La Loueuse de chaises
Posté par francesca7 le 29 janvier 2014
par
François Coquille
~ * ~
A ne considérer une église que sous le point de vue terrestre et temporel (notre profond respect nous commande d’écarter l’autre avec soin), on pourrait la désigner ainsi : – un édifice orné d’une loueuse de chaises.
Aujourd’hui que la forme d’architecture ne dit plus rien, ce signe est fidèle et sûr. Voyez nos modernes basiliques : elles veulent, les orgueilleuses, se passer de cloches et de clocher, cette enseigne longtemps proverbiale ; mais aucune ne prétend se passer de loueuse de chaises. C’est l’être nécessaire sans lequel une église ne se conçoit pas, qui la distingue des autres monuments, qui lui donne le mouvement et la vie, en un mot, qui la fait église.
Quand la nuit a rempli de ses ombres la nef immense, l’édifice tout entier dort enseveli dans un profond repos. Par intervalle, quelque bruit du dehors, que l’écho répète sourdement, expire et s’éteint dans un long murmure. Le jour va poindre : la cité s’éveille, et la cloche annonce l’Angelus. Le sacristain est à son poste. Le donneur d’eau bénite arrive en grelottant, et avec cette mine gelée qui est un de ses attributs. La vendeuse de cierges prépare une illumination complète ; de pauvres femmes prient, agenouillées, en attendant la première messe. Cependant l’église sommeille encore. – Tel un homme s’agite et respire avec effort longtemps avant son réveil.
Enfin la loueuse paraît à son tour : aussitôt l’édifice, qui semblait l’attendre, s’anime et prend un nouvel aspect. La voilà qui commence par visiter son domaine en tous sens. Les dalles retentissent du bruit des chaises qu’elle range avec symétrie, ou qu’elle amoncelle en piles élevées. Il en est, dans le nombre, qui ne portent point sa marque, et dont le brillant acajou tranche sur le blanc uniforme des autres. La paille en est plus fine et plus serrée, la forme plus gracieuse, le dos plus élevé, et surmonté d’une espèce de pupitre où les bras viennent s’appuyer commodément. Ces chaises aristocratiques sont, en outre, garnies d’un coussinet épais qui appelle les genoux, et fait trouver du plaisir à prier Dieu. La loueuse n’a garde de les remuer d’une main irrévérencieuse et brutale. Elle les soulève, les pose avec précaution, et calcule en les rangeant les bénéfices qu’elles lui valent : – tant pour le droit d’avoir un siége particulier ; – tant, chaque dimanche, pour le plaisir de trouver sa chaise à la même place ; – tant aux étrennes et à la fête de la paroisse, – sans compter les petits profits.
En femme qui sait le prix du temps, elle vaque à plusieurs choses à la fois, et trouve, en passant, l’occasion de saluer le bedeau et le sacristain, et de recevoir les civilités de la vendeuse de cierges. Tous ces habitants de l’église ont entre eux des affinités de moeurs, de langage, de manières et d’intérêts. On les voit le matin, dans le coin d’une chapelle, qui se communiquent les intrigues de la sacristie et les rivalités du choeur, et qui sautent, par de hardies transitions, de l’histoire sacrée à l’histoire profane, souvent même à de très-profanes histoires. Le bedeau, justement scandalisé, fait signe aux interrupteurs. Il affecte de passer et de repasser à côté d’eux. Mais, ô fragilité humaine ! ce pesant personnage, après avoir essayé vainement d’attraper quelques mots de la conversation en prêtant l’oreille et en allongeant le col, finit par grossir le petit groupe ; et, comme il parle rarement, et qu’il n’est pas habitué à régler la tempête de sa voix, il fait lui-même plus de bruit que tous les autres.
La loueuse ne se laisse pas retenir longtemps dans ces conférences. Alors même qu’elle raconte ou qu’elle écoute, elle conserve son air affairé, et paraît toujours sur le qui-vive. Sa main s’agite avec impatience dans la poche vide de son tablier. Enfin l’officiant monte à l’autel, et la voilà qui s’éloigne et retourne à ses chaises.
Tandis qu’elle poursuit sa ronde, disons quelques mots de ses fonctions et de ses priviléges.
Nos lecteurs seront sans doute édifiés d’apprendre que la location des chaises, dans le églises de Paris, rapporte à la fabrique des sommes considérables, et qu’il y a telle paroisse où cette location ne s’élève pas à moins de 25,000 francs par année. Ce n’est pas ici le lieu de discuter les avantages ou les inconvénients de cette espèce d’impôt levé sur la piété des fidèles. Nous espérons que le temps viendra où il sera permis de s’asseoir gratis dans la maison de Dieu.
En attendant, ce bail est l’objet des plus ardentes convoitises, des brigues les plus fortes. MM. les Marguilliers n’en dorment pas de quinze jours. A voir les efforts des compétiteurs, on dirait qu’il s’agit d’emporter une de nos sinécures les plus largement rétribuées. Ce n’est pas une sinécure pourtant. Ce fonds ressemble à tous les autres, et veut être travaillé sans relâche. Aussi le fermier qui en obtient l’exploitation, ne le quitte-t-il pas du matin au soir. Incessamment il le remue, il ne lui donne ni repos ni trève. Mais les autres fonds se fatiguent et s’épuisent ; celui-ci ne se lasse pas de produire, – champ merveilleux qu’on ne sème jamais, et qu’on moissonne toujours !
Le plus souvent ce précieux privilége est accordé à une femme. Pour l’emporter sur ses rivaux, que de titres ne lui a-t-il pas fallu réunir ! Elle n’est rien moins que la veuve d’un sacristain mort en odeur de sainteté, la filleule d’un marguillier, ou la nièce d’un grand vicaire. Un prédicateur en renom, un banquier fameux l’a soutenue de son patronage et de son crédit. M. le curé a été chaudement sollicité en sa faveur. Les puissances de la terre et du ciel lui sont venues en aide. Son talent pour l’intrigue et ses ruses diplomatiques ont fait le reste. La voilà donc investie de ce titre glorieux qui va devenir son seul nom. Ses voisines, ses parents l’appellent peut-être encore madame veuve Groslichard, ou madame Piedfort ; mais les habitués de l’église diront désormais en parlant d’elle : la loueuse de chaises !
Madame veuve Groslichard a passé la trentaine. De combien d’années ?.. Peu vous importe. C’est un mystère dont elle garde pour elle seule le secret, et, sur ce point délicat, elle mentirait à Dieu lui-même, – nous ne disons rien de son confesseur, le moins favorisé de ses confidents. – On n’a jamais, répète-t-elle, que l’âge qu’on paraît avoir ; et elle s’efforce d’être le plus jeune possible. C’est une femme petite, potelée, fleurie, d’une minutieuse propreté, vive, remuante et bien conservée. On assure que la chronique s’est longtemps égayée sur son compte. La haute position que madame Groslichard s’est faite ne contredit aucunement la chronique, – au contraire.
Gardez-vous bien de la juger d’après cette toilette simple, qu’elle a faite à la hâte, pour ne pas perdre la première messe (il ne s’agit ici que du produit monétaire de la messe). Elle sait tout ce qu’une femme peut devoir à la parure ; – non pas cette parure mondaine qui scandalise au lieu de plaire, qui effarouche les regards au lieu de les attirer et de les retenir. Il est un art savant dans sa simplicité, discret dans ses licences mêmes, qui se cache et se montre à propos : c’est cette fine coquetterie des gens d’église, qui laisse bien loin derrière elle la coquetterie des gens du monde. Madame Groslichard participe du caméléon. Elle change de visage suivant les messes et les offices. On dirait même qu’elle a un visage différent pour chaque personne. Elle ne prend pas les sous des pauvres femmes du même air qu’elle reçoit ceux des riches dévotes. Il y a, dans ses façons avec les premières, quelque chose de dur et d’impérieux. Sa voix, qu’elle sait si bien assouplir, est sèche et vibrante. Ses yeux, qui deviennent si doux et si patelins dans l’occasion, sont menaçants, et de la manière dont elle dit : « Vos chaises, s’il vous plaît, » ce s’il vous plaît est plus exigeant qu’un je le veux. Ses doigts crochus s’allongent incessamment vers vous. N’espérez pas échapper à cette distraction ; vous ne voyez, et vous n’entendez que la loueuse qui s’approche peu à peu, qui vous enveloppe dans ses longs circuits, et qui viendra, – qui viendra certainement, dans une minute, dans une seconde peut-être… machinalement vous interrogez vos poches, et malheur à vous si elles sont vides ! La loueuse n’est pas prêteuse, c’est là son moindre défaut. Voilà ce que vous vous dites en vous-même, et, en attendant, plus de méditation, plus de recueillement, plus de prières ! Vainement vous cherchez à lui échapper en vous réfugiant dans une chapelle obscure ; elle vous guette, elle vous suit, elle est derrière vous, et vous n’êtes pas encore assis que vous tressaillez d’effroi au fatal - votre chaise, s’il vous plaît.
Voyez comme, dans une position pareille, les dames les plus élégantes lui demandent, d’une voix humble et douce, crédit jusqu’au prochain dimanche. Presque toujours, madame Groslichard se résigne, et consent à cet emprunt forcé. Elle tâche même de grimacer un sourire, bien qu’au fond du coeur elle déteste celles qui oublient leur bourse pour venir prier Dieu. Elle se console par le beau côté de son rôle ; elle se drape dans sa confiante magnanimité. Toutefois elle ne néglige pas de prendre le signalement exact des emprunteuses, et, en les quittant d’un air protecteur, elle semble se dire : « Telle dame, de tel âge, de telle figure, de telle toilette… me doit deux sous. »
Derrière elle, à une distance convenable, s’avance d’un pas de procession le grave bedeau ou le suisse majestueux. Il annonce sa venue en frappant à coups de hallebarde les dalles sonores, et en criant d’une voix flûtée « Pour les pauvres, s’il vous plaît », et plus souvent encore : « Pour les frais de l’église ! » A ce sujet, nous relèverons une particularité essentielle. Bien des gens s’imaginent qu’il y a rivalité et lutte de vitesse entre les quêteurs et la loueuse. C’est une erreur qu’il importe de détruire. L’ordre dans lequel ils se suivent a été savamment calculé. Comme le tribut levé par celle-ci est forcé, et que l’autre est volontaire, les fidèles, perdus dans leurs dévotions, ne tireraient point leur bourse pour les pauvres, encore moins pour les frais de l’église ; mais ils sont tenus de la tirer pour payer leur chaise, et, pendant qu’ils ont encore l’argent à la main, le quêteur survient à propos sur les pas de la loueuse, qui joue ainsi le rôle du pilote devant le requin. Elle n’y perd pas, et les pauvres y gagnent, – sans compter la fabrique.
Autrefois, cependant, Jésus-Christ avait chassé du temple les vendeurs qui s’y étaient établis…
A l’aisance de sa démarche, à son allure libre et dégagée, on comprend tout d’abord que madame Groslichard est chez elle. Les soins d’un ménage lui sont inconnus : elle vit de l’église et dans l’église. C’est à peine si elle mange ou si elle couche ailleurs, et elle se ferait volontiers écrire à l’adresse suivante : Madame, madame Groslichard, à l’église de Saint-… Elle a la conscience de sa dignité, et porte haut la tête. Elle affronte le vicaire dans ses humeurs, et le curé dans ses caprices. Ces grands dignitaires ont toujours pour elle un regard et un sourire. Faut-il l’avouer ? madame Groslichard ne se confond pas assez dans les sentiments de respect et de vénération qui leur sont dus. Elle vit trop près du sanctuaire. Nul n’est prophète en son pays, a dit la sagesse des nations. Nous hasarderons ici cette variété du proverbe : « Nul n’est saint dans la sacristie de son église. »
Certes, madame Groslichard, élevée à ce comble d’honneur et à ce haut crédit, partageant l’encens du prêtre et les bénéfices de la fabrique, est bien excusable de ne pas daigner apercevoir l’humble donneur d’eau bénite, et de traiter sans façon l’important sacristain, les chantres enroués qui la complimentent d’une voix de plain-chant, et le serpent lui-même, qu’on s’étonne d’entendre parler comme les autres hommes. Ce sont autant d’aspirants à sa main ou à ses bonnes grâces. Avec eux elle fait sa coquette, elle minaude, et les tient en haleine par ses promesses et ses refus. Elle accorde seulement au frais enfant de choeur une tape sur ses joues roses et potelées, et au suisse superbe un coup d’oeil en tapinois. – Les suisses auront à répondre de bien des choses !
Quoi qu’on ait pu dire autrefois, madame Groslichard jouit d’une réputation de vertu : elle a des moeurs, – c’est une des conditions de son bail ; – et, en femme qui a vécu longtemps et beaucoup, elle sacrifierait ses passions à son intérêt. Heureusement le sacrifice n’est pas toujours nécessaire ; et puis, écoutez sa maxime favorite (la maxime fait les femmes supérieures !) : « On n’a jamais, disait-elle tantôt, que l’âge qu’on paraît avoir. » Elle ajoute encore : « On n’est jamais que ce qu’on paraît être. »
Avec elle, il ne faut donc pas trop approfondir les choses. Par exemple, elle affecte les dehors convenables de la piété. Jamais elle n’oublie, en passant devant l’autel, de le saluer d’une humble révérence. Vous la voyez, au commencement des offices, saintement agenouillée et plongée dans un dévot recueillement ; mais remarquez comme, de la place qu’elle a choisie, elle domine toute l’église. Suivez ses yeux sans cesse en mouvement, ses yeux perçants et inquisiteurs qui prennent note du nombre, de la figure et de la position relative des assistants. Vous ne l’entendrez pas unir sa voix à celle de l’auditoire pour célébrer les louanges de Dieu. Si elle chante, c’est en elle-même, quand la messe a été bonne, quand la collecte a été abondante, et que, dans sa grande poche de toile, les pièces d’argent se mêlent joyeusement aux pièces de cuivre.
Elle voit passer toutes les pompes humaines ; elle assiste aux différents spectacles qui marquent la destinée de l’homme. Le sonneur, qui, du haut de sa tour, annonce stupidement les décès et les baptêmes, ressemble à l’employé des télégraphes, qui ne comprend rien aux nouvelles qu’il transmet. La loueuse joue un rôle intelligent dans ces diverses cérémonies, et elle apporte à chacune d’elles un extérieur d’à-propos. Comme elle s’empresse autour de ce nouveau-né ! que d’attentions elle prodigue au parrain et à la marraine ! A la joie pure et bien sentie qui rayonne dans ses yeux, à son air maternel, on dirait une respectable tante, une grand’maman, ou, tout au moins, une dame de la parenté. Ces démonstrations font partie de l’appareil déployé par l’église. Tout cela est coté d’avance, et sera payé au prix du tarif.
La scène change brusquement. La nef s’est tendue de noir. Une famille, des amis prient et pleurent autour d’un cercueil. La loueuse prend son visage le plus affligé ; elle a les yeux rouges ; elle marche d’un pas silencieux, et semble dire à chacun : « Quel malheur !… Votre chaise, s’il vous plaît. »
Mais tandis qu’un de ses yeux pleure encore avec les amis du défunt, l’autre sourit déjà à la noce qui s’avance. C’est une noce brillante. La mariée est jolie. Le marié, dans son bonheur, sera sans doute généreux. Madame Groslichard se multiplie : elle est radieuse ; elle a un petit air fin qui dit bien des choses. Sans elle la cérémonie serait pleine d’embarras et de dangers. Qui viendrait au secours de la mariée ? qui la recevrait défaillante dans ses bras ? qui rendrait mille petits offices dont une mère troublée est incapable, que les messieurs ne doivent pas connaître, et auxquels le nouvel époux ne saurait encore prendre part. Il suffira qu’il les paie. Dans ces occasions difficiles, la loueuse est une mère donnée, ou plutôt vendue par la sacristie.
Madame Groslichard ne comprend ni l’amour du pays, ni la vanité nationale. Mais elle est fière de son église. Parlez-lui d’un chantre à la voix tonnante, d’un maître-autel richement décoré, d’un orgue merveilleux, d’un saint en réputation. Ce chantre, cet autel, cet orgue, ce saint lui-même seront moins bruyant, moins riche, moins sonore et moins fécond en miracles que les siens. L’église lui appartient : tout ce qui s’y fait se fait pour elle. C’est pour elle que la messe se dit, que l’autel se pare et s’illumine, que les cloches sonnent à grandes volées, que les chantres s’égosillent, et que l’orgue éclate en concerts harmonieux. C’est pour elle aussi que l’on naît et que l’on meurt ; et ces prédicateurs en vogue, qui réunissent au pied de leur chaire un auditoire nombreux, qui tonnent et fulminent contre les vices, qui s’emportent avec véhémence contre l’intérêt et la cupidité, travaillent sans doute à féconder le champ du ciel, mais avant tout ils fécondent le champ de la loueuse. Elle a une manière infaillible d’apprécier les orateurs sacrés, et ne se fait jamais illusion sur leur mérite. Elle ne les estime pas sur ce qu’ils disent, mais sur ce qu’ils rapportent. Elle pèse leur réputation : elle la suppute en pièces sonnantes. Que des auditeurs légers oublient les pieuses paroles qu’ils viennent d’entendre ; la loueuse emporte et serre soigneusement le fruit qu’elle en a retiré.
Il faut voir madame Groslichard aux grandes fêtes, dans ces jours solennels qui rappellent la naissance, la mort et la résurrection de Jésus-Christ, où l’église fait éclater ses joies et ses douleurs, – et où le prix des chaises est doublé ! Époques véritablement importantes, fêtes à bon droit réservées, si seulement elles étaient plus nombreuses ! Pour madame Groslichard ce sont les plus beaux jours de l’année. Elle les attend avec impatience. Elle calcule d’avance l’argent qu’ils lui promettent. Elle espère que la paroisse montrera un pieux empressement, et qu’une foule de curieux, attirés par la pompe des cérémonies, viendront grossir l’assemblée et la recette. Dès le matin elle apparaît dans une toilette éblouissante. Elle a amené, comme un auxiliaire indispensable, comme un lieutenant fidèle, sa fille ou sa nièce qui rougit de pudeur et d’embarras. Elle commence par assigner aux loueuses en sous-ordre les postes les moins importants. La nef, entourée d’une balustrade en bois, ressemble à une citadelle. Tout au fond, sous l’orgue mugissant, un étroit passage est ménagé aux élus de ce monde qui seront aussi les élus et les bien-aimés de l’ouvreuse. C’est là qu’elle établit sa fille. Elle reste quelques instants à ses côtés pour l’aider de ses avis et de son exemple ; puis, comme un général habile, elle court visiter les différents postes et se réserve le plus difficile de tous. Elle exploite les bas côtés et les contre-allées. Elle circule à travers ce public mouvant qui se renouvelle sans cesse. Les masses les plus compactes ne sauraient lui faire obstacle. Elle est partout : faut-il placer un vieillard goutteux, une vénérable matrone qu’intimide une telle affluence, elle les conduit, elle les fait passer au milieu de la foule, elle les porte et les pose comme par enchantement à l’endroit le plus commode. Les petits scrupules de femme, elle les foule aux pieds. Sa riche toilette, elle n’y pense plus. Toute cette élégance, cette recherche de parure, elle la sacrifie. Qu’elle-même soit heurtée, froissée dans ces groupes épais, où elle se jette hardiment ; peu lui importe. Ce n’est plus le moment d’être prude et vaine, et de s’arrêter aux misères de la modestie. – Ce temps précieux veut être mieux employé.
Voyez-la, quand l’office touche à sa fin, et que sa moisson n’est qu’à moitié achevée : quelle inquiétude ! quelle agitation ! ses yeux surveillent à la fois ceux qui restent, ceux qui partent, et ceux qui menacent de partir. Elle ne marche pas, elle glisse légèrement. Ne la retenez point par le change d’une pièce d’argent, ou craignez qu’elle ne vous rende autant de malédictions que de sous…. Mais le dernier son de l’orgue vient d’expirer. Madame Groslichard, épuisée de fatigue, abandonne enfin quelques femmes qui s’échappent sans payer, et elle demeure haletante sur le champ de bataille. Bientôt elle disparaît avec sa recette, et les pauvres qui dressent l’oreille au bruit métallique de ses poches, la poursuivent longtemps de leurs supplications, et reviennent sans avoir rien obtenu, qu’une pièce de cinq centimes qu’on lui a frauduleusement glissée, et qu’elle soupçonne d’être un sou de Monaco - Le monde est si méchant !
Cependant elle amasse des rentes, elle établit solidement sa fille, et lui donne pour cadeau de noces le privilége du bail qu’elle-même exploita si longtemps. Elle quitte l’église pour le monde ; et, plus elle vieillit, plus elle se montre coquette, friande de douceurs, amoureuse de parure, de petites médisances et d’anecdotes scandaleuses.
Seulement elle déteste qu’on la dérange à l’église pour lui demander le prix de sa chaise, et elle ne peut souffrir qu’aux grandes fêtes le tarif soit doublé.
On prétend que, par un mélange coupable du sacré et du profane, la loueuse de chaises de nos églises exploite aussi le jardin des Tuileries, les Champs-Élysées et les boulevarts. Nous refusons de le croire : passer de l’ombre et du frais à la poussière et au grand soleil, craindre pour sa recette les caprices de la mode et les caprices du temps, ce serait au-dessous de sa dignité, et puis – ce ne serait pas si profitable.
Cependant, si la loueuse de chaises qui fait l’ornement des promenades publiques n’appartient pas à l’église, plusieurs indices sembleraient établir qu’elle y a jadis appartenu. La fuite d’un notaire ou d’un banquier, une spéculation malheureuse sur les rentes d’Espagne, sur les bitumes ou les chemins de fer, lui aura enlevé ce qu’elle avait amassé sou par sou ; et elle se sera vue réduite, sur ses vieux jours, à reprendre sa grande poche de toile et ses allures d’autrefois.
Mais elle a le sentiment de sa dégradation. Elle ne sympathise pas avec cette foule rieuse au milieu de laquelle elle passe et repasse. Vieille et ridée, le spectacle de la jeunesse et de la beauté offusque ses regards. Ces brillantes toilettes, ces groupes animés, le murmure confus de cent conversations différentes, les divers accidents d’ombre et de lumière que produit le feuillage mouvant des arbres, les riches lueurs d’un beau soleil couchant : toute cette gaieté de la terre et du ciel l’attriste et l’importune. Elle trouve un plaisir cruel à troubler les plus douces rêveries, et à se jeter au milieu des tête-à-tête les plus intimes et les plus tendres. Elle apparaît soudainement, et se tient devant vous comme un reproche vivant, droite, immobile, avec sa mine sévère et renfrognée. A son approche, on se tait : les figures s’assombrissent, le rire expire sur les lèvres. On croit devoir respecter la présence d’une femme qui a éprouvé des malheurs.
Triste retour des choses humaines ! elle était mondaine dans l’église : la voilà rigoriste dans le monde. Les messages galants dont elle se chargeait si volontiers et par charité, elle les accepte encore, mais par intérêt. De cet extérieur si leste et si pimpant d’autrefois, elle n’a gardé que son nez rouge et ses doigts crochus : on dirait qu’ils deviennent plus longs chaque année.
C’est une manière de Juif errant. Rien ne l’arrête, rien ne la distrait de sa tâche. Elle va étudiant les physionomies et prenant le signalement des promeneurs. Elle les compte, et distingue aussitôt les nouveaux venus. Quant à ceux qui s’établissent sur ses chaises pendant des heures entières, et qui menacent de les occuper tout le jour, elle leur jette en passant des regards d’indignation, et semble toujours tentée de leur faire payer deux fois leur place. Vous arrive-t-il de vous oublier dans une conversation intéressante, ouvrez les yeux et revenez à vous. La loueuse est là qui vous observe. Vous croyez qu’elle cherche à saisir ce que vous dites : point ; elle se demande : « M’ont-ils payée ? »
Ces promeneurs inconstants qui changent vingt fois de place dans une heure, et que la loueuse retrouve au milieu, et aux deux bouts d’une allée, la jettent dans une pénible perplexité. Vous avez payé, dites-vous. Elle vous croit, et pourtant elle ne saurait retirer sa main tendue, et réclame son dû, même en s’excusant.
L’année n’a qu’une saison pour elle, saison bien courte, et que les jours de pluie et de brouillard diminuent encore de moitié. Quand les arbres jaunissent, et que leurs feuilles, en tombant, couvrent ces allées naguère si fréquentées et si productives, la loueuse disparaît de nos promenades. On ne la voit plus que le dimanche au jardin des Tuileries. Elle y erre tristement comme une âme en peine. Rentrée à sa mansarde, les pieds placés sur sa chaufferette, elle se console en rêvant au retour de l’été, de l’été qu’elle ne reverra peut-être plus ; car semblable aux malades attaqués de la poitrine, elle meurt presque toujours – à la chute des feuilles – cette date lui est funeste jusqu’au dernier moment.
Mentionnons encore, pour que cette galerie soit complète, les industriels qui colportent leur mobilier aux courses de chevaux et aux revues du Champ-de-Mars, aux feux d’artifice du quai d’Orsay et de la barrière du Trône. Bancs chancelants, tables vermoulues, chaises à moitié dépaillées, vingt fois exposés à la même épreuve, et que tant de service n’a pas rendus plus solides ! place à vingt sous ! place à dix sous ! arrivez, messieurs et mesdames. Voici l’instant, on va commencer. En effet le bouquet éclate : le cheval touche au but : le général paraît. On se lève sur la pointe des pieds : on allonge le col, on se foule, on se presse. La loueuse de chaises elle-même tâche de prendre une petite part du spectacle… Malheur ! un craquement se fait entendre ; les tables et les bancs s’affaissent, et les spectateurs tombent pêle-mêle, dans un désordre qui n’est pas celui de l’art. Mille réclamations s’élèvent. On parle de faire rendre l’argent. Mais, à ce mot, les propriétaires de mobilier s’esquivent avec la recette, abandonnant des débris que l’on n’emportera pas. Les blessés ont bien assez de se porter eux-mêmes. Homme vraiment industrieux ! femme étonnante ! ils trouvent le secret de changer leur vieux mobilier contre un neuf, – encore ont-ils du retour -.
de COQUILLE, François : La Loueuse de chaises (1840).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (07.IV.2006)
Relecture : A. Guézou.
Adresse : Médiathèque André Malraux, B.P. 27216, 14107 Lisieux cedex
Publié dans ARTISANAT FRANCAIS | Pas de Commentaire »