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Claude Monet, figure emblématique de l’impressionnisme

Posté par francesca7 le 16 avril 2014

(Extrait de « Le Gaulois » du 6 décembre 1926)

Claude Monet, figure emblématique de l’impressionnisme dans FONDATEURS - PATRIMOINE 318px-Claude_Monet%2C_Saint-Georges_majeur_au_cr%C3%A9puscule 

 

 
Au lendemain de la mort de Claude Monet survenue le 5 décembre 1926, Louis Gillet, historien d’art et de la littérature ayant rencontré le célèbre peintre à Giverny et qui l’avait encore croisé une semaine auparavant, évoque ce « dernier survivant d’un monde disparu » que révulsaient le snobisme et le charlatanisme en quelques lignes poignantes : au simple égrenage d’événements émaillant son existence, à l’énumération froide des œuvres de cette figure emblématique de l’impressionnisme, il préfère un portrait empreint de poésie, frappé au coin de la nostalgie et pétri de sensibilité

Claude Monet est mort. Depuis huit ou dix jours, je le savais indisposé. Mais il était encore si robuste, il respirait une telle santé, que je ne voulais pas croire qu’il fût vraiment malade. Une grippe ne pouvait avoir de prise sérieuse sur un tel homme. Ses quatre-vingt-six ans l’avaient un peu tassé, sans parvenir à courber cette tête et ces épaules puissantes. Levé à l’aurore, l’année dernière, je le voyais courir encore dans son jardin : je dis courir, du moins l’espace de quelques pas, et se retourner ensuite, du haut du petit perron, un sourire sur sa large face, en plein soleil, dans la gloire de son immortelle vieillesse.

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Claude Monet

 

Rien en lui ne sentait le déclin. L’âge s’ajoutait à sa personne comme une majesté de plus. Le souvenir de sa longue vie, radieuse aujourd’hui, mais longtemps combattue des orages, grandissait sa figure indomptée par les ans. J’avais beau le savoir souffrant, sa vigueur me donnait confiance. Sa mort étonne autant qu’elle afflige : elle me surprend comme si j’apprenais l’écroulement d’un roc, la disparition de ces falaises d’Etretat dont il a tant aimé les formes tourmentées, assiégées par la vague et assaillies par les tempêtes.

Il habitait depuis quarante ans, à une lieue de Vernon, dans la vallée de l’Epte, une maison rendue célèbre dans l’univers par ses peintures et par l’arabesque charmante d’un quatrain de Mallarmé

Claude Monet que l’hiver ni
L’été sa vision ne leurre,
Habite en peignant Giverny,
Sis auprès de Vernon, dans l’Eure.

Je me rappellerai toujours la première visite que je lui fis. C’était à la fin de l’hiver, un jour éclatant de février. Les rivières débordaient, la campagne était inondée. Pour arriver jusqu’au village il fallut faire un long détour par-dessus le plateau. Les collines calcaires du Vexin nageaient seules au milieu des cultures noyées, comme sur un lac resplendissant. Tout avait ce jour-là un aspect sans âge, le sourire d’une nature éblouissante de jeunesse, telle qu’elle pouvait être il y a plusieurs millénaires, à l’aurore du monde primitif : plus rien de mesquin, de caduc ; on ne voyait que les grands traits de la création, la magnifique ampleur de l’ancien golfe de la Seine, avant l’homme et les premiers siècles de l’histoire. Et le vieillard, au milieu de ce monde rayonnant, où il n’y avait de vivants que le soleil et les eaux, semblait le dieu du paysage.

C’est l’été qu’il fallait le voir, dans ce fameux jardin qui était son luxe et sa gloire et pour lequel il faisait des folies, comme un roi pour une maîtresse. Ce jardin de miracle se divisait en deux parties devant la maison ; le parterre s’inclinait doucement en pente vers la rivière. Quatre carrés, séparés par une allée de roses, y formaient autour de pelouses des cadres d’une seule fleur. De quinzaine en quinzaine, à partir du printemps, on renouvelait ce tapis, c’étaient autant de tableaux qui se succédaient dans cet espace, autant de fêtes que le maître se donnait à lui-même, une suite d’enchantements qu’il s’offrait dans ce parterre de Klingsor. Qui n’a pas vu le jardin de Giverny au mois de juin dans le grand flamboiement d’or et le délice des iris, ignore une des féeries des Mille et une Nuits.

De l’autre côté du chemin de fer, que suit la ligne de Gisors, s’étendait un second jardin, d’un caractère tout différent : un bocage, un bosquet touffu, de grands arbres, des ombres où se suspend un clair obscur ému, et, parmi ce demi-jour, une lueur secrète, un miroir de bronze noir réfléchissant le ciel, ce ;jardin d’eau, l’étang des nymphéas. C’était là le joyau du maître, sa passion, la nymphe dont il était épris. Pour agrandir cet étang. il avait dépensé sans compter, élargi son domaine, détourné quatre fois le cours de la rivière.

Deux jardiniers, (il y en avait six à demeure chez Claude Monet) passaient deux heures matin et soir à faire la toilette de cet étang, à ôter les mauvaises herbes, à enlever les feuilles mortes. Tous les jours, le maître descendait là et s’absorbait quelques heures dans une contemplation muette : surface liquide, immobile, où traînaient des ciels à la renverse, des reflets de nuages, de couchants et de crépuscules, miroir des phénomènes, image de l’abîme incertain de la vie, à la surface duquel s’épanouit quelques moments la fleur de songe, le divin rêve du lotus.

D’autres diront la vie de Claude Monet, ses oeuvres admirables, les premières toiles « impressionnistes » (on sait que c’est de Monet que le nom a pris naissance, à cause d’un tableau intitulé Impression soleil levant) ; on dira ces ouvrages, tant bafoués naguère et devenus illustres, la Robe japonaise, la Gare Saint-LazareVétheuilAntibes, la Côte NormandeBelle-lsle, et les étonnantes séries », les Meules, les Cathédrales, les Peupliers au bord de l’Epte, ces poèmes de l’atmosphère, où le grand peintre réussit à fixer l’impalpable, à faire le portrait de l’immatériel, à décomposer le monde solaire en analysant le rayon, et à découvrir cette nuance que chaque heure ajoute à la teinte des choses, cette nuance propre de la lumière que les vieux conteurs appellent la couleur du temps.

Je sais qu’en ces dernières années il était bien porté de médire de l’impressionnisme. Mais je ne veux parler que de l’homme : il était le dernier survivant d’un monde disparu. Né la même année que Rodin, il demeurait seul, après Renoir, après Degas, d’une génération héroïque, une des plus brillantes qu’il y ait eu en France depuis le temps des Boucher et des Fragonard. Par-dessus les faux classiques de l’école impériale, il tendait la main à la pure tradition de chez nous : c’était le même sang qui coulait dans ses veines, la race et le sourire de la France, avec un lyrisme de plus, je ne sais quoi d’inspiré qu’on ne connaissait plus depuis Delacroix et Watteau. Cette impression de continuité, on l’avait en l’écoutant parler : entendre ses récits de jeunesse, entendre parler un homme qui avait connu Courbet et vu peindre Delacroix, qui parlait de ces grands morts comme de maîtres toujours présents, donnait une sensation singulière de grandeur.

 282px-Monet-Etretat-Lyon dans FONDATEURS - PATRIMOINE            182px-Claude_Monet_-_The_Manneporte_near_%C3%89tretat        276px-Claude_Monet_-_Regnv%C3%A6r%2C_Etretat_-_Google_Art_Project

Les Falaises à Etretat, par Claude Monet (1885)

 

Parvenu à l’âge du Titien, il continuait à peindre, toujours avec la même angoisse, le même tremblement, les mêmes accès de désespoir qu’éprouve un débutant qui ne sait rien de l’art. Dans ses dernières années, sa vue s’était trouvée menacée. Il avait subi deux fois l’opération de la cataracte. Il peignait cependant des paysages égarés, d’un aspect de plus en plus fiévreux, halluciné, dans des gammes impossibles, toutes rouges ou toutes bleues, mais d’une tenue magnifique ; on sentait toujours la griffe du lion.

Il était le dernier de sa génération. La gloire était venue, sans qu’il lui eût fait jamais une concession. Les mœurs nouvelles l’étonnaient. Le snobisme, le charlatanisme lui causaient une espèce de scandale et froissaient en lui je ne sais quelle intransigeance d’amour. Il n’aimait pas l’argent. « D’abord, la peinture se vend trop cher ! » s’écriait-il un jour, et il y avait dans sa voix du mépris et de la colère. Il lui semblait que la beauté vaut la peine qu’on souffre pour elle, et que c’était là sa dignité. Tout un hiver il avait vécu de pommes de terre, qu’il faisait pousser lui-même dans son jardin d’Argenteuil : c’est le souvenir dont il était le plus fier.

Dans ce monde moderne auquel il tournait le dos, il se trouvait désormais seul. De rares amis venaient le distraire dans sa retraite de Giverny ; le plus fidèle était M. Georges Clemenceau. On imagine sur le petit banc, au bord de l’étang des nymphéas, la méditation silencieuse des deux vieillards, et le ton dont le grand Vendéen pouvait dire au grand Normand : « Il n’y a plus que nous ! »

M. Clemenceau a fermé aujourd’hui les paupières de son ami. Il a fermé ces yeux qui auraient su voir dans la nature des merveilles nouvelles et arracher des voiles à ce vieil univers. Au bord de l’étang plein de songe, sa rêverie mélancolique se promena solitaire. Pleurez, ô nymphéas ! le maître n’est plus qui venait épier sur vos ondes, parmi les reflets du ciel et des eaux, la figure du rêve éternel de la vie.

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Comment Chaplin est devenu Charlot

Posté par francesca7 le 16 avril 2014

 

 

Il est né le 7 février 1914, dans « Charlot est content de lui ». Par quel prodige ? Et comment a-t-il conquis les foules ? Interview Le Point.fr.

220px-Charlie_Chaplin_portraitIl porte déjà la redingote et le melon, mais, sous le lourd maquillage noir, ses yeux n’ont pas encore la naïveté feinte qui les rendra si beaux. Ce 7 février 1914, avec Kid Auto Races at Venice, c’est déjà Charlot qui apparaît : un personnage tout entier collé au dieu du mime qui l’a fait naître, un « vagabond » admirable, suprêmement drôle, capable de transformer les ficelles les plus grosses en prodiges de finesse. Bientôt il mangera un à un ses petits pois sous l’oeil terrible du serveur qui lui présente la note, fera danser des petits pains, manquera d’étouffer sous une poitrine trop opulente. Puis mourra, de son propre chef, en laissant la grande histoire prendre l’avantage : c’est Le Dictateur, où Chaplin se met à parler. Christian Delage, historien et réalisateur, auteur de Chaplin, la grande histoire(éditions Place, 2002), explique comment Charlot est né, et pourquoi il a su, comme nul autre, soulever l’amour des foules.

Le Point.fr : Comment Chaplin construit-il Charlot ? 

Christian Delage : Par tâtonnements. Au début, son personnage de vagabond porte un frac et un haut de forme. Il est très élégant, mais, alternativement, il apparaît aussi comme mal fagoté. Chaplin va hésiter un moment avant de le définir par son chapeau melon, son pantalon trop grand, les chaussures qui le font marcher en canard. De la tête à la ceinture, il est très bien habillé ; de la ceinture aux pieds, c’est un traîne-misère. Lorsqu’il crée sa société de production, il tourne d’ailleurs un film où on le voit arriver dans ses bureaux et vérifier dans son coffre-fort que ses chaussures y sont bien conservées – serait-ce là un signe de la richesse de son personnage ou de son créateur ? La carrière de Chaplin peut aussi se comprendre comme un écart progressif entre le milieu pauvre dont il est issu et qui inspire Charlot, et l’embourgeoisement très rapide qu’il vit par ailleurs : en quelques années, il devient l’homme de cinéma le plus riche des États-Unis.

REGARDEZ un extrait du Kid :

Image de prévisualisation YouTube

http://youtu.be/Xh3z89u1NtY

D’où vient-il ? 

Photographie de Charlot l'air énervé tenant la main à un petit garçon en haillons

Né en 1889 à Londres, plusieurs fois placé en hospice, en particulier à Lambeth, Chaplin a grandi dans un milieu d’artistes, de saltimbanques. Il commence très tôt, sur le tas, et apprend alors deux choses essentielles : la pantomime, et le travail du corps lié à l’art du cirque. Il répète ses gestes jusqu’à la perfection. Il est extrêmement agile, extrêmement gracieux. C’est un point important : son personnage sera celui d’un vagabond, mais qui, en toutes circonstances, conservera une élégance presque aristocratique. 

Qu’est-ce qui, selon vous, le définit le mieux ? 

La centralité. Charlot est au centre, tout le temps, et très souvent il regarde la caméra. C’est le cas dès son premier film, Charlot est content de lui (Kid Auto Races at Venice) : il est au bord d’un circuit automobile et vient sans cesse au milieu de la piste. Charlot est ainsi. Il dérange les autres, irrite les gros, les grands, les puissants, provoque plus fort que lui, resquille, pince les fesses des femmes. À la différence du timide Buster Keaton, il n’est pas entièrement positif. C’est sans doute pour cette raison que le public se retrouve en lui.

REGARDEZ un extrait de Charlot est content de lui : 

 

Image de prévisualisation YouTube

http://youtu.be/FfJmkwJT56A

Le succès est-il immédiat ? 

Oui, et international. Grâce à la pantomime, en effet, Charlot peut s’adresser au monde entier. Charlot soldat, en 1918, est distribué dans une vingtaine de pays. Les Français y sont particulièrement sensibles, et aussi bien les milieux populaires que les avant-gardes – comme Blaise Cendrars ou Fernand Léger. 

Comment l’expliquez-vous ? 

Il y a quelque chose dans son rapport au corps qui tient à l’épure, à la transformation d’un espace ordonné en un espace aux lignes brisées : une esthétique qui intéressait beaucoup les artistes des années 10 et 20. Mais cela est balancé par la grande perspicacité de Chaplin à l’égard des changements de la société. Comme le fordisme, comme la montée du nazisme. On lui a reproché de faire rire d’Hitler. Cela n’a pas de sens ! Avant même le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale, Chaplin comprend au contraire que ce qui est en train de se produire va atteindre à l’humanité tout entière. Et il le donne à voir, comme toujours, à travers le double personnage qu’il joue : la fragilité du barbier, mais celle aussi du dictateur, qui s’effraie lui-même et finit débordé par sa propre folie. 

Le Dictateur est aussi le premier film parlant de Chaplin. C’est aussi la fin de Charlot ? 

Le parlant arrive dès 1927 et, jusqu’en 1940, tout l’enjeu pour Chaplin est de retarder son hégémonie. Dans Les Lumières de la ville, il met en scène cette contrainte : son personnage échoue à chanter. Ce qui est magnifique, c’est qu’il se résout à prendre la parole au moment de l’hitlérisme, et à faire de cette prise de parole un des noeuds de l’oeuvre : le dictateur s’exprime par onomatopées, par éructations. Le film rassemble, je crois, sa carrière tout entière.

REGARDEZ un extrait du Dictateur :

Image de prévisualisation YouTube

http://www.youtube.com/watch?v=xfVNyMLOYGQ

Comment voulait-il être perçu ? 

Il était très soucieux de son succès et, à la tête de sa maison de production, contrôlait absolument toutes les étapes des films. Il organisait notamment des pré-projections pour voir où les gens riaient, où ils ne riaient pas, et ajuster au besoin. Tout passait par le personnage. Ce qui explique aussi qu’il ait toujours repoussé les avances de mouvements politiques. 

Il a pourtant été victime de ses opinions. 

Il y a là une convergence malheureuse de plusieurs éléments. D’une part, ses prises de position qui, dès les années 30, conduisent le FBI à le surveiller. D’autre part, les déboires conjugaux qui menacent de l’envoyer régulièrement devant les tribunaux. Sa rencontre avec la toute jeune Oona O’Neill, et leur mariage alors qu’elle est à peine âgée de 18 ans, provoque le scandale. Chaplin se retrouve avec, aux trousses, une presse peu amène à son égard. Puis apprend, alors qu’il est sur un bateau en direction de Londres, que son retour aux États-Unis est compromis. Il se replie en catastrophe en Angleterre, puis en Suisse. Certes, il va vivre dans une belle maison, auprès de ses huit enfants. Mais l’artiste est amer et isolé. Peu de temps avant sa mort il est rappelé en Californie pour recevoir un oscar d’honneur. Il joue le jeu, remet son melon, fait deux pas en Charlot. En faisant l’éloge de leur nation, il met les Américains devant leurs responsabilités, eux qui, après l’avoir adulé, l’avaient rejeté.

REGARDEZ Charlie Chaplin recevoir un Oscar d’honneur :

Image de prévisualisation YouTube

http://youtu.be/J3Pl-qvA1X8

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LE PERSONNAGE DE GARGANTUA

Posté par francesca7 le 16 avril 2014

 

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La naissance de Gargantua, telle qu’elle est relatée dans les Chroniques, mobilise une nuée de personnages, accourus de divers horizons mythologiques : «  Tous dieux, semi-dieux, nymphes, paranymphes, déesses et autres se montrèrent fort serviables audict enfantement  »MorganeCybèle, Proserpine, Ysangrine et Cornaline reçoivent l’enfant. Le soleil, la lune, le vent, les feuilles des arbres même suspendent un temps leur mouvement. Ysabelle et Philocatrix – l’aïeule de Mélusine - baignent le bébé. Et sont aussi présents FaunusSilvanus, ainsi qu’une floppée de satyres et de lutins.

A sa mort, Gargantua ira rejoindre en Féerie le roi ArthurMorganeOgier le Danois et Huon de Bordeaux.

Est-ce là le signe de l’importance du personnage ? Il faut bien sûr faire la part de la fantaisie du récit. Il n’en reste pas moins que notre géant national, dont Rabelais a su extraire la substantifique moelle, s’inscrit d’emblée au coeur d’un univers mythologique polymorphe : celui qui anime le territoire français et certaines régions des pays limitrophes.

Son nom pourtant reste ignoré jusqu’aux années 1630. Ou du moins, on n’en relève aucune trace littéraire, ni iconographique. Enfoui dans le secret des traditions populaires, ce n’est que bien plus tard qu’il apparaît sous la plume des folkloristes qui sont allés le dénicher dans les légendes locales et dans les toponymes.

Et là c’est une révélation : on le découvre quasiment partout, inscrit dans la mémoire collective. Il est omniprésent dans les paysages. Il s’affirme comme un personnage essentiel de l’imaginaire local. L’impressionnant relevé de ce qui est parvenu jusqu’à nous – et qui, de façon évidente, ne doit que très peu à Rabelais – est là pour en témoigner.

C’est donc tout naturellement que l’on est amené à s’interroger sur la nature de ce volumineux personnage. Il paraît bien téméraire pourtant de chercher à le cerner, à en esquisser le portrait. Et il convient de rester très prudent. Ce qui n’empêche pas d’imaginer ce qu’il peut avoir représenté, de proposer des pistes, de lancer des hypothèses : en dépassant le premier degré des grosses plaisanteries – encore que … ; en enquêtant sur les traces qu’il a laissées ; en scrutant ses faits et gestes, les lieux qu’il a marqués, les thèmes récurrents, les mots eux-mêmes.

Son personnage ne s’appuie pas sur un récit chronologique, biographique, mais plutôt sur une accumulation de faits qui se répètent de lieu en lieu. Il apparaît comme un être intemporel, qui manifeste sa présence et son pouvoir ici et là.

Avant tout c’est un géant, et il rentre par là dans une catégorie bien définie de l’imaginaire. Mais, contrairement à la majorité des géants, il n’est en rien méchant, ni menaçant, même si, du fait même de sa taille, on préfère plutôt le voir s’éloigner. Et, s’il lui arrive de faire des dégâts, c’est bien malgré lui, et il se montre souvent prêt à réparer. De même, contrairement à la plupart des géants, il n’est pas attaché à un lieu particulier : il ne cesse de voyager, de parcourir, d’ »arpenter » à grandes enjambées le territoire, dans sa quasi totalité.

Gustave Doré, illustration pour <i>Vie inestimable du Grand Gargantua</i>C’est ainsi que Dontenville a pu suggérer que Gargantua réalise « à grande profondeur, notre unité nationale ». Il apparaît de fait, à la façon du dieu gaulois Teutatès, dans un rôle de protecteur de la communauté : c’est un guerrier, spécialement missionné par Merlin auprès d’Arthur pour le défendre contre ses ennemis. Il lutte contre les envahisseurs, contre les armées ou les géants qui mettent en péril le pays, ou bien d’une certaine façon contre le christianisme, la nouvelle religion qui menace les anciennes croyances (ne serait-ce qu’en ingurgitant périodiquement des moines, même si c’est par inadvertance, mais toujours en faisant honneur à l’esprit « gaulois »).

Et pourquoi après tout ne pas y voir une préfiguration d’Astérix, consolidé par Obélix pour la force et la manie de porter des mégalithes. Bourquelot ne parlait-il pas de lui en ces termes : «  Peut-être Gargantua doit-il être regardé comme une sorte de personnification de la race gauloise en lutte contre les Romains. Les peuples italiques avaient paru aux Gaulois, lors de leur invasion au-delà des Alpes, de petits et chétifs soldats ; c’est par cette idée qu’on pourrait expliquer le type de Gargantua comme représentation de la force celtique.  »

Son gigantisme l’impose comme un être supérieur, dont la tête peut se perdre dans les nuages, et qui prend plaisir à s’asseoir sur les plus hautes montagnes et sur les tours des cathédrales pour prendre des bains de pied dans les lacs ou les fleuves. Un être qui domine toutes choses, protéiforme et omniprésent, qui passe sans transition ni contradiction de la taille humaine à celle des montagnes. Cela répond bien sûr aux nécessités du récit, mais traduit aussi un caractère surnaturel, divin, omnipotent, à la fois proche des hommes et dominant l’Univers. Et cela contribue à en faire un dieu suprême et miséricordieux. S’agit-il pour autant du dieu unique d’un probable monothéisme gaulois ?

Dontenville, lui, le voit accouplé à Mélusine. Mais il n’y a pas nécessairement simultanéité. G.-E. Pillard explique qu’il serait «  inutile de chercher une quelconque parédrie : Gargantua « solaire » serait le successeur de Mélusine devenue « lunaire ». Et, dans ce cas, Gallemelle pourrait recouvrir l’image de Mélusine devenue, dans la légende, la « mère » de Gargantua. En réalité, elle ne lui a pas donné naissance, mais elle l’a précédé.  »  Il a été qualifié de dieu solaire : il fait régulièrement le tour du monde, et son premier voyage, accompagné de ses parents, et guidé par la Grant Jument dont ils tournent la tête vers l’ouest, le mène d’un lointain Orient jusqu’au Mont-Saint-Michel. Et c’est là, au bord de la mer Occidentale, qu’il finira par s’éteindre, ou bien qu’il s’embarquera pour les îles enchantées. Selon Gaidoz, le caractère dévorant, avaleur, de Gargantua conserverait le souvenir de sacrifices humains autrefois adressés au dieu solaire. Dontenville, lui, en fait un dieu du soleil couchant, associé en une sorte de triade, à Orcus, le dieu de la nuit, et à Belenos, celui de la lumière solaire.

Gargantua en tout cas ne s’impose pas vraiment comme un véritable démiurge, mais bien plutôt comme l’ordonnateur du cosmos ; il se contente d’aménager le paysage : les cailloux coincés dans ses bottes ou sa pierre à affiler forment les menhirs ; les palets avec lesquels il joue deviennent les tables des dolmens ; la terre décollée de ses sabots, et les produits de ses vomissures ou de sa défécation génèrent tertres et collines ; il tarit les rivières en buvant, et engendre les fleuves en urinant … Joueur maladroit, il ne se fait remarquer ni par son adresse, ni par sa précision, ce qui permet d’expliquer les irrégularités et bizarreries de la nature. Son caractère mal dégrossi, à l’emporte-pièce, et sa dépendance vis-à-vis des contingences naturelles, peuvent suggérer un regard pour le moins sceptique quant à la perfection de la nature humaine, voire divine. On est bien loin de l’harmonie des sphères célestes … Est-ce là la trace d’une véritable vision du monde, ou bien le résultat du long déclin d’une religion oubliée ?

L’activité de Gargantua se recentre souvent sur ses fonctions digestives, de l’ingestion à la régurgitation ou à la défécation. Cela pourrait le définir comme un dieu du temps, de la mort, qui dévore tout sur son passage. Il se bat volontiers en lançant des raves, légume souterrain, associé aux morts. Et Pillard parle de son « énorme bouche qui ressemble à un gouffre », à la gueule de l’Enfer, et il suggère que sa dent creuse, où ceux qu’il ingurgite trouvent régulièrement refuge, peut être considérée comme un« véritable purgatoire ». Tout cela en ferait un psychopompe, un passeur vers l’autre monde. Autre rôle qui renvoie à l’archange solaire saint Michel, auquel il est si souvent géographiquement associé.

Ses perpétuelles pérégrinations, ses traversées de cours d’eau, peuvent aussi suggérer un parcours initiatique, tandis que l’engoulement et le retour à la lumière du jour de ceux qu’il avale semblent représenter une épreuve marquée par la mort et la résurrection. G.E. Pillard suit cette piste : «  Les « tombes » de Gargantua figureraient très bien les lieux de célébration de « mystères », avec épreuves initiatiques, les déplacements de Gargantua matérialiseraient des itinéraires sacrés reliant des lieux de pèlerinage, et les dépattures en marqueraient les principales étapes.  »

Gargantua pourrait aussi être un dieu de la génération : on a observé des rites de fécondité autour de pierres qui lui sont dédiées, et il est tentant de donner une interprétation phallique aux épisodes qui évoquent sa « troisième jambe ».

Henri Fromage, quant à lui, a exploré, à la suite d’Henri Dontenville, quelques thèmes sonores qui reviennent en leitmotiv dans les épisodes légendaires : mul/mun (meule, moulin, meunier, moine …) qui ferait référence au dieu gallo-romain Mars-Mullo ; pal(palet, pelles …) qu’il rattache au latin spelunca, « caverne, grotte, entrées du monde souterrain » et qui serait à rapprocher de Mercure ; boui (bouillie, boeufs, boue, bois …) qui renverrait au dieu Apollon-Borvo des sources bouillonnantes. Ainsi Gargantuaassurerait à lui seul les fonctions propres à Mars, Mercure et Apollon

Enfin, parmi les multiples conjectures que suscite ce personnage, un récit le montre naissant à Plévenon, pas plus gros qu’une équille, mais très long, au point que sa tête sortait de la bouche de sa mère. Et cela nous mettrait sur la piste d’un dragon, également « à grand gosier », selon les mots de Dontenville qui est tenté de le voir représenté sous la forme du serpent à tête de bélier de l’iconographie gauloise : «  On peut soupçonner un Gargantua primitif d’avoir eu partiellement forme de serpent, d’avoir été le géant anguipède, mieux encore, de s’être transformé complètement, selon des rites perdus, de serpent en géant.  »

Gustave Doré, illustration pour les <i>Œuvres</i> de François RabelaisMais, si Gargantua est si important, pourquoi a-t-il été si longtemps entouré de silence ? Pourquoi est-il resté dans l’ombre ? On peut supposer qu’il était en fait trop dérangeant, en tant que représentant d’une religion qu’il fallait effacer de la mémoire. Dans ses Légendes rustiques, George Sand disait de Georgeon que «  ce nom terrible qui présidait aux formules les plus efficaces et les plus secrètes, ne devait être confié aux adeptes de la sorcellerie que dans le pertuis de l’oreille …  » Georgeon, un avatar de Gargantua ? En tout cas, les dieux anciens furent diabolisés ; et sans aucun doute parla-t-on longtemps de Gargantua sous le nom du « Diable« . D’autre part, le nom de « Gargantua » ne semble pas très ancien. Il pourrait s’agir d’un qualificatif pour un dieu au nom volontairement caché, non nommé, et peut-être même sans nom. Tout simplement, « celui du mont Gargan », de ces monts sacrés, désormais dédiés à saint Michel ou bien associés à d’anciens cimetières, que l’on retrouve un peu partout sur le territoire, et même hors de nos frontières, notamment en Italie avec le Monte Gargano (près duquel Florimont tue le géant Garganeüs), ainsi que, semble-t-il, sur le mont Ararat.

Et l’on peut tout simplement envisager Gargantua comme une figure composite, englobant toutes les anciennes divinités diabolisées sous ce nom par la nouvelle religion.

Pour tout savoir, visitez : http://www.mythofrancaise.asso.fr/mythes/figures/GAmytho.htm

 

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