LE PRESTIGE DE L’ORDRE au 19ème siècle
Posté par francesca7 le 22 février 2014
Le premier mouvement d’un gamin qu’on installe, loin de sa famille, comme interne, dans un pensionnat religieux ou laïque, et surtout lorsque cette maison n’est pas celle où sa jeune vanité s’était flattée d’entrer, est d’y trouver tout mauvais.
Je ne manquai pas de me conformer à cette loi lorsque je fus revêtu de l’uniforme des Frères de la rue d’Orléans, à Poitiers. Je n’étais pas habillé à mon goût ; mes maîtres me semblaient l’être d’une façon ridicule ; la vie en commun m’était odieuse ; les classes où l’on ressassait les mêmes matières pour un groupe de lambins en la tête de qui rien ne pénétrait, me causaient un interminable ennui ; les jeux, règles, obligatoires, nouveaux pour moi qui arrivais des champs libres, me faisaient l’effet de supplices, et je ne cherchais mon salut que dans des privilèges tels que celui qui consistait à aller prendre des leçons de latin chez l’abbé Daru et à se procurer, en fraude, de la moutarde de Dijon, par la complicité de la Mère Guette.
A ce régime, cependant, le temps passa, et il m’arriva d’éprouver un phénomène bien extraordinaire.
Je pense qu’on sait que je n’aime pas à employer des mots plus grands que la chose signifiée et que ma plus vive répugnance est, comme on dit aujourd’hui, de « bourrer les crânes », c’est-à-dire de vous raconter des balivernes pour vous donner à croire que les choses vont le mieux du monde ou sont beaucoup plus belles qu’on ne le croit. Je n’ai jamais, dans mes livres, ménagé ni mes modèles, même quand par hasard ils étaient sympathiques, ni aucune des « classes de la société » auxquelles ils se trouvaient appartenir, dans le but de vous faire croire qu’il y avait ici et point là un repaire de vertus. J’ai fait ma grimace d’enfant « embêté » à mes honorables maîtres, parce que c’est ainsi que cela s’est passé et ainsi que cela se passe la plupart du temps chez les moutards de mon espèce.
Eh bien ! la seule vérité m’oblige à dire qu’au bout de quelques mois de ma vie de jeune réfractaire, une modification singulière s’opéra en tout moi-même.
Cela ne se produisit pas tout d’un coup ; il n’y eut jamais dans ma vie ni révélation ni conversion brusque ; je suis d’une région française où l’on aperçoit l’envers des choses en même temps que la face, où l’on ne s’en laisse pas facilement conter, où l’on dégonfle les vessies en les perçant à l’aide d’une expression pointue. J’étais même trop jeune pour analyser le changement qui se produisait en moi ; je l’analyse, aujourd’hui, en me souvenant d’impressions que je subis dans ce temps-là et de faits caractéristiques ne pouvant laisser aucun doute sur l’état qui était alors le mien.
La première fois qu’un sentiment de cette qualité, et vraiment nouveau pour moi, m’envahit, ce fut lorsque je vis la figure et toute la personne de l’abbé Daru.
Cet homme n’avait, on en était certain, jamais laissé errer un grain de poussière sur sa soutane ni un brouillard dans son esprit. Il était soumis à un dogme, il observait de point en point une méthode ; il possédait en lui une activité sans répit, mais joyeuse, et qui connaissait tout aussi bien ses origines que ses fins dernières.
Comme notre esprit cherche toujours des analogies, dès que l’abbé m’était apparu, je m’étais demandé : « Où ai-je vu jamais quelqu’un dont un tel homme me fasse souvenir ? » Ce n’était pas le volontaire, autoritaire mais despotique M. Plancoulaine ; ce n’était pas le savant, si sage, mais si glacial M. Clérambourg ; ah ! peut-être, c’était ma vieille tante Planté, qui, sur sa terre et dans sa famille, savait ce qu’elle voulait, et, plus exactement, ce qu’il fallait qu’elle voulût, et qui l’accomplissait en dépit de tous les obstacles. Cependant encore, ma tante Planté n’était pas comparable à l’abbé Daru… Pourquoi ? C’est qu’il y avait quelque chose de désordonné dans la vie si intelligente et si forte de ma tante Planté ; or, cette petite tache, j’avais, je ne sais pourquoi, la certitude absolue qu’elle n’existait pas en la personne de l’abbé Daru.
Pareille idée, qui, vous le sentez bien, ne peut être que rudimentaire chez un enfant, mais qui eut assez de corps pour que je m’en souvinsse après si longtemps, je ne la rapporte que parce qu’elle me servit de transition et m’amena à comprendre quelque chose de plus important.
Ce n’est pas si facile que cela à expliquer ; mais beaucoup, je l’espère, qui ont été élevés comme moi, qui ont eu comme moi la faculté, heureuse ou non, de tout examiner, tout peser, tout juger par le moyen de ce diable de sens propre qui rend la vie si difficile, me comprendront à demi-mot ou grâce aux exemples que je donnerai.
Donc, au bout d’un certain temps, – et ce ne fut guère que vers la fin du premier trimestre, – un jour que, par les corridors infiniment longs et compliqués, nous marchions à la queue leu leu pour nous rendre à la chapelle, je remarquai que nous marchions bien, que notre pas était scandé régulièrement, qu’à des intervalles égaux des Frères, en rabat blanc, nous escortaient en nous surveillant sans trouver à redire à notre tenue déjà disciplinée par trois mois d’exercices de toutes sortes. Et c’est bien la première fois que l’idée de figurer dans un ensemble me fut agréable ! Un surcroît d’agrément me venait de constater que cet ensemble fonctionnait à merveille.
« Ce n’est pas une idée d’enfant ! » m’objectera-t-on. Ce n’est pas une idée commune chez les enfants, et je n’étais pas plus avancé que les autres. C’est une idée que je n’aurais pas été capable d’exprimer au moment où je rapporte qu’elle m’advint, parce que ce n’était pas en moi une idée claire ; mais nous nous souvenons de nombre d’idées ou d’impressions qui ne nous affecteront jamais que d’une manière confuse et dont nous pouvons dire très nettement qu’elles nous affectèrent tel jour précis.
Après tout, l’on conviendra qu’il y a plaisir chez un enfant de dix ans à constater qu’une machine dont il connaît tous les rouages est en état de rendre exactement le service qu’on lui demande. Et l’enfant se complaît à la voir agir dans la perfection. Nous n’étions, en ce temps-là, guère initiés aux arts mécaniques, et j’étais, pour ma part, assez enclin à remarquer les choses d’ordre moral. C’est une disposition comme une autre. Je ne vois donc rien d’extraordinaire au fait de m’être réjoui un jour, confusément, de l’ordre impeccable qui régnait dans un vaste établissement.
Je n’oserais pourtant pas encore tirer de la pénombre de mon enfance ce souvenir aux conséquences graves, si toute une suite d’autres faits ne venaient, parmi mes souvenirs, confirmer celui-ci.
S’il y a un sentiment de bien-être à se trouver, comme cela m’était arrivé, en présence d’une autorité forte et inspirant confiance, telle qu’était par exemple l’abbé Daru, il existe une satisfaction bien plus complexe à sentir, chacune à sa place, et à les voir réunies, toutes les autorités dont on dépend, et ceci, quelle que soit l’antipathie que quelques-unes d’entre elles puissent vous inspirer. Que ce que j’avance puisse paraître encore peu croyable, je ne le nie pas ; mais cela n’est paradoxal que pour celui qui, jamais de sa vie, n’a vu de ses yeux une machine fonctionnant bien.
Si je disais que tous mes maîtres en rabat blanc étaient des êtres exquis et dignes d’être mis en niche ou sur les autels, cela ferait plaisir, je présume, à beaucoup de lecteurs, et je semblerais un moins mauvais esprit. Mais je ne veux rien embellir ni qualifier meilleur qu’il ne me semblait être : tous, malgré le respect dont ils étaient dignes, ne m’inspiraient point admiration parfaite et amour. Eh bien ! quand tous ces Frères, – ceux que j’aimais et ceux que je n’aimais pas, – étaient réunis à leur longue table, le Frère Directeur au milieu d’eux, sous le grand Christ du réfectoire, formant en leur assemblée comme une vaste Cène digne du pinceau d’un Vinci ; quand, devant tout le pensionnat debout, le Directeur disait le Benedicite ou les Grâces » ; quand, surtout, chaque matin, dans la pénombre sépulcrale de la chapelle – où, à cette époque-là, j’assistais à la messe avec ennui, ayant mal au coeur pour m’être levé trop tôt et pour être encore à jeun – nous voyions se lever de nos bancs nos maîtres et s’avancer d’un pas lent, les paumes des mains unies, les doigts allongés dans cette attitude de prière propre aux pieux donateurs sur les vitraux du moyen âge et aux statues agenouillées des morts sur les tombeaux, puis recevoir la communion, des mains de l’aumônier, et revenir enfin tout contre nous, les yeux clos pendant plusieurs minutes, toute la vie du corps arrêtée par une méditation singulière qui semblait pour un moment les arracher à ce monde… eh bien ! oui, leur compagnie entière nous inculquait un sentiment et des dispositions générales qu’aucun des exemples du monde n’a été, depuis lors, assez puissant pour égaler.
Je n’étais ni bien disposé, ni à mon aise ; je n’étais capable que de bien petites réflexions ; et cependant, à maintes reprises, a couru dans mon dos ce frisson qui ne me trompe pas et qui veut dire qu’un des esprits ailés que j’imagine présider à ma vie, passe au-dessus de moi…
On n’oublie point ce genre d’émotions ; il remue, pétrit et modèle notre chair. Si je veux en un clair langage, exprimer ce qu’il en résultait pour mon cerveau d’enfant, ce n’était pas encore une inclination religieuse. A cette époque-là, je me souviens que la sensibilité religieuse n’existait à aucun degré chez moi. J’étais touché, et même ému, profondément, par la vue d’une petite société, dont je faisais partie, où tout se passait dans un ordre impeccable, où un mélange d’autorité forte et de douceur empêchait que personne fût sérieusement mécontent, et où il apparaissait, même à mes sens puérils, que la source de l’ordre provenait d’un je ne sais quoi inexplicable, probablement très grand, imposant et mystérieux.
Et encore, tout cela ne se débrouilla-t-il définitivement que par la vertu du contraste.
Lorsqu’aux vacances du Jour de l’An, je débarquai dans ma famille, je me trouvais être devenu un autre enfant.
La paix régnait à la maison et dans Beaumont pour le moment ; mais j’estimais que rien n’y était cependant comparable à cette magnifique ordonnance du Pensionnat des Frères. Autour de nous, chacun tirait à soi, allait à sa guise, fomentait, en définitive, des éléments de discorde. J’entendis raconter des histoires locales qui prouvaient que la vie libre, au grand air, jadis tant prisée par moi, n’allait tout de même pas sans offrir des inconvénients. Je trouvai que le dimanche, à la messe, tout le monde se tenait de manière à mériter des « privations de sortie ». N’y avait-il pas des personnes, jusque dans ma famille, qui, à la messe, n’allaient même pas ! Ce manquement, qui ne m’eût pas été apparent trois mois plus tôt, me scandalisa. Par-dessus tout, il me semblait que chacun était préoccupé de mesquineries, parce qu’un lieu idéal de ralliement manquait à ces butinements d’abeilles ou à ces promenades de fourmis. Dès avant l’internat, cette dernière remarque, assez conforme à ma nature, était néanmoins renforcée par mille détails.
Comme il arrive trop aisément aux gens de notre pays, témoin successivement de deux sortes de vie je n’admettais que l’extrême en chaque genre.
J’ai peine à croire aujourd’hui que mon Poète, Alfred de Vigny, dont la statue trônait au milieu de la place publique, mon cher Poète, jadis mon modèle et la dernière expression du Beau et du Bien, me paraissait désormais manquer de prestige ! Que faisait-il là, en effet, avec ses airs de fierté, s’il n’était seulement pas capable d’organiser autour de lui un ordre sublime ?
Extrait de La Touraine. de René BOYLESVE, Tardiveau, dit René (1867-1926) : Paris : Emile-Paul, 1926.- 112 p.-1 f. de pl. en front. : couv. ill. ; 20 cm. Saisie du texte et Adresse : Médiathèque André Malraux, B.P. 27216, 14107 Lisieux cedex Diffusion libre et gratuite (freeware)
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