La grande époque romane - La blanche robe des églises
Bénéficiant de conditions particulièrement favorables à son expansion (villes nombreuses, riches abbayes, matériaux abondants), l’école romane bourguignonne se développe avec une extraordinaire vitalité aux 11e et 12e s., en particulier dans la région de l’actuelle Saône-et-Loire, avec environ 300 édifices contre une quarantaine dans l’Yonne et la Côte-d’Or. L’an 1000 correspond à un nouvel élan dans le désir de bâtir, qu’expliquent la fin des invasions, l’essor de la féodalité et du monachisme, la découverte de nouveaux procédés de construction et… la croissance démographique. Il ne reste malheureusement de cette époque que très peu de monuments civils ou militaires, souvent construits en bois, et c’est pourquoi on confond souvent art roman avec art religieux.
Parmi les abbés constructeurs d’alors, Guillaume de Volpiano édifia à Dijon, sur l’emplacement du tombeau de saint Bénigne, une nouvelle basilique. Commencée en 1001, elle fut consacrée en 1018. Les travaux de décoration furent confiés à un seul artiste, le moine Hunaud. L’abbatiale ayant complètement disparu dès le 12 es. par suite d’un incendie, l’église St-Vorles de Châtillon-sur-Seine – profondément modifiée dans les premières années du 11 e s. – permet de définir les caractères de l’ art préroman : construction sommaire faite de pierres plates mal assemblées, piliers massifs, décoration très rudimentaire de niches creusées dans les murs et de corniches à bandes lombardes.
L’exemple le plus saisissant d’art roman qui nous soit parvenu est certainement St-Philibert de Tournus , dont le narthex et son étage composent les parties les plus anciennes. On est surpris par la puissance de cette architecture.
L’école clunisienne
Si l’art roman à ses débuts doit beaucoup aux influences étrangères, méditerranéennes surtout, la période suivante voit avec Cluny le triomphe d’une formule nouvelle, un art opulent dont les caractères vont se répandre à travers toute la Bourgogne et au-delà.
La fondation par Bernon , en 910, d’un couvent (dit Cluny I) sur les terres mâconnaises du duc d’Aquitaine, Guillaume le Pieux, marque l’origine d’une importante réforme monastique. L’époque est propice : les débuts de la féodalité et l’instabilité du pouvoir royal se combinent à un mouvement mystique et un afflux d’hommes vers les cloîtres. À Cluny, le retour à l’esprit de la règle bénédictine est marqué par l’observance des grands principes : chasteté, jeûnes, obéissance, silence (la communication se fait par gestes dans un langage de signes visuels). Les offices divins occupent la plus grande partie du temps.
Édifiée entre 955 et 981, l’abbatiale dite Cluny II est déjà dotée d’une grande abside originale et d’un chevet à chapelles échelonnées et orientées.
St-Pierre-et-St-Paul – Cluny III –, commencée en 1088 par saint Hugues et achevée vers 1130, a des dimensions proprement gigantesques. Elle est d’ailleurs appelée la « seconde Rome », produit à la fois de son indépendance à l’égard du pouvoir politique et de son engagement au service de la vitalité de l’Église. L’abbaye est en effet directement rattachée au Saint-Siège, ce qui lui assure une grande autonomie vu l’éloignement du pouvoir pontifical.
L’expansion de l’ordre clunisien est extrêmement rapide, si l’on songe qu’au début du 12 e s., en Europe, 1 450 maisons comptant 10 000 moines en dépendaient. Parmi les « filiales » bourguignonnes, citons les abbayes ou prieurés de St-Germain d’Auxerre, Paray-le-Monial, St-Marcel de Chalon, Vézelay, Nevers (St-Sever et St-Étienne) et La Charité-sur-Loire. Une telle floraison s’explique en grande partie par la personnalité et la pérennité des grands abbés de Cluny (tels saint Odon, saint Maïeul, saint Odilon, saint Hugues, Pierre le Vénérable), préparant ensemble leur succession, secondés par des hommes compétents. Georges Duby parle de « l’esprit d’équipe au coude à coude » qui règne entre les moines noirs.
Durant deux ou trois générations, Cluny est donc au cœur d’un véritable empire. Personnage considérable, plus puissant parfois que le pape, dont il est le guide et le conseiller, l’abbé est consulté par les rois pour trancher les différends, régler les litiges. Les richesses s’accumulent (chaque filiale paie une redevance) et, au sommet de la pyramide, l’abbé adopte le train de vie d’un grand seigneur, au point de se faire construire une résidence particulière. Peu à peu, la spiritualité de l’ordre en est affectée, et le pouvoir suprême lui-même n’est plus exercé de façon efficace.
Les vestiges de l’abbatiale, encore impressionnants par leur ampleur, permettent de dégager les caractères généraux de cette « école ». La voûte est en berceau brisé, véritable innovation par rapport au plein cintre, issu de l’époque romaine. Chaque travée comporte un arc doubleau : en diminuant les poussées, les arcs brisés permettent d’alléger les murs et d’élever ainsi les voûtes à une très grande hauteur. Les piliers sont cantonnés de pilastres cannelés à l’antique ; au-dessus de ces grandes arcades aiguës court un faux triforium où alternent baies et pilastres ; des fenêtres hautes surmontent l’ensemble, alors qu’auparavant, la lumière venait des tribunes et des bas-côtés.
Cette ordonnance à trois niveaux, coiffée d’une voûte en berceau brisé, se retrouve dans de nombreux édifices de la région. L’église de Paray-le-Monial apparaît comme une réplique. L’influence clunisienne est manifeste àLa Charité-sur-Loire , autre prieuré dépendant de l’abbaye. À St-Lazare d’Autun , consacrée en 1130, on reconnaît le plan clunisien, très simplifié ; cependant, l’influence romaine est visible : par exemple, sur l’arcature du triforium, le décor chargé est le même que sur la porte d’Arroux.
À Semur-en-Brionnais , l’élévation de l’église approche celle de Cluny. Au revers de la façade, la tribune en surplomb rappelle la tribune St-Michel. Enfin, la collégiale St-Andoche de Saulieu est aussi de la famille des grandes églises clunisiennes.
Parmi les églises de village construites sous l’inspiration de Cluny, celles du Brionnais sont remarquables : Monceaux-l’Étoile, Varenne-l’Arconce, Charlieu, Iguerande…
La colline éternelle
Face à cette école clunisienne, le cas de la basilique de la Madeleine à Vézelay est à part. Construite au début du 12 e s., la nef est voûtée d’arêtes, alors que jusque-là, seuls les collatéraux, de faibles dimensions, l’étaient. Les grandes arcades sont surmontées directement par des fenêtres hautes qui, s’ouvrant dans l’axe de chaque travée, éclairent la nef. Les pilastres sont remplacés par des colonnes engagées, et les arcs doubleaux soutenant la voûte restent en plein cintre (peut-être l’église d’Anzy-le-Duc a-t-elle servi de modèle). Pour rompre la monotonie de cette architecture, on a recours à l’emploi de matériaux polychromes : calcaires de teintes variées, claveaux alternativement blancs et bruns. En tant que lieu de pèlerinage, la basilique est dotée d’un chevet à déambulatoire et de chapelles rayonnantes.
L’art cistercien
Dans la première moitié du 12 e s., le plan cistercien fait son apparition en Bourgogne. Caractérisé par un esprit de simplicité, il apparaît comme l’expression de la volonté de saint Bernard , édictée dans la Charte de charité (1119). En lutte contre le relâchement des moines clunisiens, il s’oppose avec violence et passion à la théorie des grands constructeurs des 11e et 12 e s., comme saint Hugues, Pierre le Vénérable, Suger, qui estiment que rien n’est trop riche pour le culte de Dieu. L’architecture dépouillée qu’il préconise reflète bien les principes même de la règle cistercienne : une beauté sobre et recueillie faite pour la prière et la charité. S’il se heurte au début à de grandes difficultés – rigueur du climat, maladies –, il impose à ses moines comme à lui-même les plus durs travaux. La nourriture, frugale, n’a d’autres fins que de reconstituer les forces (d’où le réfectoire, terme issu de « refaire »).
L’envolée de Clairvaux
Trois ans après son entrée à Cîteaux, Bernard est envoyé essaimer aux limites de la Bourgogne et de la Champagne, dans la vallée de l’Absinthe, qui devient « Clairvaux » (la claire vallée). Promu abbé, il accomplit une œuvre gigantesque. Sous son abbatiat, Clairvaux connaît la prospérité : dès 1135, 1 800 ha de forêts et 350 ha de prés et de champs dépendent de l’abbaye, où les bâtiments de pierre ont remplacé les bâtisses de bois des premières années.
Les cisterciens imposent un plan quasi unique à toutes les constructions de l’ordre, dirigeant eux-mêmes les travaux des nouvelles abbayes. Leur exigence engendre la naissance d’un style aisément identifiable. Le renom de Bernard attire bientôt à Clairvaux un grand nombre de vocations, si bien qu’en 1121 est fondée dans la Marne l’abbaye de Trois-Fontaines, que suivront bientôt 70 monastères.
Fontenay montre la disposition habituelle des différents bâtiments, qui s’est répandue à travers l’Europe, de la Sicile à la Suède. Une façade simple, sans portail, avec un lanterneau, mais pas de clocher (nul besoin d’appeler les fidèles) : les cisterciens vivent à l’écart des routes fréquentées. Une nef aveugle couverte d’un berceau brisé, comme dans l’architecture clunisienne. Des bas-côtés voûtés de berceaux transversaux. Un transept qui déborde largement (croix latine), deux chapelles carrées s’ouvrant à chaque croisillon, et un chœur, carré et peu profond, se terminant par un chevet plat, éclairé par deux rangées de fenêtres, en triplet. Enfin, cinq fenêtres percées au-dessus de l’arc triomphal, et chaque travée des bas-côtés éclairée par une fenêtre. On trouve près de 600 églises de ce type, de l’Allemagne au Portugal.
En évitant tout décor, en éliminant pratiquement tout motif d’ornementation, que ce soit les vitraux de couleur, les pavements, les peintures murales ou les chapiteaux historiés, les cisterciens parviennent à exécuter des monuments d’une remarquable pureté. À l’instar des verrières en grisaille, même les enluminures sont monochromes (La Grande Bible de Clairvaux). C’est la lumière seule, la « Lumière d’En Haut », qu’il convient de glorifier.
La sculpture romane
Avec le choix du support, tympan et chapiteau, la sculpture monumentale épouse l’architecture. Le Brionnais , où l’on trouve une concentration exceptionnelle de portails sculptés, est le plus ancien foyer de sculpture romane bourguignonne. Dès le milieu du 11 e s., un style un peu rude et naïf naît à Charlieu et dans la région : les sculpteurs se soucient peu du réel, les figures sont ramassées, hiératiques et riches en symboles. Après avoir travaillé à Cluny, appelés par l’abbé Hugues de Semur , qui appartenait à la famille des seigneurs du Brionnais, les artistes optent pour une grâce nouvelle, allongeant les figures et créant des compositions plus souples.
La grande abbaye bénédictine de Cluny draina en effet sur son chantier de nombreux sculpteurs et imagiers des régions voisines, devenant un centre de création pendant une vingtaine d’années (de 1095 à 1115). Un art délicat y voit le jour. Sur les chapiteaux du chœur – rare témoignage parvenu jusqu’à nous, présenté dans le farinier –, une végétation variée et des personnages aux attitudes adroitement observées révèlent un goût nouveau pour la nature (allégorie des saisons, fleuves du paradis). Les figures sont drapées de tuniques flottantes où les plis déterminent un modelé en harmonie avec la sérénité recherchée, preuve que l’on commence à s’émanciper des contraintes formelles du chapiteau.
Dans le domaine du ciseau, l’influence clunisienne s’est exercée à Vézelay . Outre ses chapiteaux historiés, la basilique de la Madeleine abrite un grand portail sculpté dont le tympan représente le Christ envoyant ses apôtres en mission avant son ascension au ciel. La composition est envahie par un mouvement magistral où souffle l’Esprit : les corps s’agitent et les draperies, sillonnées de plis aigus et serrés, bouillonnent.
Cette œuvre, réalisée vers 1125, présente des points communs avec le portail du Jugement dernier de St-Lazare d’ Autun (1130-1135), aux figures très allongées, aux draperies plissées, encore plus fines et moulées sur les corps. Le sculpteur Gislebertus s’est attaché à rendre toute la diversité des attitudes et des sentiments humains. Les chapiteaux de la nef et du chœur évoquent de façon vivante des scènes de la Bible et de la vie des saints, dont s’inspireront avec talent les artistes de St-Andoche à Saulieu.
Une volonté de renouvellement du style se fait jour au milieu du 12 e s. sur les portails de St-Lazare à Avallon : on y trouve conjointement une décoration luxuriante où apparaissent des colonnes torses, expression de la « tendance baroque » de l’art roman bourguignon, et une statue-colonne qui fait songer à celles de Chartres. Les rondes-bosses du tombeau de saint Lazare à Autun (1170-1184) annoncent également par leur troublante présence l’évolution vers le gothique.
La peinture romane
Dans la crypte de la cathédrale d’ Auxerre , qui renferme des fresques du 11 e s., on voit une représentation exceptionnelle du Christ à cheval, tenant à la main droite une verge de fer. Il est intéressant de le comparer avec le Christ en majesté peint dans le cul-de-four de l’abside, daté du 13 e s.
À Anzy-le-Duc , un important ensemble de peintures murales, découvert au milieu du 19 e s., fait montre d’une tout autre technique : teintes mates, très atténuées, dessins au trait sombre recouvrant un fond composé de bandes parallèles.
Une tradition à fonds bleus apparue à Cluny III est reprise dans la chapelle du « château des Moines », résidence des abbés à Berzé-la-Ville , à travers de belles compositions, probablement exécutées par les artisans de l’abbaye. L’imposant Christ en majesté, entouré de six apôtres et de nombreux autres personnages, a un air de famille avec les mosaïques de l’impératrice Théodora à Saint-Vital de Ravenne (6 e s.). Cette correspondance entre l’art clunisien et l’art byzantin s’explique par l’action prépondérante de saint Hugues, qui entretenait des relations constantes avec l’Italie, et Rome tout particulièrement.
Considérant cette influence de Cluny sur l’art du 12 e s., on peut dire que la destruction de la grande abbatiale de Cluny au début du 19 e s. est une perte irréparable pour notre patrimoine et pour la connaissance de l’art roman.
Les effets de la réforme cistercienne
Comme c’est souvent le cas, le rôle des cisterciens ne s’est pas limité au domaine de la foi. Extrêmement organisés et efficaces, les moines blancs ont su tirer parti des terres les plus ingrates, souvent au fond des vallées, en défrichant et en construisant digues et canaux. Ils sont ainsi passés maîtres en hydraulique, dans les techniques viticoles, et en œnologie comme en métallurgie. Du 12 e s. à nos jours, la famille cistercienne a connu des crises et des renouveaux. En 1998, des moines venus du monde entier ont participé aux célébrations du 900 e anniversaire de Cîteaux.