Tout dernièrement, au cours de l’Assemblée générale du Syndicat de la Graineterie des départements de la Seine-Inférieure, de l’Eure et du Calvados, l’idée fut émise de créer à Rouen, à partir de l’an prochain, un Congrès annuel des graines et fruits à cidre. L’idée est excellente et ne peut que donner d’appréciables résultats. Rouen, il ne faut pas l’oublier, est le deuxième marché de fruits à cidre, après Rennes. On voit donc tout l’intérêt que présenterait, dans la capitale normande, la tenue des « Assises de la Pomme » qui seraient suivies par nombre de Normands spécialisés dans cette branche de commerce. C’est à ce sujet que nous publions une étude succincte du Marché des Pommes à cidre, étude comparative qui expose des problèmes économiques fort importants.
Deux mauvaises années successives de récolte pour les pommes à cidre se voient assez rarement, et c’est tant mieux pour nos cultivateurs. Ce fut cependant le cas des années 1925 et 1926. Comment s’étonner, dès lors, que bien avant l’ouverture de la campagne 1926, alors que les résultats désastreux de la précédente n’étaient que trop connus et qu’on augurait assez mal de celle qui suivait, des questions fort importantes aient été soulevées autour du marché et qu’elles aient donné lieu à d’acharnées controverses ? Il nous faut bien revenir à une année en arrière et voir d’abord sur quelles bases se fit la campagne de 1926.
Partisans et adversaires de l’exportation étaient aux prises. Car des marchands étrangers parcouraient la Normandie et, bénéficiant du change élevé sur leur pays, se portaient acquéreurs, à des prix satisfaisant les producteurs, de quantités de pommes à utiliser de l’autre côté du détroit.
Pour l’exportation se déclarait par exemple le Syndicat des Agriculteurs de la Manche, présidé par M. le sénateur Damecour, et ses arguments étaient les suivants :
Du jour où l’on découragera les producteurs en interdisant l’exportation, ceux-ci ne produiront plus. Le prix des pommes suit-il les cours du jour ? Non, il en est loin. Alors que le demi-hectolitre – la barattée – valait avant-guerre de 1 fr. 25 à 2 fr. 50, en 1924 il atteignait comme grand maximum 2 francs, et 6 francs en 1925, soit une moyenne inférieure à 4 francs. Ainsi, la pomme, produit de nécessité, n’a pas vu son prix même doubler, alors que toutes les marchandises ont atteint sept à huit fois leur valeur d’avant-guerre. Or, les frais de ramassage et de transport ont suivi cette dernière hausse. Autrefois, on prenait 0 fr. 25 pour ramasser une barattée et aujourd’hui c’est au moins 1 fr. 50. Encore ne trouve-t-on pas toujours de la main-d’œuvre. Et le transport par voiture attelée ? 5 francs le fer à cheval au lieu de 0 fr. 80, et la même hausse chez le bourrelier, chez le charron. Ces prix ne militent-ils pas en faveur du relèvement du prix des pommes et si les offres des marchands étrangers peuvent les provoquer, eh bien, tant mieux !
Contre l’exportation, voici les arguments de la Chambre de Commerce de Cherbourg :
La récolte générale des fruits à cidre est évaluée pour la prochaine campagne – 1926 – à 18 millions de quintaux, soit 6 millions de moins que la récolte moyenne. La culture ne possède plus de réserve de cidre dans ses caves et celliers. Des prix exceptionnels et hors de proportion sont faits pour l’exportation. S’ils sont maintenus, le cidre, boisson de plus d’un tiers des Français, atteindrait un prix qui le mettrait hors de portée de la plus grande partie des consommateurs. L’exportation, même si elle n’affectait qu’une partie plus ou moins forte de la récolte, aurait pour résultat de fausser les cours par répercussion, et ne permettrait plus le libre jeu de la loi de l’offre et de la demande. La culture obtenait, antérieurement aux offres faites par l’étranger, des prix qu’elle considérait comme convenables. Il faut interdire l’exportation.
Bien entendu, les Chambres syndicales de brasseurs et débitants partageaient cet avis. De nombreuses Municipalités – et notamment celles de Rouen, Le Havre, Fécamp, etc… – avaient voté des adresses au Ministre de l’Agriculture pour demander l’interdiction de l’exportation. Devant cette poussée d’opinion, on assista à un fléchissement des cours. Il y a lieu de dire également que les transactions premières avaient été un peu spéculatives. En Normandie, on avait vu des offres à 350 et 400 francs la tonne, en Bretagne de 375 à 425 francs. La possibilité d’un arrêt diminua d’environ 100 francs ces sommes.
En ce qui concerne l’importance de la récolte des fruits à cidre, celle-ci ne devant être connue que longtemps après la campagne, par les statistiques officielles, certains groupements demandaient, comme pour les vins, le vote d’une disposition dans l’esprit de celle qui inspira la loi du 29 juin 1907, portant obligation de la déclaration de récolte. A ce moment seulement, le commerce aurait trouvé des indications précieuses pour la fixation des cours et n’aurait pas été amené à réclamer, en années de pénurie probable, le vote de dispositions telles que l’arrêt de l’exportation et celui de la distillation.
La consommation du cidre réservée d’abord, l’excédent pourrait, dans des proportions à déterminer, passer la frontière, ou servir à alimenter les industries, celle de la distillerie d’alcool neutre, entre autres.
Cela a l’air très facile : Quand il y aura des pommes, on exportera. Quand il y en aura moins, on exportera moins. Quand il n’y en aura pas assez pour nous, on n’exportera plus…
C’est très facile comme cela, sur le papier. Mais, dans la pratique, quelles luttes, quelles difficultés ! Ah ! Qu’il est donc délicat de savoir s’il y a des pommes ou s’il n’y en a pas…
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Pour « une année où il y a des pommes », on ne peut pas dire que 1926 fut « une année où il y eut des pommes »… Les bons Normands la caractérisèrent : une *petite demi-année*. Et cela, voyez-vous, c’est admirable.
D’une enquête faite par le Comité National du Cidre, il résultait que la récolte de 1926 pouvait être estimée à environ 16 millions de quintaux, très inférieure à la moyenne normale évaluée à 25 millions de quintaux. Certains départements cidricoles, notamment les départements bretons, avaient une récolte nettement déficitaire, ne pouvant suffire aux besoins de la population paysanne et ouvrière, dont le cidre était la boisson principale. Une récolte aussi faible succédant à une mauvaise récolte comme celle de 1925, qui n’avait pas atteint 12 millions de quintaux, ne semblait pas pouvoir permettre de donner satisfaction aux besoins nationaux. Le Comité émettait l’idée de réduire l’exportation, mais que dans le cas où, pour des raisons internationales, l’exportation ne pourrait être interdite, il serait à souhaiter que l’application d’un droit de sortie ad valorem vienne contrebalancer, dans une certaine mesure, l’action exercée sur les cours par les acheteurs étrangers.
Le raisonnement des producteurs, partisans de la liberté d’exportation, n’a pas varié une seule fois : « Le cours des pommes a atteint 350 francs la tonne, disait l’un d’eux. Citez-nous, je vous prie, des produits industriels ou autres augmentés dans la proportion de 3,5 et pourtant, on n’en combat pas l’exportation. Prouvez que la pomme, à ce prix, est trop chère à la production. C’est précisément à cause du contraire qu’elle est tentée de quitter la France. Consentez à payer au producteur des prix en rapport avec ceux des produits dix fois plus chers qu’avant-guerre – il n’en demande pas tant – et vous pouvez être persuadé que le producteur ne souhaitera pas plus qu’un autre l’exportation de ses produits. »
C’est là qu’on se trouvait au moment de la campagne de 1926.
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Si l’on chiffre la récolte très mauvaise de l’année 1925, par 100, on peut dire que celle de 1926 fut de l’ordre de 130 à 135, alors que celle de 1924 était de 220 à 225.
Il y eut, approximativement, 1.800.000 quintaux en 1924 ; 600.000 quintaux en 1925 ; 1.000.000 en 1926 pour le seul département de la Seine-Inférieure.
En 1924, beaucoup de pommes, les tonneaux sont remplis. En 1925, désastre, pas de pommes, les tonneaux remplis l’année d’avant se vident. En 1926, peu de pommes et plus rien dans les tonneaux.
Au fond, exporte-t-on beaucoup ?
Non. En 1924, année exceptionnellement bonne, on a exporté, par la Seine-Inférieure, dans une proportion infime : 5 pour 1.000.
Mais, l’an dernier, au moment de la campagne, un vent de panique souffle sur le pays. La livre sterling monte, monte… Et c’est à ce moment qu’on lance ce bruit : *la rafle des pommes*… Il faut ramener l’affaire à des proportions justes. On ne rafle pas tant que cela ! Et un autre remède serait bien plus sûr : frapper les pommes d’un droit de sortie…
On épiloguerait longuement sur cette question. Nous n’avons voulu que l’indiquer. Aussi bien, on sait que, selon le vieil adage cher aux Français, tout finit… par se tasser. Et, dans le cas qui nous occupe, « tout se tassa » parfaitement.
Pour pouvoir faire des comparaisons avec la récolte de 1927, exposons brièvement, pour finir cet article, ce que fut la récolte de 1926 dans nos contrées.
Prenons d’abord un exemple typique :
Aux Andelys, la récolte fut mauvaise, mais « il y avait quand même des pommes » ! Elles se vendaient de 12 francs à 13 francs la rasière de 28 kilogrammes. Le prix de 12 francs s’applique à un marchand de cidre, le prix de 13 francs à la distillerie qui fait venir des wagons de Bretagne, au prix de 380 francs la tonne, marchés conclus en mai ou juin. Mais nombreux étaient ceux qui disait : « J’en ai assez pour moi. Cela me suffit. » La densité était satisfaisante : 10 à 11 degrés pour le cidre de novembre. La pomme était petite, mais elle contenait plus de sucre. Aux Andelys, les vieilles traditions sont respectées ! Quand la récolte est bonne, on fait 600 litres de « pur jus ». L’année suivante, si elle est mauvaise, on convertit le « pur jus » en boisson ; si elle est bonne, on fait de la « goutte », ainsi de suite. Il y a dans la commune 11.200 pieds de pommiers.
En 1920, la récolte fut de 1.000 quintaux.
– 1921, – 9.000 –
– 1922, – 2.000 –
– 1923, – 3.000 –
– 1924, – 5.000 –
– 1925, – 3.400 –
– 1926, – 2.500 –
Voilà donc un exemple très net.
Indiquons sommairement les appréciations pour la récolte de 1926 dans les principaux centres. Nous avions l’an dernier :
Duclair : récolte très inférieure.
Pavilly : récolte médiocre quant à la quantité, mais supérieure pour la qualité. De 280 à 300 francs la tonne.
Doudeville : bonne moyenne.
Fontaine-le-Bourg : le ¼ seulement de la normale.
Bosc-le-Hard : le ⅓ du rendement.
Luneray : le 1/10. Les pommes dites « précoces » et dont la qualité est recherchée se vendirent 8 à 9 francs la livre.
Tôtes : atteignent 360 francs.
Auffray : récolte moyenne.
Autour de Dieppe : mauvaise récolte.
Du côté d’Eu : franchement mauvaise. Cependant, quelques clos abrités favorisés.
Bolbec : récolte plutôt mauvaise.
Montivilliers : mieux que ce qu’on croyait…
Rive gauche de la Seine : mauvaise. Un cultivateur de La Mailleraye, qui fait 300 rasières en temps normal, en eut une dizaine.
Forges-les-Eaux : mauvais.
Gournay : plus de réserves.
Pont-Audemer : passable.
Louviers : récolte moyenne.
Lisieux : très médiocre.
Caen : demi-année.
Touques : les cultivateurs disent « Pas de pommes à Touques, mais beaucoup à Beaumont-en-Auge.
Beaumont-en-Auge : les cultivateurs disent « Pas de pommes chez nous, mais beaucoup à Touques… »
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Nous verrons dans notre prochain article ce qu’a été la récolte de cette année.
Bornons-nous à une simple indication.
Le Bureau de la Confédération Générale des Producteurs de Fruits s’est réuni le 11 octobre, à Lisieux, et a fait deux constatations suivantes :
1° Cette année, pas d’hésitation possible : il y a des pommes ;
2° Il y en a même trop. Il s’en perd.
Que disent les producteurs ?
Ils disent ceci : Le prix de vente ne couvre même plus les frais de ramassage.
Nous demandons qu’on favorise l’exportation et que l’on diminue les tarifs de transport et les droits fiscaux qui frappent les fruits à cidre.
Que disent les consommateurs ?
Ils disent : Nous n’y comprenons plus rien. L’an dernier, mauvaise récolte, les prix montent. Cette année, bonne récolte, les prix vont monter.
Que faut-il penser de cette nouvelle situation ?
La récolte des fruits à cidre de 1927 a été bonne dans l’ensemble, et va en augmentant, de la Normandie vers la Bretagne. La Seine-Inférieure a été un des départements les moins favorisés ; le Calvados est mieux partagé ; dans la Manche, c’est l’abondance et, dans le Finistère, dans l’Ile-et-Vilaine, on ne sait que faire des pommes…
Mais de là à dire que certains cultivateurs préfèrent laisser pourrir les fruits à terre, sous prétexte que les frais de ramassage et de transport enlèvent tout bénéfice… Non. La rasière de pommes s’est négociée à un bon prix, allant de 5 à 7 francs. Or, le ramassage d’une rasière revient à peu près à 0 fr. 60. Comptons 1 franc de frais de transport et il nous reste encore un assez joli gain.
La récolte, pour le seul département de la Seine-Inférieure, a atteint 1.300.000 quintaux. On en a exporté une infime partie. Le tiers environ de la récolte est allé aux distilleries pour la fabrication de l’eau-de-vie et de l’alcool. Le reste, soit à peu près 970.000 quintaux, est passé dans la fabrication du cidre.
Il y a du cidre. Les tonneaux se sont remplis. On en a fait pour deux ans. Et il y a aussi de la goutte…
Le débouché assuré pour le producteur ne réside pas dans l’exportation.
On exporte très peu, nous l’avons dit. On fit, l’année dernière, autour de cette question de l’exportation, beaucoup de bruit pour rien du tout…
On a vu partir un bateau, deux bateaux de pommes pour l’Angleterre… Qu’est-ce que cela signifie ? Pas grand’chose. L’exportation des fruits à cidre est une opération très compliquée, surtout lorsqu’il s’agit de vendre la marchandise dans un pays d’outre-mer. La pomme ne se prête nullement à tant de manipulations : le ramassage ; le chargement à la pelle dans les wagons ; le déchargement à Honfleur ou à Dieppe ; le chargement dans le bateau ; le déchargement au quai destinataire ; le rechargement dans des wagons, etc., etc…
Comptez le nombre de manipulations. La pomme ne supporte pas d’être trop tassée. Dans le bateau, notamment, celles qui sont dans les couches inférieures sont échauffées, fermentent. Il y a énormément de déchet.
Avant la guerre, on exportait en Allemagne ; mais, depuis, les droits, dont nos voisins frappent l’entrée des fruits à cidre, doublent leur prix qui devient par trop onéreux.
Le débouché tout trouvé pour le producteur, c’est la distillerie, c’est l’alcool, ce sont les usines de Bosc-le-Hard, d’Yvetot… S’il n’y avait pas ces usines, c’est alors qu’on ne saurait que faire des fruits.
Les prix des pommes et de l’alcool sont liés entre eux.
Au début de la campagne actuelle, l’alcool valait 700 francs l’hectolitre, les pommes 180 francs. Actuellement, l’alcool vaut 1.000 francs, les pommes près de 300 francs.
Et nos pays font aux viticulteurs du Midi une concurrence extraordinaire.
Le vin ordinaire, à 10°, vaut 140 francs l’hectolitre, ce qui met le degré à 14 francs. Or, les pommes donnent le même alcool, mais le degré ne vaut que 10 francs, ou à peu près.
D’où vives protestations méridionales. Car, de moins en moins, le Midi est assuré de pouvoir faire fonctionner la soupape de la distillation.
C’est la guerre qui a lancé l’industrie de l’alcool en Normandie. Il fallait, pour les poudres, de l’alcool à tout prix. Mais, depuis, toutes les organisations ont été remaniées, les usines refaites, les procédés de distillation améliorés. Aujourd’hui, on fait fermenter du cidre en 48 heures.
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Nous ne faisons qu’effleurer toutes ces questions fort importantes. Nous n’avons d’ailleurs désiré que donner un aperçu sur le marché des fruits à cidre et ses débouchés. Traiter la question à fond exigerait un luxe de détails, de chiffres, de réflexions, qui déborderaient du cadre de cette revue. Mais nos lecteurs ont pu suivre à peu près tous les aspects du problème, qui constitue une branche essentielle de l’activité économique de notre province.
La récolte totale de cette campagne, en France, doit dépasser 20 millions de quintaux. C’est une excellente moyenne.
Les agriculteurs, à de rares exceptions près, sont satisfaits. Sans doute, ceux qui ont vendu leur récolte au début de la campagne ont-ils moins réalisé de bénéfices que ceux qui la vendent actuellement. Mais, on ne pouvait prévoir, n’est-ce pas, la hausse de l’alcool dans les proportions où elle s’est produite. On dit, d’ailleurs, que cette hausse n’est que passagère.
Les prix du marché des fruits à cidre ont été sensiblement inférieurs à ceux pratiqués l’an dernier. Nous ne redonnons pas un tableau complet de ce marché, ainsi que nous avions essayé de le faire dans le précédent article, pour la campagne 1926.
Il y a eu progrès partout. Mais nous reprendrons, l’année prochaine, la question sous le même jour et nous pourrons établir un tableau comparatif pour trois années, qui ne manquera pas d’intérêt.
L. G. G[ARROS], L[ouis] (18..-19..) : Le Marché des Pommes à Cidre (1928).