métiers; c’est elle qui fait tout le commerce et les manufactures de ce royaume, qui fournit tous les laboureurs, vignerons et manœuvriers de la campagne, qui garde et nourrit les bestiaux, qui sème les blés et les recueille; qui façonne les vignes et fait le vin; et pour achever de le dire en peu de mots, c’est elle qui fait tous les gros et menus ouvrages de la campagne et des villes.
Voilà en quoi consiste cette partie du peuple si utile, et si méprisée qui a tant souffert, et qui souffre tant de l’heure que j’écris ceci. Un peut espérer que l’établissement de la Dîme royale pourra réparer tout cela en moins de quinze années de temps, et remettre le royaume dans une abondance parfaite d’hommes et de biens ; car quand les peuples ne seront pas si oppressés, ils se marieront plus hardiment, ils se vêtiront et se nourriront mieux ; leurs enfants seront plus robustes et mieux élevés; ils prendront un plus grand soin de leurs affaires; enfin ils travailleront avec plus de force et de courage, quand ils verront que la principale partie du profit qu’ils y feront leur demeurera. »
Pour penser ces choses, au temps de Vauban, il fallait une grande intelligence et un grand cœur. Il fallait un courage, peut-être plus grand encore pour les écrire. Ce qui en advint, en fournit la preuve.
SOURCE : texte signé : EM. G. Almanach Historique et Statistique de l’Yonne- édition de l’année 1874-
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