LA LEÇON DE LATIN
Posté par francesca7 le 6 février 2014
Dans l’effort, d’ailleurs agréable, que j’accomplis afin de revoir clairement les images de ma vie d’enfant, je suis amené à faire cette remarque : toutes les périodes pendant lesquelles j’ai été ou bien seul ou bien participant à la vie normale de famille, les champs et la maison de Courance, la maison Colivaut et la petite ville de Beaumont, d’autres circonstances qui viendront plus tard, – et par exemple lorsque j’habitai chez l’abbé Daru à Poitiers, ou à Tours dans la maison contiguë à celle de Mlle Cloque, – je me les rappelle parfaitement et avec les plus minimes détails. Au contraire, toutes les périodes durant lesquelles j’ai été un interne, un numéro au milieu de quarante, soixante ou cinq cents gamins de mon âge, je ne les revois que par tableaux peu nombreux que je pourrais appeler : « le dortoir », « le réfectoire », « la récréation », « la classe », « la promenade ». Dans ces tableaux, il me semble que je ne figure seulement pas. Je n’étais que la partie d’un tout ; le tout me frappait à la fois, comme une grande masse écrasante ; ma personnalité de gosse y souffrait, y était étouffée, anéantie. Ce sont les seules époques de ma vie dont il ne me reste à peu près aucune mémoire de détail.
Ainsi, de ces sombres époques mêmes, je me rappelle, comme des lanternes sous un tunnel, les jours de sortie, chaque période de vacances, les jours d’infirmerie – où l’on était relativement isolé – et jusqu’à toutes les heures consacrées à l’étude du piano ou à la répétition d’allemand, que je passais, seul, ou dans une pièce avec un professeur.
Le reste du temps, pendant cinq années, j’ai vécu de la vie collective qui m’est tellement contraire, probablement, que je m’y ferme, m’y enclos, m’y endors comme une marmotte. Peu importait que l’on m’appelât par mon nom, me fît lever, réciter ma leçon, aller au tableau noir : je récitais ma leçon, j’allais au tableau ; j’étais plongé dans un mauvais rêve. Jamais je ne parvins à m’intéresser à quoi que ce fût.
Mon pauvre père, peu ouvert à l’intelligence d’un tel cas, me voyant si terne et si démoralisé, ne manqua pas de consulter un médecin, lequel ne manqua pas de commettre sur mon cas la plus lourde erreur. J’étais fatigué, prononça l’homme de science, par la multiplicité des sujets d’étude auxquels ma vie à la campagne m’avait trop peu préparé. On en conclut qu’il était prudent de remettre les études de latin, que l’on avait hésité à me faire entreprendre avant qu’on eût tâté mes forces, et qui, en s’ajoutant aux autres matières enseignées, constitueraient pour moi ce qu’on nommait déjà le surmenage.
J’eus un tel déplaisir de cette mesure que je tombai sérieusement malade. Ce n’était pas que j’eusse pour le latin un amour, mais voici quel était l’humble secret de mon désappointement. Je savais que les élèves admis à aller prendre des leçons de latin chez l’abbé Daru y étaient conduits tantôt par un bonhomme surnommé Mac-Mahon, tantôt par une vieille femme que l’on appelait la mère Guette. Mac-Mahon était incorruptible, l’on ne pouvait obtenir de lui aucune complaisance ; c’était entendu ; mais la mère Guette, moyennant finance, procurait quelques friandises et notamment – c’était ainsi – de la moutarde de Dijon, extrêmement prisée parce qu’elle aidait à avaler les mets insipides et en particulier les îlots de veau errant dans la sauce gluante.
Mon père fit le voyage de Poitiers pour venir me voir à l’infirmerie, et même, comme j’étais malade d’une façon inquiétante, il vint avec sa seconde femme, ma belle-mère, qui, n’ayant pas encore elle-même d’enfants, était très gentille pour moi. La vue d’une femme, et jeune, en ma prison, me produisit un effet extraordinaire. Je n’espérais pas revoir jamais de ces images qui mettent au milieu de la triste humanité comme un sourire. Ils eurent une conférence avec le médecin qui hochait la tête de façon peu encourageante ; et j’avais, très nette, l’assurance que ni les uns ni les autres n’entendaient rien à mon état. Ils parlaient de « stimulants », « d’exercice », de « grand air », etc. ; et moi je leur disais : « Je m’ennuie et je veux prendre des leçons de latin. »
« Je m’ennuie » était une expression vague et qui résumait tout ce que je ne comprenais qu’à demi. Cela voulait dire : « Il m’est insupportable de n’être qu’un numéro dans une maison dépourvue d’herbe, de fleurs et ne serait-ce que d’une niche où je puisse, comme un chien, me retirer – mais tout seul – pour penser à mes petites affaires. » Prendre des leçons de latin, cela voulait dire « j’aurai », mais surtout « je me procurerai » de la moutarde, par mes moyens personnels et en usant de ma particulière industrie. Grâce à un effort individuel, sans doute j’aurai moins de dégoût à manger le veau poisseux, mais je me sentirai un petit bonhomme vivant de sa vie propre au milieu de ce troupeau. Nul instinct naturel de rébellion, chez moi, mais possibilité très caractérisée de révolte pour peu qu’on portât atteinte à des inclinations particulières qui m’apparaissaient intransigeantes.
Je crois que j’effrayai ou bien apitoyai mon père par une détermination aussi prononcée. J’étais tellement déprimé qu’il me promit ce que je lui demandais, et il fut convenu avec le Frère Directeur qu’aussitôt rétabli j’irais aux leçons de latin. Alors je calculai si j’aurais assez d’argent pour acheter un pot de moutarde.
Mon bonheur fut si grand que je fus promptement debout, et, dès que je pus sortir, j’accompagnai ceux de mes camarades qui « séchaient » une classe ou deux pour se rendre chez l’abbé Daru.
Hors des portes du pensionnat, avec une douzaine d’élèves seulement et Mac-Mahon, – hélas ! ce n’était pas, ce jour-là, la mère Guette ! – sentiment de libération et de triomphe. Je me demande encore aujourd’hui comment ma joie put être aussi grande ; elle était invraisemblable.
J’étais dans la rue ! Nous ne marchions pas en rang ; nous étions comme des enfants ordinaires accompagnés seulement d’un vieux bonhomme en pantalon pareil à celui de n’importe qui ! Notre groupe n’était pas assez nombreux pour que je fusse confondu, perdu, réduit à l’état neutre ! Je ne contenais ni mon bavardage ni mes cris ; j’étais guéri – même sans moutarde ; mes camarades ne me reconnaissaient pas. L’un d’eux me dit : « Oh ! toi, tu n’es « empoté » que quand tu le veux bien ! »
On descendait la rue d’Orléans, puis, tout au bas, proche d’un vieux temple romain, on tournait à droite dans la rue Sainte-Croix, en passant devant une église. Il y avait des églises, des chapelles et des couvents un peu partout. A l’extrémité de cette petite rue bordée de hauts murs s’offrait en saillie une maison modeste, à un seul étage, et couverte en vieilles briques hémicylindriques, à la mode du Poitou. C’était là qu’habitait l’abbé Daru, l’aumônier du couvent dont nous avions longé les murs d’une altitude propre à garantir les recluses contre les enlèvements les plus romanesques.
On entrait chez l’abbé par le jardin.
Un jardin ! Je voyais, je foulais du pied un jardin ! Cet enclos me parut et m’est demeuré dans la mémoire comme l’image du Paradis retrouvé. Point de cours de « récréation » ici ! Un jardin avec des plates-bandes, des arbres, des allées désignées par des cordons de buis, des salades sous la paille, une tonnelle en treillage, où s’entrelaçaient des tiges de clématite desséchée ! Toute cette merveille était en tenue d’hiver ; oui, pardieu ! mais je savais ce que c’était que des arbres dépouillés, que des choux gelés et que des légumes qu’on abrite sous des carrés de briques ou des bourrées de bruyère. N’y avait-il pas une serre où l’on apercevait des boutures ! J’aimais l’abbé Daru avant de l’avoir vu : je plaignais tous les enfants qui ne prennent pas de leçons de latin. Et, de la porte d’entrée à celle qui nous introduisait dans la classe, je me remémorai les paroles que m’adressait autrefois le bon curé de Beaumont sur cette langue ancienne et vénérable, que n’était pas seulement celle de l’Eglise, celle de la prière, mais celle de la Beauté, de l’Intelligence et de la Sagesse. Je superposais le jardin fleuri, feuillu, sauvage et si charmant du curé de Beaumont et sa balustrade sur la Creuse, au jardin rigide, glacé, géométrique et contenu par des murs gigantesques, de l’abbé Daru. Mais qu’est-ce que ce fut, quand je vis l’abbé Daru lui-même !
Il nous attendait dans une petite salle basse, en demi-sous-sol, où l’on accédait par cinq ou six marches. Il était debout, lisant son bréviaire ; il était rasé de frais, maigre et grand, soigneusement peigné ; d’une propreté méticuleuse ; portait des lunettes, et j’admirai les boucles d’argent, brillantes, de sa chaussure. Il portait aussi en lui je ne sais quel esprit d’ordre, de précision et d’application qui m’influencèrent pour toujours. Cet homme-là savait ce qu’il avait à faire et il le faisait bien. Aucun doute, sur quoi que ce soit, ne se logeait dans sa cervelle équilibrée. Il me baisa sur le front, en m’y faisant du doigt un petit signe, une croix probablement. Je me croyais marqué, et cela seul me parut répréhensible ; mais je pouvais bien lui pardonner cela en faveur de ce qui en lui me plaisait. D’ailleurs j’étais déjà assis à une longue table noire, d’où l’on voyait le jardin, et la leçon commencée. L’abbé, exhaussé légèrement par une petite estrade, était à l’autre bout, appuyé à une table à part. Il ne me laissa guère le temps de contempler la nature, car il m’interrogeait constamment. Mais mes déclinaisons, mes pronoms, mes adjectifs, mes verbes, je savais tout ça : le curé de chez moi, avec sa poésie et son amour de tout, m’avait inculqué ces choses en me charmant et sans que j’y prisse seulement garde. L’abbé Daru me fit avancer vers lui de trois rangs : j’étais plus fort que la moitié de mes camarades. Il me dit :
– Mercredi prochain, vous commencerez le grec.
Le grec ! Ah ! par exemple, j’en oubliai la moutarde qui, pourtant, était la cause très innocente de mon bonheur.
L’avenir des enfants, on est tenté de dire qu’il dépend d’un hasard ; en réalité, il dépend d’une certaine marque d’attention particulière, de quelque satisfaction donnée, qui varie avec les individus, et principalement d’un ascendant qu’on ne saurait définir, qui ne se rencontre, lui, que par hasard, et qui fait miracle s’il se trouve chez celui qui doit former un petit homme.
Extrait de La Touraine. de René BOYLESVE, Tardiveau, dit René (1867-1926) : Paris : Emile-Paul, 1926.- 112 p.-1 f. de pl. en front. : couv. ill. ; 20 cm. Saisie du texte et
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