Comment Chaplin est devenu Charlot
Posté par francesca7 le 16 avril 2014
Il est né le 7 février 1914, dans « Charlot est content de lui ». Par quel prodige ? Et comment a-t-il conquis les foules ? Interview Le Point.fr.
Il porte déjà la redingote et le melon, mais, sous le lourd maquillage noir, ses yeux n’ont pas encore la naïveté feinte qui les rendra si beaux. Ce 7 février 1914, avec Kid Auto Races at Venice, c’est déjà Charlot qui apparaît : un personnage tout entier collé au dieu du mime qui l’a fait naître, un « vagabond » admirable, suprêmement drôle, capable de transformer les ficelles les plus grosses en prodiges de finesse. Bientôt il mangera un à un ses petits pois sous l’oeil terrible du serveur qui lui présente la note, fera danser des petits pains, manquera d’étouffer sous une poitrine trop opulente. Puis mourra, de son propre chef, en laissant la grande histoire prendre l’avantage : c’est Le Dictateur, où Chaplin se met à parler. Christian Delage, historien et réalisateur, auteur de Chaplin, la grande histoire(éditions Place, 2002), explique comment Charlot est né, et pourquoi il a su, comme nul autre, soulever l’amour des foules.
Le Point.fr : Comment Chaplin construit-il Charlot ?
Christian Delage : Par tâtonnements. Au début, son personnage de vagabond porte un frac et un haut de forme. Il est très élégant, mais, alternativement, il apparaît aussi comme mal fagoté. Chaplin va hésiter un moment avant de le définir par son chapeau melon, son pantalon trop grand, les chaussures qui le font marcher en canard. De la tête à la ceinture, il est très bien habillé ; de la ceinture aux pieds, c’est un traîne-misère. Lorsqu’il crée sa société de production, il tourne d’ailleurs un film où on le voit arriver dans ses bureaux et vérifier dans son coffre-fort que ses chaussures y sont bien conservées – serait-ce là un signe de la richesse de son personnage ou de son créateur ? La carrière de Chaplin peut aussi se comprendre comme un écart progressif entre le milieu pauvre dont il est issu et qui inspire Charlot, et l’embourgeoisement très rapide qu’il vit par ailleurs : en quelques années, il devient l’homme de cinéma le plus riche des États-Unis.
REGARDEZ un extrait du Kid :

http://youtu.be/Xh3z89u1NtY
D’où vient-il ?
Né en 1889 à Londres, plusieurs fois placé en hospice, en particulier à Lambeth, Chaplin a grandi dans un milieu d’artistes, de saltimbanques. Il commence très tôt, sur le tas, et apprend alors deux choses essentielles : la pantomime, et le travail du corps lié à l’art du cirque. Il répète ses gestes jusqu’à la perfection. Il est extrêmement agile, extrêmement gracieux. C’est un point important : son personnage sera celui d’un vagabond, mais qui, en toutes circonstances, conservera une élégance presque aristocratique.
Qu’est-ce qui, selon vous, le définit le mieux ?
La centralité. Charlot est au centre, tout le temps, et très souvent il regarde la caméra. C’est le cas dès son premier film, Charlot est content de lui (Kid Auto Races at Venice) : il est au bord d’un circuit automobile et vient sans cesse au milieu de la piste. Charlot est ainsi. Il dérange les autres, irrite les gros, les grands, les puissants, provoque plus fort que lui, resquille, pince les fesses des femmes. À la différence du timide Buster Keaton, il n’est pas entièrement positif. C’est sans doute pour cette raison que le public se retrouve en lui.
REGARDEZ un extrait de Charlot est content de lui :

http://youtu.be/FfJmkwJT56A
Le succès est-il immédiat ?
Oui, et international. Grâce à la pantomime, en effet, Charlot peut s’adresser au monde entier. Charlot soldat, en 1918, est distribué dans une vingtaine de pays. Les Français y sont particulièrement sensibles, et aussi bien les milieux populaires que les avant-gardes – comme Blaise Cendrars ou Fernand Léger.
Comment l’expliquez-vous ?
Il y a quelque chose dans son rapport au corps qui tient à l’épure, à la transformation d’un espace ordonné en un espace aux lignes brisées : une esthétique qui intéressait beaucoup les artistes des années 10 et 20. Mais cela est balancé par la grande perspicacité de Chaplin à l’égard des changements de la société. Comme le fordisme, comme la montée du nazisme. On lui a reproché de faire rire d’Hitler. Cela n’a pas de sens ! Avant même le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale, Chaplin comprend au contraire que ce qui est en train de se produire va atteindre à l’humanité tout entière. Et il le donne à voir, comme toujours, à travers le double personnage qu’il joue : la fragilité du barbier, mais celle aussi du dictateur, qui s’effraie lui-même et finit débordé par sa propre folie.
Le Dictateur est aussi le premier film parlant de Chaplin. C’est aussi la fin de Charlot ?
Le parlant arrive dès 1927 et, jusqu’en 1940, tout l’enjeu pour Chaplin est de retarder son hégémonie. Dans Les Lumières de la ville, il met en scène cette contrainte : son personnage échoue à chanter. Ce qui est magnifique, c’est qu’il se résout à prendre la parole au moment de l’hitlérisme, et à faire de cette prise de parole un des noeuds de l’oeuvre : le dictateur s’exprime par onomatopées, par éructations. Le film rassemble, je crois, sa carrière tout entière.
REGARDEZ un extrait du Dictateur :

http://www.youtube.com/watch?v=xfVNyMLOYGQ
Comment voulait-il être perçu ?
Il était très soucieux de son succès et, à la tête de sa maison de production, contrôlait absolument toutes les étapes des films. Il organisait notamment des pré-projections pour voir où les gens riaient, où ils ne riaient pas, et ajuster au besoin. Tout passait par le personnage. Ce qui explique aussi qu’il ait toujours repoussé les avances de mouvements politiques.
Il a pourtant été victime de ses opinions.
Il y a là une convergence malheureuse de plusieurs éléments. D’une part, ses prises de position qui, dès les années 30, conduisent le FBI à le surveiller. D’autre part, les déboires conjugaux qui menacent de l’envoyer régulièrement devant les tribunaux. Sa rencontre avec la toute jeune Oona O’Neill, et leur mariage alors qu’elle est à peine âgée de 18 ans, provoque le scandale. Chaplin se retrouve avec, aux trousses, une presse peu amène à son égard. Puis apprend, alors qu’il est sur un bateau en direction de Londres, que son retour aux États-Unis est compromis. Il se replie en catastrophe en Angleterre, puis en Suisse. Certes, il va vivre dans une belle maison, auprès de ses huit enfants. Mais l’artiste est amer et isolé. Peu de temps avant sa mort il est rappelé en Californie pour recevoir un oscar d’honneur. Il joue le jeu, remet son melon, fait deux pas en Charlot. En faisant l’éloge de leur nation, il met les Américains devant leurs responsabilités, eux qui, après l’avoir adulé, l’avaient rejeté.
REGARDEZ Charlie Chaplin recevoir un Oscar d’honneur :

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