Le miroir aux alouettes
Posté par francesca7 le 4 août 2014
Vie rêvée des villes
Au milieu du XIXe siècle, l’avocat Emile Crozat publiait La maladie du siècle ou les suites funestes du déclassement social : « aux séduisantes illusions d’une existence imaginaire, opposez, il le faut, les désenchantements pénibles, mais quelquefois salutaires de la vie réelle », y écrit-il.
Il enjoint ceux de ces lecteurs croisant un homme de la campagne attiré par la lumière des villes, d’adopter la démarche suivante pour l’en dissuader : « Etablissez une effrayante comparaison entre ce qu’il quitte et ce qu’il poursuit. Parlez-lui de l’air pur qu’il dédaigne, des sentiers fleuris qu’il abandonne pour l’air empesté de l’impasse boueuse qu’il habitera. Parlez-lui de la mansarde et de la chaumière, rappelez-lui l’eau claire de son ruisseau, et la piquette salutaire qu’il échangera contre le vin frelaté de la hideuse taverne, de la dégoûtante gargotte. Comparez la nourriture grossière, il est vrai, mais abondante et saine, qui ne lui a jamais manqué avec cesratatouilles ignobles dont chaque bouchée lui coûtera quatorze heures de sueur, car il ne s’agira plus comme à la campagne, lorsque le maître tourne le talon, de regarder de quel côté vient le vent.
« A la ville, pour courber le travailleur sous la glèbe, il y a pire qu’un maître, il y a des contre-maîtres. Indolent bouvier, nonchalant berger, il ne s’agit plus maintenant de journées tronquées mais de journées complètes ; et encore n’en obtient pas qui veut. Et lorsque la production dépassera la consommation, lorsque la fabrique chômera, lorsque le besoin de bras et d’épaules se restreindra, que deviendras-tu au milieu de cet essaim affamé dont le bourdonnement retentit depuis Lyon jusqu’à Manchester, depuis Londres jusqu’à Paris?… Et si tu échappes à la faim, aux balles et aux boulets de l’ordre public, échapperas-tu au bagne et à la prison ? Et en revenant de subir ta peine, ne seras-tu pas obligé, partout montré au doigt par le stigmate de la surveillance, d’opter entre le métier de mendiant et de voleur ?
« Dans ton village, aux jours de crises alimentaires, sans façon et sans humiliation surtout, tu aurais pu t’asseoir à la table de l’un, te reposer sur la paille hospitalière de l’autre ; à la campagne, cela ne tire pas à conséquence ; à la ville, tu n’auras pas, si l’eau se vend, un verre d’eau pour rafraîchir ta langue desséchée, une pierre pour reposer ta tête, car la police te disputera jusqu’à la borne du chemin. Et sur le soir de la vie, invalide sans hôtel, vétéran sans retraite, vieux vagabond sans asile, le brancard de la salubrité publique te ramassera au fond de quelque cul-de-sac pour te livrer aux expériences médicales d’un amphithéâtre où ton pauvre chien lui-même ne t’accompagnera pas, car il aura fini de souffrir avant toi. Serais-tu allé ainsi à l’humble cimetière de ton hameau ? »
Extrait de «La maladie du siècle », édition de 1856
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