La Police du 18ème siècle
Posté par francesca7 le 1 novembre 2013
C’est une masse de corruption, que la police divise et partage en deux : de l’une, elle en fait des espions, des mouchards ; de l’autre, des satellites, des exempts, qu’elle lâche ensuite contre les filous, les escrocs, les voleurs, etc., à peu près comme le chasseur ameute les chiens contre les renards et les loups.
Les espions ont d’autres espions à leurs trousses, qui les surveillent, et qui voient s’ils font leur devoir. Tous s’accusent réciproquement, et se dévorent entre eux pour le gain le plus vil. C’est de cette épouvantable lie que naît l’ordre public. On les traite rigoureusement, quand ils abusent l’oeil du magistrat. Tel est l’ordre admirable qui règne dans Paris. Un homme soupçonné ou désigné est éclairé de si près, que ses moindres démarches sont connues, jusqu’au moment qu’il convient de l’arrêter. Le signalement qu’on fait de l’homme, est un véritable portrait auquel il est impossible de se méprendre ; et l’art de décrire ainsi la figure avec la parole, est poussé si loin, que le meilleur écrivain, en y réfléchissant beaucoup, n’y saurait rien ajouter, ni se servir d’autres expressions.
Les Thésées de la police courent toutes les nuits pour purger la ville de brigands ; et l’on peut dire que les lions, les ours, les tigres sont enchaînés par l’ordre politique. Il y a ensuite les espions de cour, les espions de ville, les espions de lit, les espions de rue, les espions de filles, les espions de beaux esprits ; on les appelle tous du nom de mouchards, nom de famille du premier espion de la cour de France. Les hommes de qualité font aujourd’hui le métier d’espions ; la plupart s’appellent M. le baron, M. le comte, M. le marquis.
Il fut un temps, sous Louis XV, où les espions étaient si multipliés, qu’il était défendu à des amis qui se réunissaient ensemble, d’épancher mutuellement leurs coeurs sur des intérêts qui les affectaient vivement. L’inquisition ministérielle avait mis ses sentinelles à la porte de toutes les salles, et des écouteurs dans tous les cabinets ; on punissait, comme des complots dangereux, des confidences naïves, faites par des amis à des amis, et destinées à mourir dans le lieu même qui les avait reçues.
Ces recherches odieuses empoisonnaient la vie sociale, privaient les hommes des plaisirs les plus innocents, et transformaient les citoyens en ennemis qui tremblaient de s’ouvrir l’un à l’autre. Tout homme attaché à la police, sous quelque dénomination que ce puisse être, n’est plus admis dans la bonne société, et l’on a raison. Le quart des domestiques servent d’espions, et les secrets des familles, que l’on croit les plus cachés, parviennent à la connaissance des intéressés.
Les ministres ont leurs espions à eux, séparément de ceux de la police, et les soudoyent : ce sont les plus dangereux de tous, parce qu’ils sont moins suspects que les autres, et qu’il est plus difficile de les reconnaître. Les ministres savent par ce moyen tout ce qu’on dit d’eux ; mais ils n’en profitent guère. Ils sont plus attentifs à ruiner leurs ennemis, à barrer leurs adversaires, qu’à tirer un sage parti des libres et naïfs avertissements que la multitude leur envoie ; car on s’explique toujours assez librement sur le compte des ministres : on ne porte véritablement de respect qu’à la personne des princes.
Mais les secrets des cours n’échappent point par les espions ; ils s’échappent à l’aide de certaines gens, sur qui l’on n’a aucune défiance ; ainsi les vaisseaux les mieux construits font eau par une fente imperceptible, qu’on ne saurait découvrir. Ce qui intéresse dans les cours, et surtout dans la nôtre, c’est qu’il y a un degré d’obscurité, répandu sur les opérations. On veut pénétrer ce qui se cache ; on cherche à savoir jusqu’à ce qu’on connaisse ; c’est ainsi que la machine la plus ingénieuse ne conserve son plus haut prix que jusqu’à ce qu’on ait vu les ressorts qui la mettent en action. Nous ne nous attachons fortement qu’à ce qui ne se laisse pénétrer qu’avec peine. Avec le temps, les choses les plus mystérieuses prennent un caractère de publicité. La langue redira infailliblement ce que l’oeil a vu, et même ce qu’il aura soupçonné.
Un lieutenant de police est devenu un ministre important, quoiqu’il n’en porte pas le nom ; il a une influence secrète et prodigieuse ; il sait tant de choses, qu’il peut faire beaucoup de mal ou beaucoup de bien, parce qu’il a en main une multitude de fils qu’il peut embrouiller ou débrouiller à son gré : il frappe ou il sauve ; il répand les ténèbres ou la lumière : son autorité est aussi délicate qu’étendue.
On connaît ses fonctions ; mais on ne sait peut-être pas qu’il s’occupe encore à dérober à la justice ordinaire une foule de jeunes gens de famille, qui dans l’effervescence des passions, font des vols, des escroqueries ou des bassesses ; il les enlève à la flétrissure publique : la honte en rejaillirait sur une famille entière et innocente ; il fait un acte d’humanité, en épargnant à des pères malheureux l’opprobre dont ils allaient être couverts : car nos préjugés, sous ce point de vue, sont bien injustes et bien cruels. Le libertin est enfermé ou exilé, et ne passe point par la main du bourreau : ainsi la police arrache aux tribunaux des coupables qui mériteraient d’être punis ; mais comme ces jeunes gens sont soustraits à la société, qu’ils n’y rentrent que quand leurs fautes sont expiées et qu’ils sont corrigés, la société n’a point à se plaindre de cette indulgence.
On fera seulement la remarque, qu’il n’y a guère de pendus que dans la classe de la populace : le voleur de la lie du peuple, sans famille, sans appui, sans protections, excite d’autant moins la pitié, qu’on s’est montré indulgent pour d’autres. On enlève tous les mois, sans beaucoup de façons, et sur le simple ordre d’un commissaire, trois à quatre cents femmes publiques ; on met les unes à Bicêtre, pour les guérir, les autres à l’hôpital, pour les corriger. Celles qui ont quelqu’argent, se tirent d’affaire. On voit passer toutes ces créatures, un certain jour du mois, devant le juge de police, seul juge en cette matière ; elles lui font une révérence ou lui disent des injures ; et il ne fait que répéter gravement, à l’hôpital, à l’hôpital.
Cette partie de notre législation est très vicieuse, parce qu’elle est très arbitraire : en effet, le secrétaire du lieutenant de police détermine seul l’emprisonnement et sa durée, plus ou moins longue. Les plaintes sont ordinairement portées par les gens du guet ; et il est bien étonnant qu’un seul homme dispose ainsi de la liberté d’un si grand nombre d’individus.
L’opprobre dans lequel ils sont tombés, ne justifie pas cette violence ; il serait facile de suivre une partie de la procédure usitée dans les cas criminels, puisqu’il s’agit de la perte de la liberté ; des filles innocentes, et que la timidité empêchait de répondre, se sont quelquefois trouvées confondues avec ces malheureuses.
Le lieutenant de police exerce de même un empire despotique sur les mouchards qui sont trouvés en contravention, ou qui ont fait de faux rapports : pour ceux-là, c’est une portion si vile et si lâche, que l’autorité à laquelle ils se sont vendus, a nécessairement un droit absolu sur leurs personnes.
Il n’en est pas de même de ceux qui sont arrêtés au nom de la police ; ils ont pu commettre des fautes légères ; ils ont pu avoir des ennemis dans cette foule d’exempts, d’espions et de satellites, que l’on croit sur leur parole. L’œil du magistrat peut être incessamment déçu, et l’on devrait remettre à un examen plus sérieux la punition de ces délits ; mais Bicêtre engloutit une foule d’hommes qui s’y pervertissent encore, et qui en sortent plus méchants qu’ils n’y étaient entrés. Avilis à leurs propres yeux, ils se précipitent ensuite dans les plus grands désordres.
Je le répète, cette partie de notre législation est dans un chaos affreux : elle ressemble presque à celle qui détermine l’enlèvement des pauvres ; mais on ne songe seulement pas à remédier à ces lois abusives, qui se sont formées sous l’œil des tribunaux légitimes, sans qu’on puisse en connaître la validité, la sanction, ni l’origine. Il y a des moments où la police se relâche incroyablement ; et c’est après quelques accidents célèbres qu’elle reprend sa vigueur. On cache et l’on étouffe tous les délits scandaleux, et tous les meurtres qui peuvent porter l’effroi et attester l’invigilance des préposés à la sûreté de la capitale. On enterre par ordre de la police les suicides, après la descente et le procès-verbal d’un commissaire ; et l’on fait sagement : si l’on en publiait la liste, elle serait effrayante.
Les accidents qui arrivent sur le pavé de Paris, ou par les voitures publiques, ou par la chute des tuiles, ou dans les bâtiments, sont de même ensevelis dans le silence. Si l’on tenait registre fidèle de toutes ces calamités particulières, l’épouvante ferait regarder avec horreur cette ville superbe. C’est à l’hôtel-Dieu, c’est à la Morne, que l’on aperçoit les nombreuses et déplorables victimes des travaux publics, et d’une trop nombreuse population. Au reste, c’est un terrible et difficile emploi, que de contenir tant d’hommes livrés à la disette, tandis qu’ils voient les autres nager dans l’abondance ; de contraindre, dis-je, autour de nos palais, de nos demeures brillantes, tant de malheureux, pâles et défaits, qui ressemblent à des spectres ; tandis que l’or, l’argent, les diamants remplissent l’intérieur de ces mêmes demeures, et qu’ils sont violemment tentés d’y porter la main, pour apaiser le besoin qui les tue. L’extravagance et la dissipation du luxe diminuent peut-être à leurs yeux la honte et l’injustice du vol.
Une audience du lieutenant de police est fort divertissante : on lui fait toutes sortes de plaintes et de demandes ; on l’approche, on lui dit un mot à l’oreille ; il répond par une phrase banale ; il prend des placets dans trois anti-chambres ; les mains du secrétaire ou du commis peuvent à peine les contenir. La populace occupe la dernière salle, et l’appelle en tremblant, monseigneur. Ce dernier rang est promptement expédié. Si ce magistrat voulait communiquer au philosophe tout ce qu’il sait, tout ce qu’il apprend, tout ce qu’il voit, et lui faire part de certaines choses secrètes, dont lui seul est à peu près bien instruit, il n’y aurait rien de si curieux et de si instructif sous la plume du philosophe : le philosophe étonnerait tous ses confrères.
Mais ce magistrat est comme le grand pénitencier ; il entend tout, ne rapporte rien, et n’est pas étonné de certains délits au même degré que le serait un autre homme. à force de voir les ruses de la friponnerie, les crimes du vice, les trahisons secrètes, et toute la fange impure des actions humaines, ce magistrat a nécessairement un peu de peine à croire à la probité et à la vertu des honnêtes gens. Il est dans un état perpétuel de défiance ; et, au fond, il doit posséder ce caractère-là ; car il ne doit rien croire d’impossible, après les leçons extraordinaires qu’il a reçues des hommes et des évènements, et sa charge lui commande un doute continu et sévère.
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