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    Dictionnaire amoureux de la France - Denis Tillinac.

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L’ordre dans les rues de paris

Posté par francesca7 le 11 août 2014

 

Article paru dans le Figaro du 7 décembre 1912.

images (4)Paris devient impraticable. On met plus de temps en 1912 pour aller en taxi de la place de la Concorde à la gare du Nord que de Saint-Germain à la rue Royale, du moins à certaines heures de la journée.

Il y a des quartiers où, quotidiennement, les voitures sont immobilisées plus d’un quart d’heure durant; l’engorgement est à l’état chronique dans certaines rues commerçantes, où la circulation se trouve à la merci du bon vouloir et du bon esprit de MM. les conducteurs, et rien n’y avance si l’un d’eux n’est pas pressé; dans les grandes artères, où les mouvements sont réglés par mesure de police, les arrêts sont moins prolongés, mais si multipliés, qu’un trajet de mille mètres, qui demanderait cinq minutes à la vitesse urbaine, prend une demi-heure. Déconcertant paradoxe: le développement des transports rapides tend à l’immobilité.

Aux plus mauvais jours de l’inondation de 1910, les Parisiens connurent l’angoisse de se trouver emprisonnés ainsi dans certaines rues du centre, pendant des heures qui leur parurent des siècles; on y était en carafe, des carafes que l’eau menaçait de remplir. C’était un phénomène accidentel et momentané devant lequel il n’y avait qu’à se résigner. En 1912, l’embouteillage est le régime courant. Ne fera-t-on rien pour en sortir?

La crise de la circulation des grandes villes est la rançon de leur prospérité, comme la mévente est celle de l’abondance des récoltes; mais il faut mettre ordre à l’une et à l’autre, sous peine de voir champs et cités ensevelis sous l’excès de leurs richesses.

La stase de nos voies publiques tient à l’exécution précipitée, sinon incohérente, d’un programme de travaux tardivement conçu: n’ayant rien fait en temps utile, on veut tout faire à la fois, et c’est ainsi qu’on inflige simultanément à notre pauvre capitale, percée jusques au fond du cœur et secouée de frissons jusqu’alors inconnus, les opérations enchevêtrées de la construction du métro, et de l’électrification du tramway, dans le moment même où celui-ci devrait céder la place à l’autobus, cependant qu’avec furie accourent de toutes parts les taxis multicolores. Invention merveilleuse, à laquelle deux fées ont présidé; la bonne promit la vitesse et la mauvaise imposa le barrage.

Mais voici, la mugissante invasion du gros camionnage, aux chariots plus terribles que ceux d’Attila, et la horde des voitures de livraison, flanquée de son essaim volant des triporteurs et des cyclistes. Oh! les voitures de livraison des grands magasins! Heureux celui qui ne les a rencontrées qu’en marche, et qui n’a pas connu les affres du blocus dans leurs rades de chargement! Il est un quartier de Paris dont l’accès est à de certains moments aussi redoutable que celui de la péninsule balkanique: c’est dans les après-midi où les deux grandes puissances que l’implacable fatalité pousse l’une contre l’autre, entrechoquent les armées de leur innombrable clientèle.

Quelle conférence européenne viendra stabiliser leurs territoires et délimiter leurs frontières, assurer, dans un intérêt purement économique, la liberté des communications depuis la rue du Havre et la rue Lafayette, par l’établissement d’une grande voie internationalisée, et constituer, entre ces deux États, une Albanie bien parisienne, sous l’autorité d’un prince magnanime et pacifique? Quel congrès de travaux publics fera draguer un chenal au milieu de la rue de la Paix? Mais quel Hercule viendra donner un coup d’épaule au préfet de la Seine, pour en finir avec ses douze douzaines de travaux, et au préfet de police pour terrasser l’hydre de la Maraude, devant laquelle tout tremble dans nos contrées?

En attendant la réalisation de ce programme, il importe de recourir à des mesures d’urgence. Pour ce qui est des charrois et des transports commerciaux, Paris en sera de plus en plus encombré jusqu’au moment où les progrès de l’aérostation permettront le fonctionnement régulier du camionnage aérien, à moins d’évacuer par le sous-sol cette circulation de service; ce serait la solution rêvée si les égouts, le Métro et les canalisations diverses pouvaient laisser place à ce réseau de petite vitesse qu’il ne serait pas facile d’installer dans le troisième dessous.

Quant aux travaux de voirie, ils ne nous stupéfient pas moins par leur lenteur que par leur multiplicité. Il y a partout des chantiers; il n’y a nulle part des ouvriers, j’entends en nombre voulu et en pleine activité, donnant l’impression du travail intensif, du coup de collier qui est de règle dans l’industrie privée pour les commandes urgentes. Or, il n’est pas exagéré de dire que, pour les grands travaux de Paris, l’urgence est de tous les instants. Est-il rien de plus pressant que de libérer nos grandes voies des causes d’obstruction qui, en ralentissant le trafic, amoindrissent leur rendement? Les rues de Paris étant des instruments de production dont le débit est incalculable, tout amoindrissement de leur activité cause un dommage plus ou moins important, non seulement à ces rues et aux quartiers qu’elles traversent, mais à la cité elle-même et par contre-coup au pays. Sans parler du discrédit que l’inhabitabilité qui en résulte cause à la capitale, jusqu’ici considérée comme la plus agréable du monde.

Les travaux publics dans les voies parisiennes de grande communication doivent être l’objet de toute l’activité ouvrière et mécanique qu’il soit possible de concentrer sur un espace déterminé; l’œuvre doit s’y poursuivre opiniâtrement et sans relâche, jour et nuit, sous le soleil et sous l’acétylène, et sans interruption aux heures des repas, grâce à des relais d’équipes, dont les salaires et les hautes payes nocturnes seraient largement récupérés par le manque à perdre du commerce parisien, dont la célérité est une condition de succès indispensable.

Ce n’est pas tout de rendre nos rues matériellement praticables, en faisant disparaître les éléments fixes de l’obstruction; il n’importe pas moins d’y activer le débit de la masse fluente. Le trafic s’y congestionne, tantôt par l’absence de toute discipline, tantôt, au contraire, par un excès de régulation, ces deux causes aboutissant au même effet, la stagnation, ici spontanée, et là imposée. Trop de barrages dans certaines régions, trop peu d’interventions dans d’autres, et nulle part l’application rigoureuse des règles élémentaires de la police des véhicules: obligation de tenir la droite et interdiction de s’arrêter au milieu de la chaussée, pour charger le client, ou de ralentir pour le quémander, ce qui constitue la maraude, si préjudiciable à la régularité du mouvement général. M. Lépine, notre préfet de police si justement aimé de tous, serait le premier à le dire: «Nos rues ne se sentent pas gouvernées».

Ce qu’il faut aussi empêcher, sous les sanctions les plus sévères, c’est le stationnement en double file, quand il n’y a pas nécessité absolue; du moins qu’on resserre les lignes pour ne pas laisser interrompre le courant d’une rue par le sans-gêne d’un cocher maladroit ou malintentionné; et, à cet égard, le mieux serait d’en venir à la méthode anglaise, qui ne tolère pas l’immobilisation des véhicules sur les voies exposées à l’encombrement; cabs et voitures de maîtres sont tenus en réserve, à quelque distance, en des emplacements déterminés d’où le client les fait venir pour les prendre ou pour les reprendre, sur un appel de sifflet. Ce serait le complément indispensable du système Eno, qui a du bon, mais qui laisse subsister un grave inconvénient, celui de permettre aux voitures, et dans certains cas les y contraindre, de tourner court au milieu d’une chaussée où d’autres passent en vitesse. Que ne leur impose-t-on la règle absolue de doubler les refuges les plus proches, aux abords desquels il aurait lieu de ralentir?

Quelques-uns de ces refuges sont disposés en porte-à-faux, de la façon la plus déconcertante et comme en vue d’ajouter à tant de causes naturelles d’accidents une difficulté artificielle et surnuméraire. Il y en a notamment, au coin du boulevard Haussmann et de la rue de Monceau, tout un jeu qui semble conçu dans le dessein de mettre à l’épreuve la virtuosité des chauffeurs, auxquels il faut de bien subtils virages pour s’en tirer sans renverser une quille ou bien leur auto. L’ingénieur auquel on le doit eût fait fortune dans l’industrie du billard hollandais.

À ce propos, ne pourrait-on pas abréger les évolutions giratoires qui nous sont imposées dans certains carrefours, où un agent, aussi impérieux avec son bâton blanc que feu Monsieur Loyal avec sa chambrière, nous fait faire le cirque jusqu’à ce que le public applaudisse? Vous me direz que c’est conforme aux lois de la gravitation et qu’il y a des étoiles qui tournent ainsi sans murmurer, dans leur orbite, depuis l’origine des choses. Les Parisiens sont moins patients, n’ayant pas l’éternité à leur disposition.

téléchargement (1)Leur temps a beaucoup de prix, et c’est grand dommage de le gaspiller. Quelle que puisse être la modicité de l’évaluation moyenne qu’en ferait un économiste, il établirait aisément comme quoi le total d’une si prodigieuse quantité de quarts d’heure perdus quotidiennement représente une somme supérieure, oh! combien! à la dépense que nécessiteraient l’accélération des travaux municipaux et l’accroissement des effectifs de la police des voitures dans les proportions voulues pour assurer le respect des règles élémentaires de la circulation urbaine.

Le premier soin d’un gouvernement digne de ce nom est de promettre aux populations l’ordre dans la rue; cela veut dire qu’il prétend les garantir contre l’inconvénient d’une révolution. Or, je vous le demande, qu’est-ce que l’embarras de quelques jours d’émeutes, auxquels on n’est guère exposé que tous les vingt ans, auprès du trouble général occasionné par le ralentissement des transactions d’une grande cité industrieuse? Supputez le dommage qui en résulte inévitablement, et convenez que le devoir le plus élémentaire de l’État, en fait d’ordre dans la rue, c’est d’y assurer la liberté des communications.

 

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