Contes et Légendes en sorcellerie
Posté par francesca7 le 10 janvier 2014
Sorcellerie en Basse-Semois
: Tchalette et compagnie
Légendes de Gaumes et Semois – Frédéric KIESEL
Avec ses villages pauvres, à l’écart des modestes voies de communications de l’époque, nichés dans les méandres rocheux de la rivière, égrenés le long de la frontière, la Basse-Semois a gardé longtemps des traditions et croyances venues d’un lointain passé. Cette région n’est pas la seule dans une situation comparable. Mais, pour les curieux de vieille psychologie rurale, elle eut le privilège d’être prospectée, à la période précédant la guerre de 1914-1918 par le docteur Th. Delogne (cité plusieurs fois dans les chapitres précédents). Enfant du pays, né à Oisy, gradué es lettres en plus de son diplôme de médecine, il correspondait avec des sociétés d’archéologie. Ayant exercé longtemps à Allé, ce médecin de campagne, familier des villages, en confiance avec une population dont il était issu, alliait la rigueur scientifique à une solide culture littéraire polyglotte, germanique notamment. Il pouvait ainsi recouper avec la Bible, le folklore flamand ou les recherches allemandes, de Grimm et autres, les témoignages de paysans âgés, informateurs particulièrement précieux, se souvenant d’événements ruraux autour de 1850.
Il ne faut donc pas, à la lecture, souvent terrifiante, de L’Ardenne méridionale belge, une page de son histoire et son folklore, suivis du Procès des sorcières de Sugny , prendre le secteur ardennais de la Semois pour une région tellement plus maléfique et infernale que d’autres. Fertile en croyances magiques, elle fut observée à cet égard avec une minutie et une intelligence qui ont fixé plus complètement qu’ailleurs la mémoire populaire.
La moisson du docteur Delogne – qui a aussi étudié la vie sociale et agricole ancienne – est particulièrement somptueuse en fait de sorcellerie. Dans les campagnes, cette croyance fut longtemps tenace. L’écrivain Marie Gevers m’a dit que, vers 1930, elle passait exprès des heures à cirer inutilement le plancher, à genoux, avec une jeune servante campinoise illettrée, pour mettre celle-ci en confiance et obtenir d’elle, mine de rien, des renseignements sur les sorciers et sorcières de Campine. Leur hiérarchie, me dit-elle, régnait jusqu’au cœur de la ville d’Anvers, ou siégeait le chef, l’évêque en quelque sorte, des sorciers de la province.
Il officiait encore dans les années 1950. À pareille époque, et durant tout l’entre-deux-guerres, le diocèse de Tournai, avec les zones minières et industrielles du Hainaut, était réputé comme donnant beaucoup de travail au prêtre exorciste de l’évêché. On parlait d’hommes giflés, blessés, seuls en rue, par un compère frappant ou piquant au couteau un pilier, dans la mine.
À Arlon autour de 1930, les bons petits écoliers de mon âge, au temps de la radio (TSF), des automobiles et du cinéma «parlant et sonore», étaient loin de jurer que, dans ses guenilles, avec son cerveau dérangé et ses cris agressifs, la «folle Louise» n’était pas une sorcière. Ne nous étonnons donc pas si, en 1850, à Rochehaut, Sugny ou Mogimont…
À Mogimont, justement, les récits abondaient sur deux sorcières redoutées, la Tchalette (femme de Charles) et sa fille, la Cisse (femme d’Alexis). Une de ses sœurs faisait aussi partie de la confrérie. Les pouvoirs de sorcellerie étaient souvent familiaux et héréditaires.
C’est pourtant la Tchalette qui est restée dans les locutions populaires. À un enfant rebelle ou grognon il suffisait de crier: «Tais-toi, Tchalette de Mogimont!», devant l’injure ou la menace. «Si tu continues, elle va venir»; le petit chenapan se tenait tranquille. Cette diablesse était d’ailleurs dangereuse pour les enfants. À ceux de Clément, de Mogimont, elle envoya des fourmis en masse dans leur lit. Les insectes ne piquaient pas, mais ils faisaient peur et empêchaient de dormir. Sans compter qu’ils dévoraient les tartes de la «fiett» (fête) et jusqu’au miel, pourtant suspendu à la maîtresse poutre.
Parfois un enfant dépérissait, rien que pour avoir eu son vêtement touché par la Tchalette. Certains en seraient morts, comme le gamin de Did., de Mogimont, dont elle avait palpé les bas. Il était pourtant possible de se défendre. Rencontrant la gentille fillette du Félix, de Rochehaut, la Tchalette – dont les éloges étaient dangereux - avait dit, mettant la main sur l’épaule de l’enfant:
- Oh! comme elle est belle.
Cela suffit pour que la petite tombât malade. Elle serait sans doute morte si ses parents n’avaient eu recours aux exorcismes du curé de Louette-Saint-Pierre, prêtre connu comme expert en la matière.
Plus expéditif, L. de Hour, en pareille circonstance, sauva la vie de son enfant en allant menacer la Tchalette chez elle, en brandissant sa fourche.
- Si tu ne lèves pas le sort, je t’embroche! Elle comprit qu’il en était capable, et lui dit: - Ne te fâche pas. Ton enfant est guéri. C’était vrai.
Les attouchements de la sorcière n’étaient pas seulement périlleux pour les enfants. Personne d’ailleurs n’osait mettre des vêtements qu’elle avait touchés. Pour les animaux aussi elle était une menace. Le père d’Alexis A. de Rochehaut revenait un samedi de Mogimont avec un agneau qu’il y avait acheté. Il rencontre la Tchalette qui lui dit: - Laisse voir s’il a des dents.
Le lendemain, revenant de la grand-messe, il trouve la bête périe sur la paille de l’étable où il l’avait mise. À l’instant, il comprend de qui venait le maléfice.
Une supercherie de la Tchalette est restée longtemps fameuse. Le meunier de Sugny avait eu la naïveté de lui acheter son cheval. Or chaque fois qu’elle en avait besoin pour les travaux de sa petite ferme, elle faisait revenir l’animal, qui ne rentrait à Sugny que fourbu, plus une quarantaine de kilomètres de trajet par Allé et Rochehaut. On l’y reconnaissait à sa robe blanche. Quand les villageois le voyaient passer, ils riaient, disant: «Tiens, voilà encore le cheval de la Tchalette!»
Il traversa ainsi, le lundi de la fête, Rochehaut plein de monde. Le meunier était devenu la fable de toute la région, même en dehors du trajet, comme à Oisy. Il finit par en avoir assez. Pre¬nant sa hache, il alla, très fâché, à Mogimont.
- Si mon cheval revient encore chez toi, je viendrai aussi, avec ceci.
Et il fit luire le tranchant dans le soleil. La Tchalette comprit que ce n’était pas une menace «en l’air» et fit cesser le sortilège. Du jour au lendemain, on n’a plus vu galoper le cheval blanc sur la route de Mogimont.
Il était d’ailleurs utile de se défendre avec brutalité contre les sorts lancés par la Tchalette. Un de ses concitoyens gardait, une nuit, des bestiaux dans un pré quand sept chats vinrent danser une ronde autour de lui. Furieux, il lança des coups de fouets à ces méchantes bêtes aux yeux phosphorescents, mais elles évitaient la lanière avec une incroyable vivacité. Finalement, de colère, il prit son sabot et le lança à la tête de la plus enragée, semblant mener la sarabande. Les chats se dispersèrent comme une volée de moineaux. Le lendemain, la Tchalette avait la tête pansée, serrée dans un linge.
Elle aimait d’ailleurs les chats. Pour eux, elle était capable de faire le bien. Son vieux matou, étant devenu aveugle, elle lui passa plusieurs fois la main sur le dos en disant: «Mon pauvre Minou!»
Il a recouvré la vue.
Quant aux exorcismes, lorsqu’ils sont prononcés par un prêtre sage, bien au courant des mystères, et irréprochable, ils sont efficaces, mais pas toujours sans risques.
Ainsi, à Mogimont, le grand-père de B. était menacé par la misère: ses bœufs dépérissaient l’un après l’autre. Il n’était pas possible de voir de quoi ils étaient malades. Mais un chat noir ne quittait presque jamais leur mangeoire, et le grand-père ne parvenait pas à s’en emparer.
Il fit venir le curé, qui s’enferma dans l’écurie avec B. (qui raconta l’histoire) et le chat soupçonné d’être sorcier. Le rite de l’exorcisme eut un plein succès: le chat quitta la mangeoire et disparut par une étroite lézarde de la muraille. À ce moment, une main invisible asséna au curé deux formidables gifles. C’était le prix de la victoire. L’écurie ne connut plus jamais de maléfice.
Comme beaucoup de sorcières, la Tchalette aimait jouer des tours aux chasseurs. Elle voit le grand-père W. partant «au lièvre» et lui dit, d’une petite voix douce et tranquille:
- Tu n’en tueras probablement pas beaucoup aujourd’hui. «Comme de fait», il voit passer sept lièvres, sans parvenir à tirer une seule balle. Il a beau changer sa pierre, renouveler la poudre dans le bassinet, le coup ne part jamais. Le septième lièvre s’arrête et demande bien poliment, sans inquiétude:
- Y a-t-il longtemps que les autres sont passés ?
Alors, il comprend que la Tchalette a jeté un sort sur son fusil pour se moquer de lui. Détail classique dans un cas pareil: rentré chez lui, le chasseur constate que son arme n’est pas du tout enrayée, et fonctionne parfaitement.
Aux dépens du même grand-père, la Tchalette s’est livrée à une plaisanterie des sorcières avec les charretiers: «marrer» (bloquer par enchantement) leurs véhicules. Il allait aux «Spèches» avec une charrette tirée par ses six bœufs. Il rencontre la Tchalette, mais la regarde sans desserrer les dents car il est brouillé avec elle. Après un quart d’heure, un des bœufs reste cloué sur place. Les autres doivent le traîner comme s’il était en bois. Après une heure de coups de pieds, de coups de fouet, de jurons de toutes sortes, W. doit se résoudre à dételer le bœuf «marré» par la sorcière.
La Tchalette était aussi en dispute avec Jean W. de Rochehaut. Elle n’eut même pas besoin de le «marrer» pour se rire de lui. Pour faire plus facilement rouler les troncs sur son véhicule, il avait enlevé la roue avant, laissant ainsi l’essieu sur le sol. Pour ne pas perdre la «hujette» (la cheville de fer) de la roue, il l’avait posée, bien en vue sur une pierre. Lorsqu’il veut remonter la roue, il ne trouve plus la «hujette» où il l’avait mise, cherche, s’énerve et sent que quelqu’un le regarde. C’est, à bonne distance, sur la côte d’en face, la Tchalette, avec un vilain sourire.
- Je parie que c’est encore toi, sale garce, qui a fait le coup, lui crie-t-il.
- Regarde sous la roue gauche arrière, répond-elle. La «hujette» y est. La cheville s’y trouvait, bien loin de la pierre. Jamais il ne l’aurait mise à un aussi mauvais endroit. Ce ne pouvait être qu’une passe, faite à distance, par la Tchalette.
Il n’était pas bon de plaisanter la Tchalette, si on menait un attelage. Pour la construction de la nouvelle école de Rochehaut, en 1840, le père D. charriait du gravier. Au bois de Menuchenet, il voit la Tchalette faisant une «rafouraye» (arrachant de l’herbe pour le fourrage de ses vaches).
- Vous cueillez de la salade, ma tante ? dit-il pour se moquer d’elle. - Oui mon neveu, tu viendras en manger en repassant, lui répondit-elle.
Quand il revint par là avec son chargement de gravier, ses chevaux restèrent sur place comme si les clous de leurs fers s’étaient enfoncés dans le sol. Il eut beau leur lancer des coups de fouet, ils étaient bel et bien «marrés» par la Tchalette. Le père D. fut obligé de rentrer seul chez lui, laissant sa charrette sur place. Quand il vint la chercher le lendemain, tout était redevenu normal et les chevaux avançaient comme si de rien n’était. Depuis ce jour, le père D. s’est bien gardé d’encore plaisanter sa «tante», et de l’appeler.
Sur la Cisse, fille de la Tchalette, la chronique est moins fournie mais ne manque pas de saveur. Elle pratiquait volontiers, vieux tour des sorcières, la mendicité avec chantage larvé aux maléfices. On lui faisait l’aumône par peur. À Vivy, une fermière battait le beurre lorsque son mari refusa de donner quoi que ce soit à cette fainéante de Cisse.
Celle-ci, réaction toujours lourde de menaces, était partie en grommelant. Lorsque la fermière voulut laver le beurre, il était bleu. Pourtant la femme était soigneuse et l’écuelle bien propre. Plus elle le lavait, plus il devenait bleu. Une voisine, attirée par les cris de surprise de la fermière, conseilla de jeter le beurre au feu: -Si vous faites cela, la sorcière brûlera avec.
Comme la fermière, selon cet avis astucieux, prenait l’écuelle et se dirigeait vers l’âtre, le beurre devint, à l’instant, d’un beau jaune pâle immaculé.
La Tchalette de Mogimont n’était pas, loin de là, la seule sorcière à tourmenter les charretiers: la Marie M. d’Orchimont, y était aussi experte. Chacune avait son style. Ainsi la Marie d’Orchimont aimait jouer, pour lever son maléfice, la comédie de la voisine serviable. Ayant marré, en terrain plat l’attelage de bœufs de Rob., elle riait derrière une haie. Elle en sortit en disant:
- Tu n’y connais rien, donne-moi ton fouet.
Elle tourna autour du véhicule pour faire durer le plaisir, chipotant à une pièce puis à une autre, sans rien y faire. Finalement, elle donna un coup de fouet aux bœufs. À l’instant, ils s’ébranlèrent.
Pour marrer un charroi, certaines sorcières passaient leur main sur le cheval, le bœuf ou la roue – comme elles caressaient un enfant, avec une fausse bienveillance, pour le rendre malade.
Parfois l’équipage était ainsi bloqué sans qu’on ne sache qui avait jeté le mauvais sort. Si le charretier était colérique, cela pouvait être dangereux. Ainsi, X., dont l’attelage avait été marré à Vresse au milieu du bal de la «fiett», essuyait les quolibets de tout le village. Devinant un mauvais sort, vert de rage, il donne un grand coup de couteau dans le collier d’un de ses chevaux. À l’instant, un danseur tombe, le cœur perforé, crachant des flots de sang. Il était mort.
Il ne fallait pas toujours en venir à de telles extrémités. L. de Laviot ayant été marré avec son chariot en plein champ, avait heureusement près de lui sa femme, qui était pieuse. Elle courut à la maison prendre son chapelet. Elle leva ainsi l’enchantement.
Les équipages n’étaient pas seuls objets de ce maléfice. Des hommes étaient parfois immobilisés, par magie, huit à dix jours dans leur lit. Il est même arrivé à un paysan de Chairière, revenant du marché de Sedan où il avait acheté des articles alors de contrebande: du savon et du sel, d’être marré en chemin, par un homme qu’il connaissait bien. Celui-ci le dépouilla de tout ce qu’il avait sur lui.
Mais dans plusieurs traditions populaires, en Allemagne comme chez nous, le « marrage » des animaux de trait est beaucoup plus fréquent.
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