Dès que l’on quitte Villemanoche, la mémoire se fait plus hésitante. Plusieurs pierres tournaient, d’un côté de l’Yonne comme de l’autre, mais le souvenir en est controversé, quand il n’a pas disparu.
A Champigny-sur-Yonne, en haut de la «Vallée des Moulins», le «Chemin de la Procession», venant du village, faisait un brusque coude vers le sud-est. en un point où le cadastre de 1812 indiquait le climat de la «Pierre qui tourne». De ce point, dans la direction opposée, vers le nord-ouest, se dirige vers Chaumont le «Chemin de la Pierre qui Tourne» (la partie inférieure du chemin de la Procession a disparu, absorbée par les cultures). La pierre devait se trouver sur le coude, non loin de l’aqueduc de la Vanne, à 100 m au nord-ouest de la cote 103.2. Plus rien n’indique qu’il y ait eu quoi que ce soit à cet endroit. Tout au plus pouvait-on voir sur la carte IGN au 1/25000 de 1981 une petite tache verte, indiquant un bosquet d’une dizaine d’ares.
En 1855 et 1856, l’abbé Prunier, sur ses deux fiches consacrées à Champigny, écrivit successivement sous la mention «La Pierre qui Tourne»: -n’existe plus», «sans renseignements» et «on tournait autour», en précisant tenir cela de l’instituteur du village (17).
Pour M. Marcel Courtial, maire adjoint de Champigny, la pierre a dû être cassée lors de la construction de l’aqueduc, vers 1865.
Ce n’est pas l’avis de M. Daniel Picot, de Chaumont, né en 1919, pour qui elle a subsisté jusqu’au remembrement de 1956: «J’ai idée de l’avoir vue: c’était un sablon de forme ronde, pas très haut: on disait qu’elle tournait. Elle a dû être enlevée au bulldozer.» M. Marcel Courtial, contacté au téléphone, conteste la version de M. Picot et affirme ne rien avoir vu en cet endroit. Peut-être pourrait-on contacter la personne qui exploitait la parcelle en 1956?…
Dans un cas comme dans l’autre, ne reste de la Pierre que le toponyme, et à peine l’ombre d’une légende. Comme l’écrivait Charles Moiset: «Hâtez-vous; les heures sont comptées. Encore un peu, traces et souvenirs de la vie de nos pères seront allés rejoindre les neiges d’antan ».
Il arrive par bonheur qu’une trace existe sur le papier: le monument, même cassé, survit ainsi durablement aux injures du temps. A la limite de Sôgnes et Grange-le-Bocage, à l’est de la route D 939, dans un vallon enclavé entre deux bois, se trouvait une roche ovale, posée debout, de 2,20 m de hauteur. On l’appelait la «Pierre qui Tourne» ou la «Pierre aux Prieux».
François Lallier, un des premiers présidents de la Société Archéologique de Sens, la dessina vers 1845 de face et de profil (19). Sur le dessin des faces nord et sud on voit une roche en forme de raquette, présentant un étranglement vers sa base. Le profil ouest, lui, est plat et étroit: il s’agit vraisemblablement d’une dalle posée debout. Joseph Perrin écrivit en 1915 qu’elle avait été détruite une vingtaine d’années auparavant.
Remarquons ici le terme de «prieux» qui évoque les processions et nous renvoie au «chemin de la Procession» de Champigny. La pierre tournait-elle ? L’abbé Prunier a noté seulement ceci: «Curieux dicton: Va voir sentir la pierre aux Prieux, il paraît qu’elle sent l’huile». La fantasmagorie laisse ici place à la farce: celui qui flairait la paroi de trop près pour vérifier devait recevoir une bonne tape derrière la tête. La même plaisanterie était d’ailleurs pratiquée à la «Pierre Sonnante» de Champigny-surYonne. dont on disait qu’en y appliquant l’oreille on pouvait «entendre les cloches de la Cathédrale de Sens» (rapporté par Jean-Yves Prampart), et qui, elle aussi «sent l’huile» (témoignage de M. Marcel Courtial, de Champigny)…
De façon tout à fait inattendue, le 18 avril 1998, lors d’un repas organisé à Coulours par Louisette Frottier, Monsieur Jean Lemaire, de Rigny-le-Ferron, m’a posé la question suivante : «Connaissez-vous la Pierre Qui Sent l’Huile ?» J’en avais plusieurs à lui proposer de cette espèce, lorsque mon interlocuteur s’empressa de préciser : «Quand j’étais gamin, on montait depuis Villeneuve-sur-Yonne jusqu’à la ferme du Champ-du-Guet et mon père nous disait: «On va voir la Pierre Qui Sent l’Huile !» C était cet énorme bloc qui se trouve à droite du chemin en montant. A l’époque, il était dans les ronces et on ne pouvait pas vérifier s’il sentait l’huile… au risque de se faire écraser le nez ! C’était mon oncle Adrien Laforgue, du Champ-du-Guet, décédé en 1944 qui l’appelait ainsi…»
Les Villeneuviens reconnaîtront ici la «Grosse Pierre», poudingue de 3,50 m x 2.50 m, d’une hauteur de 1,80 m, visible au bord du chemin du même nom, à exactement 200 m au sud de l’ancienne chapelle Saint-Martin.
A propos, pourquoi ces pierres sentent-elles l’huile ? Et la «Pierre au Gras», de Fleurigny, détruite vers 1830, que sentait-elle donc ? N’y aurait-il pas un rapport avec ce qu’écrivait Fernand Nie1 : «Dans le Quercy, on avait coutume, certains jours de l’année, de verser de l’huile sur des menhirs et de les couvrir de fleurs. Cela avait lieu encore au commencement du XVIIIe siècle, et un évêque de Cahors fit abattre ces menhirs.»
A Saint-Martin-sur-Oreuse, plus d’odeur d’huile, mais on retrouve la controverse déjà rencontrée à Champigny. Sur le territoire de cette commune, écrit Salmon, -en 1865, on a détruit, pour en faire des pavés, un menhir, la «Pierre Tournante» ou la «Pierre qui Tourne», énorme monolithe qui était sur le bord du chemin de Sergines; la tradition rapporte qu’il tournait une fois tous les cent ans…».
Or, de nos jours, à une vingtaine de mètres au sud du «chemin de Sergines», au lieudit «La pierre qui tourne», on peut voir un grès massif, rougeâtre, au sommet arrondi qui domine les champs de quelque trois mètres. Celui qui monte dessus remarquera une cavité en forme de pied, taille adulte, non loin du bord à pic qui regarde 1′Oreuse. Que l’on place le pied dans l’empreinte, et on domine la vallée.
Quelqu’un a soigneusement gravé sur la face sud de la pierre la date de 1920. Ne serait-ce pas la véritable «Pierre qui Tourne», et le grès détruit en 1865 ne serait-il pas l’un des nombreux blocs cyclopéens qui parsèment le coteau de Saint-Martin ? A l’appui de cette thèse, une lettre de Joseph Perrin à Armand Lapôtre, datée du 6 octobre 1930: «Pour mon compte, je suis obligé de garder la chambre en ce moment. Etant allé vendredi dernier reconnaître et photographier, près de Saint-Martin-sur-Oreuse, un mégalithe légendaire dit «la Pierre Covêclée, la Pierre qui Tourne», j’ai dû revenir rapidement chez moi pour me mettre au lit, en proie à un malaise extrême. La fièvre s’est déclarée. C’est je crois, un petit accès de grippe produit par le changement de saison…».Quelle roche Perrin a-t-il photographiée ? J’ai interrogé M. Jacques Perrin, neveu de Joseph, qui n’a pas trouvé la photo en question. Par ailleurs, le climat dit .Pierre Covêclée» se trouve de l’autre côté du vallon, deux cents mètres plus à l’ouest, et une roche de ce nom figure sur une carte postale ancienne: elle ne ressemble guère à la roche marquée «1920».
Reste la tradition: la fameuse pierre tournait une fois par siècle, mais quand ? Qu’une pierre tourne chaque midi, ou même seulement une fois par an, passe encore: il reste possible de tenter de vérifier, même si c’est réputé dangereux. Mais une fois par siècle, allez savoir !
Et surtout, qu’est-ce que cette empreinte de pied ?… La réponse semble à jamais perdue. Deux autres roches à cuvettes pédiformes sont connues dans l’Yonne : le Pas-Dieu» de Sôgnes, avec l’empreinte de l’Enfant Jésus, et le Rocher Sainte-Catherine à Sainte-Magnance, avec les pieds de la sainte. Aux confins de la Seine-et-Marne et de l’Yonne, à Chevry-en-Sereine, on connaît également le «Pied de femme», qui associe empreinte de pied et roche à glissade. A Nanteau-sur-Essonne (Seine et Marne), sur la pierre dite «Pas de Sainte-Anne» on voit deux empreintes en creux, de pas humains. L’un de grandeur naturelle à bout effilé serait l’empreinte du pas de Sainte-Anne. L’autre, plus petit, serait l’empreinte du pas de la Vierge encore enfant… Des processions avaient lieu jadis en ce point … D’après les croyances populaires, les jeunes gens, pour se marier dans l’année, montaient sur cette pierre et mettaient les pieds dans les deux empreintes à la fois». On connaît un cas similaire en Provence. Au village de Fours (Alpes de Haute Provence), au sortir de l’église, un parent de la mariée la conduisait «vers une pointe de rocher qui s’élève au milieu d’une petite place, non loin de la paroisse, et qu’on appelle la «pierre des épousées». Il l’y assied lui-même, en ayant soin de lui faire placer un pied dans un petit creux de la pierre. Là, elle reçoit les embrassements de toute la noce …».