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L’institutrice

Posté par francesca7 le 8 octobre 2013


par

Louise Colet

~ * ~

Description de cette image, également commentée ci-après

Louise Colet


DANS l’institutrice nous ne comprendrons pas la maîtresse de pension, type fort distinct de celui que nous allons analyser. La maîtresse de pension a presque toujours de quarante à soixante ans : elle est plutôt l’administrateur que le professeur de l’établissement qu’elle dirige. Elle en soigne les revenus mieux que les études ; et il est plus utile et plus productif pour elle d’être une bonne ménagère qu’une femme instruite. Pour la surveillance des leçons, elle s’en repose sur les sous-maîtresses à ses gages ; pour les leçons, sur les maîtres du dehors. L’instruction, les talents d’agrément, seraient donc pour la maîtresse de pension des superfluités véritables, souvent même elle se dispense de mettre l’orthographe. Comme il est parfaitement inutile qu’un directeur de théâtre soit un auteur dramatique, il n’est pas nécessaire qu’une maîtresse de pension soit une femme savante ou une femme d’esprit. Les exemples en font foi. Mais passons à l’institutrice spécialement consacrée à faire l’éducation des jeunes filles qui ne quittent pas leur famille.

Pour nous garder d’être systématique, soit dans nos critiques soit dans nos éloges, nous diviserons en trois fractions ce type d’institutrice, qui, examiné d’une manière absolue, nous porterait à de fausses appréciations. Il y a, selon nous, l’institutrice de vocation, l’institutrice ambitieuse, et l’institutrice par dévouement. Toutes les institutrices du monde ont de vingt-cinq à trente-cinq ans : jamais moins, rarement plus.

Jusqu’à vingt-cinq ans, l’institutrice de vocation est sous-maîtresse dans la pension où elle a été élevée. Presque toujours c’est la fille de ces petits marchands ou de ces minces bourgeois parisiens qui disent à leurs enfants, lorsqu’ils ont atteint l’âge de raison : « Travaillez comme nous avons travaillé nous-mêmes. » Alors l’institutrice de vocation se consacre à l’enseignement, comme elle se ferait lingère, modiste, ou demoiselle de comptoir.


Elle est dans la nécessité de se choisir un état, et son instinct la pousse à devenir institutrice. Elle sait juste assez de grammaire, de géographie, d’histoire, de piano, de dessin, de mots estropiés d’anglais et d’italien pour se présenter avec assurance aux mères insouciantes qui confient aveuglément à une étrangère la direction de l’esprit et du coeur de leurs filles. Avec ces teintures superficielles de toutes choses, l’institutrice de vocation se dit en état de faire une éducation complète. Convaincue naïvement de ce qu’elle vaut, sans orgueil comme sans modestie, elle étale hardiment son savoir universel ; on y croit, on en essaie, bientôt on en doute : l’élève n’apprend rien, mais l’institutrice de vocation se retranche sur le peu d‘aptitude ou d’application de son écolière ; elle propose des maîtres étrangers pour stimuler l’élève indolente ou étourdie. D’abord deux leçons par semaine, et seulement pour les arts d’agrément, suffiront, dit-elle. Mais bientôt la mère, enchantée des progrès inattendus de sa fille, accorde des maîtres tous les jours, non-seulement pour les arts d’agrément, mais encore pour les langues, pour l’histoire, pour tout ce que l’institutrice proteste toujours connaître à fond. Dès lors elle n’est plus qu’une surveillante en réalité fort inutile, mais dont on ne pourrait se passer, car l’institutrice de vocation se prête à tout ; elle excelle dans les ouvrages à l’aiguille, fait des bourses et des bonnets grecs pour monsieur, des collerettes et des chiffons pour madame, ajuste les robes de bal pour mademoiselle, la coiffe au besoin, brode à la veillée un meuble de tapisserie pour le salon, fait la lecture, écrit les billets d’invitation, règle les comptes, surveille les domestiques, se multiplie, devient une espèce de factotum, et n’a plus que le titre d’institutrice. 

En général, l’institutrice de vocation se place dans les familles à fortune aisée, mais peu brillante ; elle coopère aux calmes distractions de ces intérieurs placides rarement troublés par les passions, où règne l’ordre, la propreté, la parcimonie, où l’on reçoit régulièrement à dîner les vieux parents et les vieux amis une fois par semaine, aréopage appelé à juger

 hebdomadairement les succès de l’élève, que l’institutrice fait valoir avec une minutieuse complaisance. Dans ces réunions intimes, l’institutrice est un personnage important : elle accompagne la romance, joue par monts et par vaux la contredanse, organise les charades, sert le thé et coupe la brioche. Dans ses heures de solitude, l’institutrice de vocation relit scrupuleusement quelque traité d’éducation ; elle s’en acquitte par routine comme un prêtre lit son bréviaire ; elle se tient ainsi en haleine dans l’exercice de ses devoirs, et remplit son esprit de sentences de pédagogues, semences fort stériles qui ne font germer que l’ennui dans les jeunes têtes où elle les jette à tout propos.

En somme, c’est une assez bonne créature que l’institutrice de vocation. Elle est sans esprit, sans imagination, mais possède une certaine rectitude de jugement, qui la fait assez adroitement naviguer dans les flots de familles diverses, parmi lesquelles elle passe d’année en année. Elle suit son petit bon homme de sillon sans broncher aux écueils. Elle a une sorte de droiture de coeur qui n’est pas exempte de finesse, mais où la probité domine ; un peu par calcul peut-être, car l’institutrice de vocation, ayant embrassé l’enseignement comme un état, se conduit avec régularité pour ne pas manquer de place.

L’institutrice de vocation a des moeurs ; elle ne se compromet jamais avec les fils de la maison, les frères ou les cousins de son élève ; mais elle accepte de préférence les bonnes grâces des vieux oncles célibataires. Alors elle rêve modestement un mariage raisonnable ; mais elle le rêve honnêtement, sans intrigues préalablement coupables.

L’institutrice de vocation est en général petite, d’un demi-embonpoint, d’une figure sans distinction, fraîche et avenante. Elle a dans sa mise plus de propreté que d’élégance ; elle affectionne la couleur marron pour l’hiver, le rose pour l’été ; elle n’achète jamais plus de deux robes et de deux chapeaux par an ; elle a un esprit parfait d’économie, même un peu d’avarice, passion innée qui grandit à mesure qu’elle vieillit. Elle place à la caisse d’épargne tous ses émoluments, et ne donne à ses parents que

 les rognures des cadeaux qu’elle reçoit pour sa fête et au premier de l’an. Après trente-cinq ans, l’institutrice de vocation qui a fait son petit pécule se marie avec quelque employé des postes ou d’un ministère. Elle devient alors une docte ménagère, une mère pédante et rigide, si elle a des enfants. Ou quand elle a pris son parti de rester vieille fille, elle achète un fonds de pensionnat, comme on achète une étude de notaire avec une clientèle toute faite, et s’y prélasse le reste de ses jours. Alors son plaisir est de faire bonne chère, d’avoir un caniche et un perroquet, de tourmenter ses pensionnaires, de torturer ses sous-maîtresses, s’exerçant à infliger à son tour ces milliers d’infimes persécutions dont elle a été longtemps victime.

Avez-vous vu dans quelque élégante pension à la mode, ou dans une des royales maisons de la Légion-d’Honneur, à Saint-Denis, par exemple ; avez-vous vu une des ces pâles demoiselles, rêveuses, ennuyées, dégoûtées de la vie à vingt ans, se promenant seule dans une sombre allée de ces jardins où près d’elle d’autres allées sont si bruyantes et si animées par les jeux de ses heureuses compagnes ? Cette grande demoiselle pâle et triste, triste de dépit et non de douleur, c’est le type naissant de l’institutrice ambitieuse.

Fille de quelque général, ou de quelque fournisseur de l’empire ruiné par la restauration ; parfois enfant mystérieux d’un haut personnage et d’une grande dame, elle n’a pu donner à son père que le titre d’oncle, à sa mère que celui de tante. Elle a vu son enfance entourée d’un luxe imprudent. Pour elle, toutes les prodigalités du grand monde ont été introduites dans l’enceinte d’une pension. En naissant elle a eu des parures et des bijoux, une femme de chambre, esclave soumise à tous ses caprices les plus tyranniques. Enfant elle a été nourrie de bonbons et de confitures, selon son vouloir ; on alterait ainsi sa santé avant qu’elle fût fortifiée. Plus tard, même régime pour son esprit : au lieu des livres de saine poésie, de pure morale, les romans à passions factices sont venus fausser son coeur avant qu’il ne se fût éveillé.

Ainsi a grandi l’enfant loin de toute famille, gâtée, empoisonnée par le luxe, qui corrompt tout, même l’âme virginale d’une jeune fille ; par le luxe qui lui a donné inconsidérément de l’or pour enchaîner à ses fantaisies des subalternes complaisants. Et, lorsqu’à dix-huit ans, la pauvre fille déjà blasée sur ces jouissances de toilettes, de fêtes, de distractions mondaines, que ses compagnes ne voient qu’en rêve ; lorsqu’à dix-huit ans elle croit toucher enfin à cet empire d’élégance et de domination frivole que tout lui a fait présager, visites mystérieuses de parents millionnaires qui viennent chaque mois la demander au parloir, chuchoteries des autres pensionnaires sur les grands événements qui la concernent ; eh bien ! lorsqu’elle attend que ce monde où son esprit romanesque lui assigne une si haute place s’ouvre pour elle, un jour la pauvre fille est sèchement appelée par la maîtresse de pension, qui jusqu’alors l’avait traitée avec des égards obséquieux : on lui annonce tout à coup, durement, sans préparation, que ceux qui payaient sa pension sont morts ou ruinés, et qu’elle doit songer à se pourvoir d’un état dans le monde ; on ajoute, en forme de consolation, que ses talents lui seront une ressource qu’elle ne doit pas négliger.

A ce coup inattendu, à ce congé cruel, la jeune fille pâle, pâlit plus encore ; mais elle se souvient de situations semblables à la sienne dans les romans qu’elle a lus ; elle se pose en héroïne, elle se roidit contre le malheur et s’éloigne d’un oeil sec, sans donner un regret à cet asile de l’insouciance et de la jeunesse, où elle n’a pas vécu en paix, elle qui n’a pas eu d’enfance, pas de rêves de jeunes filles, pas de fraîches espérances ; mais des vanités, des ambitions dévorantes qui se voient tout à coup si misérablement avortées.

Le monde s’ouvre à elle, elle l’embrasse avidement ; elle est seule, sans fortune, sans protection : mais elle est libre, elle a un esprit aventureux que rien n’effraie, elle a des grâces affectées qui séduisent toujours dans un monde de suprême affectation, elle a cette beauté maladive qui va à sa destinée, qui doit l’aider à en triompher, pense-t-elle, en lui attirant cet intérêt qu’inspirent les airs de langueur indéfinissables.

Dans cette société brillante et pervertie, où hier encore elle se disait : « Je serai reine ! » elle connaît les plus riches et les plus puissants : longtemps elle a été leur égale, elle n’ira pas aujourd’hui mendier leur aumône ; mais elle se présentera à eux comme une soeur dépouillée qu’ils ne doivent pas laisser voir dans son dénûment à ceux qui ne sont pas des leurs. Elle est accueillie, recherchée, on s’arrache la victime, jeune, belle, mystérieuse ; c’est bientôt un être exceptionnel : elle est fière, elle n’accepte rien comme don, mais comme échange. Elle devient demoiselle de compagnie dans quelque grande maison, mais sur un pied d’égalité. C’est un être pétri d’élégance, d’idées creuses, de dehors gracieux, de câlineries de chatte, un mélange de hauteur et de souplesse, une petite créature qui fait parfois fureur, qui devient par aventure une femme à la mode, une chose dont, comme un meuble nouveau, une maîtresse de maison pare son salon avec vanité. Elle chante brillamment avec des airs de tête passionnés, un peu en actrice ; elle en a tous les instincts vaniteux, désordonnés ; mais elle les musèle hypocritement, elle doit tenir son rang dans le monde, et voilà ce qui l’empêche de se livrer au théâtre, vocation bien décidée de cette nature maniérée. Elle parle à tous une poésie mystique admirablement fastidieuse ; elle cite Byron en anglais, Kloopstok en allemand ; elle se pose devant tous comme vivant d’idéalités ; tandis que son esprit ulcéré par les mécomptes, recherche avec ardeur le positif du luxe, le réel des jouissances mondaines.

Habile par intuition, elle dirige ses plans d’attaque contre les natures malléables, les héritiers présomptifs d’un grand nom et d’une grand fortune, écoliers encore imberbes, que la demoiselle pâle enlace de ses séductions de couleuvre ; ou bien elle s’attaque à ses connaisseurs émérites en beauté qui ont traversé l’empire en aimant par convention deux ou trois femmes alors citées, ces admirateurs consacrés du beau sexe, qui font des folies de sang-froid, avec préméditation, pour faire croire à un reste de jeunesse. Mais lorsqu’elle échoue dans ce noviciat d’intrigues, comprenant à vingt-cinq ans qu’elle a perdu la magie de son prisme de victime, de demoiselle de compagnie romanesque et brillante, elle se transforme en institutrice ambitieuse.

Il lui faut alors une grande maison, d’où l’esprit de famille soit exclu, où le monde ait fait invasion complète, où les enfants soient gardés près de leurs parents, non pour qu’on y développe avec plus de sollicitude leur esprit et leur coeur, mais pour qu’on les dresse en naissant à ces airs stéréotypés, à ces manières conventionnelles que la nature n’indique pas et dont on fait le suprême bon ton.

L’institutrice ambitieuse cherche de préférence une élève qui n’ait plus sa mère, et qu’elle puisse former sans autre contrôle que la surveillance paternelle, qu’elle métamorphose en attentions qui lui sont personnelles. Chez un père veuf, l’institutrice ambitieuse trône en souveraine, devient maîtresse de maison, en usurpe l’autorité, en dépasse les tyrannies, et finit parfois par en acquérir la consécration.

L'institutrice dans ARTISANAT FRANCAIS images-31-166x300L’institutrice ambitieuse est trop occupée d’elle-même pour s’occuper sérieusement de son élève : tout ce qu’elle exige d’elle, ce sont des dehors séduisants, un maintien qui lui fasse honneur dans un salon. Si l’écolière est docile, l’institutrice récompense ces grâces naissantes qui découlent d’elle par des complaisances qui annulent l’autorité paternelle et qui plus tard annuleront l’autorité conjugale. Ainsi posée, elle a une extrême recherche dans sa mise, et veut être citée comme un modèle de goût, comme un résumé d’élégance. Elle est prodigue ; car son ambition lui fait voir toujours une fortune assurée en perspective. A quoi lui serviraient ses épargnes ? l’intrigue y suppléera.
madame, elle devient une de ces intrigantes problématiques que le beau monde accueille, qu’il protège, et dont il se sert comme auxiliaire dans l’exploitation de tous les vices occultes et musqués, dont l’expérience lui donne si bien l’entendement ; c’est alors que l’institutrice ambitieuse devient joueuse forcenée.

L’examen de la nature humaine nous offre toujours un côté ridicule ou odieux, mais aussi un côté touchant dont la consolante analyse adoucit l’amertume du moraliste et fait succéder à des peintures railleuses ou mordantes, le tableau réel de nobles et pures vérités. Ainsi nous arrivons avec bonheur à l’institutrice par dévouement, jeune martyre, vertu sublime et cachée, que les ridicules de l’institutrice de vocation et l’esprit d’intrigue de l’institutrice ambitieuse, font trop souvent méconnaître. L’institutrice par dévouement est souvent une jeune fille insouciante et heureuse au sein de sa famille, ignorante de ses talents et de son esprit, et qui ne pense pas qu’ils pourront lui aider un jour à combattre la mauvaise fortune. Ame pure et tendre, toute prête à se dévouer au premier appel, et à sauver par son sacrifice ceux qu’elle aime de la misère et du malheur ; elle, si bien faite pour goûter les joies de la famille, pour les faire naître par sa présence, elle quitte courageusement le toit paternel où elle a été si naturellement heureuse, si doucement aimée ; elle pressent tout ce qu’elle souffrira dans une maison étrangère ; elle répète tout bas ces vers du Dante :

                Tu proverai siccome sa di sale
Lo pane altrui, e com’ è duro calle
Lo scendere e ‘l salir per l’altrui scale
(1).

 

Mais elle se résigne. Être utile, voilà sa destinée, destinée sévère, où l’imagination doit s’éteindre, où le coeur doit être étouffé ; mais où la conscience puise de saintes consolations dans la certitude d’avoir bien fait.

On choisit toujours pour l’institutrice par dévouement, ou elle cherche elle-même avec soin, une famille honorablement placée dans le monde et rigoureusement honnête, imposant par ses bonnes moeurs, par la considération de la fortune et du rang, par tous les dehors qui donnent ou attirent l’estime ; mais la position ne change point les individus, et souvent dans ces familles si bien famées, il se rencontre des natures difficiles, des âmes froides ou irritables, dont le contact est une souffrance de chaque jour pour l’institutrice par dévouement. En général les grandes et nobles familles où elle est admise ont l’esprit de régularité et d’orgueil de leur caste, elles offrent une hospitalité polie, mais glaciale, à cette pauvre enfant qui aurait besoin de retrouver une seconde famille dans cette famille étrangère, et d’être consolée par une bienveillante affection de la perte de toutes ces tendresses qui entourèrent son enfance. Dans le nouvel état que le malheur lui a fait, elle est traitée avec considération, elle s’attire le respect par le soin scrupuleux qu’elle met à remplir tous ses devoirs ; on lui adresse régulièrement des éloges, on lui donne, à des époques fixes de l’année, des cadeaux élégants, preuves d’une satisfaction réelle, mais est-ce tout pour cette âme, si noble, si aimante et si jeune encore, quoique le malheur l’ait vieillie prématurément ? Est-ce tout qu’une position honorablement acquise par son travail et qui lui permet de secourir sa famille indigente ? A ces avantages positifs ne devrait-il pas se joindre pour ce coeur si tristement éprouvé, quelque consolante amitié qui l’empêchât de se souvenir qu’elle n’est qu’une étrangère dans cette riche famille à laquelle elle a voué sa jeunesse, son esprit, ses talents, souvent même son coeur, et qui ne lui donne en échange de tous ces jeunes trésors, qu’une existence confortable, mais décolorée, que de l’or et pas une heure de douce intimité.

 


Mais lorsque passé trente-cinq ans elle n’a pu s’enrichir par quelque riche mariage habilement et forcément amené, en désespoir de cause elle se décide à se faire chanoinesse ; chaperonnée du titre de 

L’institutrice par dévouement accepte son sort tel que la Providence le lui a fait ; elle a la résignation des âmes sensibles et fières qui pouvaient espérer beaucoup de la vie et qui n’y trouvant que des déceptions, se résignent sans se plaindre. Son coeur ne se dessèche pas, son imagination ne s’éteint point ; mais elle refoule en elle-même tous ses désirs sans espoir, toutes ses illusions qui tombent et meurent une à une dans la sphère où elle vit. Elle est belle, aimante, enthousiaste, pleine de coeur et d’intelligence, elle aurait aimé, elle se serait attiré l’amour au sein de sa famille ; mais dans cette famille étrangère où le malheur l’a jetée, qui l’aimera, qui se dévouera à l’aimer d’amour. Est-ce le frère de son élève ? ce jeune homme ardent, passionné, qui commence la vie et qui éprouve, comme à son insu, pour la jeune et belle institutrice un intérêt tout-puissant. Mon Dieu ! elle a bien compris à son regard, à sa parole, à ses douces et involontaires attentions pour elle, que lui du moins ne la traitait pas comme un être inférieur, comme une étrangère qu’on emploie et qu’on paie. Mais la pauvre enfant n’ose se livrer à cette pensée, à cet espoir, elle a trop d’orgueil pour vouloir d’un amour qui ne serait qu’un mystère, qu’une intrigue cachée ; elle sent qu’elle est digne d’être aimée avec bonheur et courageusement, et cet amour tremblant de jeune homme qu’un regard de sa mère fait pâlir, qui s’épouvante d’une réprimande, qui cède à de vaniteuses réflexions de rang et de fortune, souvent faites avec cruauté devant elle, et dont elle saisit tristement le sens ; cet amour qui d’abord fut, pour sa vie monotone et grave, une suave espérance, devient une sorte d’humiliation dont son âme est froissée.

telechargement-41 dans LITTERATURE FRANCAISEQue de luttes dans cette pauvre âme sans appui, qui s’effraie de ses rêves, qui les combat et qui ne parvient à les vaincre qu’à force de souffrance et de dévouement ! Que de fois sa tâche lui paraissant trop rude, elle fut tentée de fuir cette maison où elle est utile, où ses talents sont appréciés ; mais où l’on ne donnerait pas une larme à son absence ! Que de fois se souvenant des baisers de sa mère, de la tendresse de son père, elle a pensé à revenir vers eux, en s’écriant : « Vivons, aimons et souffrons en famille, l’isolement de la jeunesse est impossible à mon coeur ! » Mais la même voix qui lui dicta son sacrifice a étouffé ce cri de l’âme, elle s’est souvenue de l’indigence qu’elle avait adoucie, du bien-être qu’elle répandait chaque jour sur les siens, en travaillant, en s’immolant sans relâche, et, fortifiée par la lutte, elle la continue malgré ses blessures.

– Est-il rien de plus douloureux, de plus saint que le spectacle de cette jeune femme ! Elle perd sa beauté dans les veilles laborieuses de l’étude, dans des douleurs muettes et souvent raillées par ceux qui les causent. Elle plie son esprit, vif, élevé, profond, aux étroites règles d’un enseignement formulé ; elle fait descendre son imagination poétique et hardie, à l’intelligence naissante d’un enfant ; sa passion pour les arts n’est plus qu’une science utile dont elle doit enseigner les éléments, mais oublier les inspirations ; enfin cette âme passionnée et tendre qui rêva tous les sentiments, qui les eût tous ressentis si elle avait pu s’ouvrir au monde, heureuse et confiante ; cette âme fermée à toute jouissance par une main de fer, par celle de la nécessité, s’isole, s’assombrit et finit par perdre sa foi dans le bonheur dont elle était digne et qu’elle n’a pas trouvé.

Lorsque l’institutrice par dévouement ne meurt pas à la peine après dix ans de labeurs, de souffrance et de résignation ; après les dix plus belles années de sa vie si tristement dépouillées de joies de famille, des illusions du coeur, de l’amour, de l’enthousiasme, de toutes ces brûlantes visions si hâtivement dissipées pour elle ; après ces dix années de jeunesse fanée dans l’isolement de l’âme le plus cruel de tous, si l’institutrice par dévouement a encore quelques débris de sa famille, elle revient auprès d’un vieux père dont elle est l’honneur, ou d’une mère infirme qu’elle console par sa tendresse, qu’elle distrait par son esprit, ou bien encore auprès d’une jeune soeur mariée dont elle soigne et élève les enfants avec amour. Goûtant ainsi en se dévouant encore un simulacre de ces joies maternelles dont la réalité lui fut refusée, elle ne rougit point d’être vieille fille, car elle a su aimer, et sans son dévouement, la plus céleste des vertus humaines, elle serait épouse et mère : le ridicule n’atteint pas les vies qui sont sublimes par leurs actes.

Aussi, loin de chercher à se marier à quarante ans, sachant ce qu’elle a valu, ce qu’elle aurait mérité, elle ne songe pas à arranger sa vie selon le monde, elle la laisse couler au gré de la Providence, et souvent la Providence lui envoie des joies compensatrices pour les joies de sa jeunesse perdue.

Nous avons dessiné les portraits des divers caractères d’institutrice ; en terminant cet article nous éloignons notre pensée de l’institutrice peu digne de ces nobles fonctions. Mais nous voulons rappeler à l’estime et à l’admiration publiques, ce modèle de l’institutrice parfaite, cette femme rare et par l’esprit et par le coeur, qui vient de retracer dans un livre échappé ce semble à l’âme et à la plume de Fénelon, tous les devoirs, toutes les qualités dont elle-même avait été le touchant  exemple. Mademoiselle Sauvan est l’auteur de ce livre que l’Académie française a couronné et qui a une sorte de fraternité de grâce et de sagesse éclairée avec l’Éducation des Filles ; – une femme seule pouvait deviner toutes ces qualités exquises qui sont nécessaires dans l’institutrice, pour agir sur les jeunes âmes confiées à ses soins. Il y a dans notre article assez de critiques, assez de traits qui paraîtront frondeurs, pour qu’on nous pardonne de le terminer par un éloge.

Madame LOUISE COLET.


(1) Tu sauras combien le pain d’autrui a d’amertume, et combien il est dur de monter et de descendre l’escalier étranger.

Publié dans ARTISANAT FRANCAIS, LITTERATURE FRANCAISE | Pas de Commentaire »

Être porteur de journeaux

Posté par francesca7 le 8 octobre 2013

 Être porteur de journeaux dans ARTISANAT FRANCAIS telechargement-31

Les gens imaginent que c’est un métier de jeunes, d’étudiants ou de gens peu qualifiés. Ils auraient un choc s’ils nous voyaient. Dans mon équipe, il y a un journaliste au chômage, un ex-architecte dont le cabinet a fait faillite, une secrétaire de direction, un ancien agent d’assurances… Tous ont la cinquantaine, comme moi ­ la moyenne d’âge est de 42 ans. Tous sont surqualifiés. Mais n’arrivent pas à retrouver du travail dans leur branche. On est trop vieux pour le marché. Pour livrer des journaux la nuit, il faut savoir lire, compter et avoir le permis de conduire. J’ai une maîtrise de biologie et un Capes. Après mes études, j’ai enseigné en collège pendant cinq ans. Puis je me suis arrêtée pour élever mes trois enfants. A 48 ans, j’ai dû chercher du travail en urgence. Le salaire de mon mari ne suffisait plus, les enfants étaient grands et on ne touchait plus les allocations. C’était en cours d’année scolaire, impossible de réintégrer l’Education nationale. J’ai fait les petites annonces. Après plusieurs échecs (j’étais trop vieille pour les gardes d’enfants, ou pour les cours à domicile), je suis tombée sur ce job de porteur. Mettre des journaux dans des boîtes aux lettres de 3 h 30 à 7 h 30 du matin. Pas sorcier. Et ça me permettait d’être de retour à la maison pour réveiller mes enfants. Je me suis dit : « Allons-y pour quelques semaines, au pire quelques mois. En attendant mieux. »

«Cela fait cinq ans que je livre les quotidiens la nuit. Je me suis formée à l’informatique, j’ai postulé à de nombreux jobs. Mais l’âge, toujours, est un obstacle. Je sais maintenant que je finirai ma carrière ici. Mais je ne suis pas la plus à plaindre. A mi-temps, avec mon demi-smic, j’ai assez pour compléter le salaire de mon mari. D’autres sont obligés de cumuler deux mi-temps. Et la plupart ont carrément un plein temps en plus. Ils font la sieste le midi dans leur voiture, tellement ils sont crevés.

«Quand on est porteur, on est détraqué du sommeil. Je me couche vers 22 h 30, me lève à 2 heures du matin, me recouche vers 8 h 30 et m’astreins à me lever au plus tard vers 11 heures. Ça demande une discipline de fer. En vacances ou le dimanche, impossible de retrouver un rythme normal. C’est un travail d’homme. A cause de la nuit, du côté «décalé» socialement, du risque d’agressions. Dans ma boîte, sur cent personnes, on n’est que six femmes.

«Il y a quand même des bons côtés. D’abord, une incroyable solidarité. Les coups tordus, les pousse-toi de là que je m’y mette, ça n’existe pas. Entre gens de la nuit, on se serre les coudes. Et puis, la nuit, il y a une liberté qu’on n’a pas le jour. Mes deux cents journaux, je les livre dans l’ordre qui me plaît, sans patron sur le dos. C’est un travail qui occupe peu l’esprit, on peut penser à ce qu’on veut. Je regarde les étoiles, je rêve. Ma zone de livraison, dans le centre de Paris, est plutôt agréable. Chaque jour, au lever du soleil, les couleurs des façades sont différentes. C’est féerique, et on est les seuls à profiter du spectacle.

«Je me suis habituée à cette vie. Le seul qui ne s’y fait pas, c’est mon dernier fils. Il avait 16 ans quand j’ai commencé le portage, et il en a déduit que les études étaient inutiles. Depuis, il refuse de travailler. A 21 ans, il a raté son bac deux fois. Quand je lui fais la morale, il répond : « Maman, toi t’as fait des études et ça t’a servi à rien. »».

article de MILLOT Ondine paru sur http://www.liberation.fr

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Narrant la journée d’une porteuse de journaux, une journaliste de l’Intransigeant nous révèle en 1925 la rudesse et le pittoresque de ce petit métier, exigeant de celle qui l’exerçait d’arpenter des rues qu’elle connaissait par cœur et de donner inlassablement de la voix pour attirer l’attention des lecteurs – (D’après « L’Intransigeant », paru en 1925)

« Mais non, c’est pas mauvais. Si je vends mon cent de première, j’aurai gagné 8fr.65. Si je vends mon cent de troisième, j’aurai fait mes 6 francs. Bien souvent, en même temps que ma troisième d’Intran, j’arrive à écouler un cent de Paris-Soir. Une vingtaine de francs dans mon après-midi. Je ne me plains pas. Mais il faut du courage. »

Elle ne manque pas de courage, la vieille femme qui me crie ces choses à l’oreille, écrit Nancy Geroge, du journal l’Intransigeant. La cour de l’Intran bruit d’un travail forcené. Le papier sort. Les autos partent. Les cyclistes chargés d’idées, de faits à répandre dans Paris. C’est la première. Nous, les camelots, hommes et femmes, nous attendons, pressés, à la file, notre cent ou plusieurs, selon notre clientèle. Nous sommes les truchements de cette expansion. Par notre infime canal, la pensée pénètre les replis de la ville immense, par nous, le rythme du vaste monde imprègne les existences les plus humbles et les plus cachées.

La vieille avec qui je travaille aujourd’hui reçoit et paie 11fr.35 son cent quotidien, ce qui forme un paquet assez lourd. A son autre bras est enfilée l’anse d’un cabas plein de choses assez mystérieuses, il y a un quignon de pain qui sort un peu.

A l’entrée du métro Sentier – ô miracle du cœur, élévation dans la misère –, ma vieille abandonne pour deux sous pièce, dix feuilles à une vieille plus vieille encore, au terme de l’âge et de l’infortune, chenue, voûtée et qui la guette pour en recevoir ce bienfait. La misérable va chevroter sonIntran jusqu’au soir. Si elle parvient à gagner ces vingt sous, c’est son dîner et son lit à l’asile, afin de ne pas mourir et sans autre espérance. Regardez bien les vieilles qui vendent les journaux au portail du métro, à l’entrée des théâtres.

Nous nous engouffrons dans le sépulcre qui nous assomme de son odeur, et, tout en dévalant l’escalier, j’observe que ma vieille halète un peu, déjetée par son fardeau dont à grand’ peine elle consent à me confier une part.

Elle parle, heureuse de parler. Sa voix, qu’elle force, dans le grondement qui nous emporte aux entrailles de Paris, me détaille ses luttes de vieille veuve, seule dans la vie, et son emphysème. Nous remontons au jour place Martin Nadaud et, tout de suite, une autre expression de Paris nous surprend. La hâte est moins féroce, moins brutal le commerce. Dirait-on pas que devant la mairie du 20e les arbres sont plus frais que ceux des boulevards ?

La vieille va déjà, de son pas lourd et cependant vivace. Elle m’explique que, depuis huit ans qu’elle fait sa tournée, elle a ses habitués. D’aucuns paient le mardi, d’autres le samedi, quelques-uns tous les jours, elle sait tout ça : pas besoin de carnet.

L’Intran – tous les dix pas elle crie son cri, d’un timbre rauque qui lui tire la bouche au coin. Les tenancières de petits cafés, le cordonnier, la mercière et de vieux concierges trouvant leur porte sur rue, ou leur fenêtre, tendent la main par-dessus des pots de lilas. L’Intran – elle crie, elle marche, fatiguée mais infatigable, et parfois se retrempe au sourire d’un enfant qui, sur l’ordre de sa mère, tend sa petite main serrant quatre sous.

Rue de Bagnolet, enfin, nous trouvons un moment de repos dans un débit où la porteuse prend son café, debout devant le zinc. A la façon amène dont on la sert et dont on l’interpelle, j’aperçois tout à coup le secret de sa vaillance, et celui des vies besogneuses. L’habitude sur elles étend son calme, égrène ses intervalles. Il y a une harmonie à prendre tous les jours, recrue de la même fatigue, au même débit, son café servi par le même garçon, avec le même sourire à l’identique brocart. Une consolation… une musique intérieure.

Au delà de la Barrière, les verts lavés et tendres de la campagne s’étagent jusqu’au bord du ciel. Des nuages rapides y courent, nous présageant un caprice du temps. Et le long de la rue de la Py, au bout de laquelle les arbres de la rue Belgrand font perspective ; dans les sinuosités de la rue Pelleport, à ruisseau central, où quelque vieil hôtel est caché par les arbres de son jardin, décelé par un portail aux deux boules de pierre ; rue Ramus dont les portes entrebaîllées nous dévoilent des espaces inattendus, filée de poireaux, têtes de salades, bouffée de senteur rurale, nous cheminons.

La vieille envoie son cri, qui résonne dans la rue tranquille. Elle distribue ses feuilles, roule parfois l’une d’elles en tampon dans l’orifice d’une boîte aux lettres, rite ordinaire avec la calme assurance d’une qui gagne sa vie, en accomplissant une fonction sociale.

C’est fini, le cent est vendu, sauf dix journaux qui lui restent sur le bras. Ces « bouillons » lui font de la peine. Par l’avenue du Père Lachaise, nous regagnons la mairie du 20e. La vieille se tait. Une pluie s’abat sur les marronniers, avec le bruit doux d’un papier qu’on froisse, de la cheminée du four crématoire s’élèvent des tourbillons d’une symbolique fumée.

La porteuse s’engouffre dans le métro. Elle sera tout juste à cinq heures dans la cour de l’Intran, pour la troisième, la sportive sur papier porteur qu’elle paie 14 francs le cent. De retour place Martin Nadaud, par le métro encore, elle va, jusqu’à la nuit, chanter aux citadins leur chanson vespérale : L’Intran

Moi, je suis bien lasse : je ne vendrai pas la troisième, je quitte la vieille pour venir vous conter son travail.

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Le Huchier au Moyen-âge

Posté par francesca7 le 8 octobre 2013

Fabrication des meubles

Par 
Eugène Viollet-le-Duc

Les huchiers, au XIIIe siècle, fabriquaient des portes, des fenêtres, des volets, des coffres, bahuts, armoires, bancs. Cet art équivalait à celui de menuisier. Défense leur était faite de prendre des ouvriers tâcherons. Ils étaient compris dans la classe des charpentiers, c’est qu’en effet les meubles, à cette époque, aussi bien que la menuiserie, étaient taillés et assemblés comme de la charpenterie fine. Les bois étaient toujours employés de fil, assemblés à tenons et mortaises, chevillés en bois ou en fer. Les collages n’étaient employés que pour les panneaux, les applications de marqueterie, de peaux ou de toiles peintes ; quant aux moulures et à la sculpture, elles étaient taillées en plein bois, et non point appliquées.

Pour éviter les longueurs et rendre nos descriptions des moyens de fabrication plus vives et plus claires, nous nous supposons introduits dans un atelier de menuiserie en meubles, d’un huchier, vers la fin du XIIIe siècle, et nous rendons compte du travail des ouvriers.

Le Huchier au Moyen-âge dans ARTISANAT FRANCAIS telechargement2

Fig. 1 et 2

Jacques le huchier nous fit voir d’abord, derrière son atelier, une assez grande pièce remplie de bois de chêne refendu, disposé là pour sécher, en nous faisant observer qu’il n’emploie que du merrain emmagasiné depuis plusieurs années, en ayant le soin de remplacer le vieux par du neuf, afin de conserver toujours la même provision. De ces bois, les uns sont carrés comme du chevron plus ou moins gros, les autres sont refendus en planches d’un à deux pouces d’épaisseur pour les encadrements et panneaux.

Quand il a quelque ouvrage de choix à exécuter, Jacques nous dit qu’il soumet les panneaux à l’action de la fumée pendant plusieurs semaines, en les suspendant au-dessus de l’âtre de la cheminée. Jacques n’a et ne peut avoir qu’un apprenti ; son fils et son neveu complètent l’atelier. Ils sont donc trois ouvriers ; lui, Jacques, ordonne, s’occupe de ses bois dont il a grand soin, va chez les seigneurs ou les bourgeois pour prendre les commandes, et travaille aussi de ses mains ; c’est un habile homme. Il nous montra un banc à barre, servant de coffre (fig. 1), et dont toutes les pièces, terminées, étaient prêtes à être assemblées. « Vous voyez, nous dit Jacques, les quatre montants principaux, ceux du dossier A plus élevés que ceux du devant B pour recevoir la barre C. Je fais toujours mes assemblages de barres à doubles tenons D avec embrèvement, car j’ai remarqué que ces barres sont sujettes à se désassembler ; je les renforce à l’assemblage, cela perd un peu de bois, mais les personnes à qui je les fournis ne me les renvoient jamais pour être réparés. On s’appuie sur ces barres ; les valets peu soigneux tirent dessus pour reculer ou avancer les bancs, et si elles ne sont pas solidement assemblées et chevillées, elles ont bientôt quitté les montants. Deux tenons valent mieux qu’un, car ils sont tous deux serrés par les doubles mortaises. Vous voyez aussi que je donne de la force à mes bois là où je suis obligé de pratiquer des mortaises, puisque celles-ci affaiblissent les pièces. Maintenant, nos seigneurs ne veulent plus de ces meubles massifs comme ceux que l’on faisait autrefois ; ils veulent être commodément assis, se plaignent quand ils trouvent sous leur main des arêtes vives.

Il faut nous soumettre à ces exigences, et, sans nuire à la solidité, je diminue autant que je puis la force du bois entre les assemblages, soit par des adoucis, des chanfreins ou quelques colonnettes. Remarquez cet appui E, comme il permet de poser le bras sans fatigue, et comme je l’assemble par de bons doubles tenons pour réunir le grand montant A au petit B. Devant mon banc, j’ai une suite de panneaux F serrés entre deux traverses et des montants. J’en fais autant par derrière ; puis, sur les côtés, j’ai des joues H qui portent les tasseaux I recevant le couvercle K qui sert de siège. Le bord des joues L affleure la tablette à charnières. Ces charnières (fig. 2) sont forgées avec soin ; on les pose avec des clous rivés sur le coffre, et les bords du fer sont fraisés pour ne point accrocher les habits des personnes qui s’asseoient. C’est une précaution assez inutile, car personne ne s’assied sur un banc sans coussins. J’ai vu un temps, qui n’est pas très-éloigné, où les couvercles des bancs servant de coffres étaient ferrés avec des pentures saillantes sur le dessus du couvercle ; mais on ne veut plus de ces lourdes ferrures sur les meubles ; déjà on nous demande de les dissimuler autant que possible, et on arrivera à nous demander de les supprimer entièrement. — Vous regardez ces sculptures qui décorent les montants et la barre. C’est mon neveu qui les exécute, et j’espère en faire un imagier ; d’ici à quelque temps il entrera en apprentissage chez l’imagier Belot, l’un des meilleurs de Paris et que je vous engage à visiter.

Tous les jours on nous demande de la sculpture sur les meubles, et on ne veut plus entendre parler de ces incrustations d’ivoire, d’étain, de cuivre ou d’argent que l’on aimait beaucoup jadis. Cependant les seigneurs et les bourgeois riches qui exigent de la sculpture sur les bois des meubles les plus ordinaires n’y mettent pas un prix raisonnable, et nous sommes obligés ou de travailler pour rien, ou de nous contenter d’une exécution grossière. Puis les imagiers prétendent que nous empiétons sur leurs privilèges, et si nous avons recours à eux, ils se font si bien payer, qu’il ne nous reste pas de quoi payer le bois. » Jacques nous fit voir alors dans un coin de son atelier une assez grande armoire prête à être livrée. Sur notre observation que ce meuble paraissait être de forme ancienne, bien qu’il fût neuf, Jacques nous dit qu’il était destiné à l’abbaye de ***, qu’il devait renfermer des reliquaires et vases sacrés, que l’abbé avait exigé que ce meuble fût couvert de peintures et dorures afin de s’accorder avec l’ancien mobilier du sacraire, exécuté il y a plus d’un siècle. « J’ai eu grand’peine, continua le huchier, à faire cette armoire, on ne veut plus de ces meubles dont la fabrication exige beaucoup de temps et de soin ; aujourd’hui on est pressé, et personne ne consent à attendre un meuble pendant un an, car il n’a pas fallu moins de temps pour terminer celui-ci ; encore, les peintures ne sont-elles pas achevées ; le peintre imagier de l’abbé a plus d’ouvrage qu’il n’en peut faire.

Voyez comme ces faces de volets sont unies ; on croirait voir du marbre poli. Mon grand-père a fait beaucoup de ces meubles peints et dorés pour les églises et les appartements des seigneurs, et c’est à lui que je dois de savoir les fabriquer. Les volets sont composés d’ais parfaitement secs, collés ensemble sur leur rive avec de la colle de fromage ; il faut beaucoup de peine et de soin pour la bien assembler . Ces ais tiennent ainsi entre eux, sans grains-d’orge, par la seule force de la colle ; car les grains-d’orge ont l’inconvénient de paraître toujours à la surface du panneau et les font fendre le long des joints. Quand tous les ais d’un panneau sont bien collés et secs, il faut racler sa surface avec un fer tranchant, mais peu à peu ; autrement on éraille le fil du bois, et on n’obtient pas une surface unie. Après cela, on tend sur les panneaux une peau de cheval, d’âne ou de vache, non encore tannée, mais bien macérée et dépouillée de son poil ; la peau est collée au panneau avec cette même colle de fromage. Ceci fait, il faut laisser sécher doucement, sous presse, et ne point se hâter de toucher aux panneaux, car si la peau n’est pas parfaitement desséchée, elle fait coffiner les panneaux.

images-1 dans ARTISANAT FRANCAISEn été, il faut compter un mois au moins pour que ces apprêts soient secs et en état d’être employés. Alors, dans un lieu frais mais non humide, on passe, sur la peau ainsi tendue sur les ais, trois couches de plâtre bien broyé, que l’on fait chauffer dans de l’eau avec de la colle de peau ; entre chaque couche, il faut laisser s’écouler un temps assez long pour que le plâtre sèche parfaitement. Après quoi, on racle doucement la surface et on la dresse avec un fer plat et tranchant ; ce travail exige une main exercée, car si l’ouvrier appuie sur un point plus que sur un autre, il se produit des bosses et des dépressions ; il faut recommencer l’opération ; encore ne réussit-elle jamais comme la première fois. Les couches de plâtre applanies au fer, il faut les polir avec de la prêle jusqu’à ce que la surface devienne brillante comme du marbre. Ceci terminé, on passe sur le plâtre une première couche de peinture bien broyée avec de l’huile de lin, puis une seconde. C’est sur ce fond que l’imagier trace et peint les figures ou les ornements, qu’il applique les feuilles d’or ou d’argent, au moyen d’une colle faite de clair de blanc d’œuf battu sans eau ; s’il veut brunir l’or ainsi appliqué et lui donner un certain relief, ce qui est fort plaisant aux yeux, il superpose jusqu’à trois feuilles d’or battu, en ayant le soin de coller chacune d’elles ; puis, quand l’ouvrage est bien ferme, mais non encore complètement desséché, il brunit doucement l’or ou l’argent avec une pierre d’agate polie et arrondie en forme de dent de loup. Il rehausse sa peinture et cerne la dorure par un trait de couleur brune détrempée dans un vernis composé d’huile de lin et de gomme laque que l’on a fait cuire à un feu doux. S’il veut donner du brillant à la peinture, il passe sur toute sa surface une couche de ce même vernis fait avec le plus grand soin dans un pot neuf et bien propre. Quant aux parties sculptées du meuble sur lesquelles on ne peut tendre de la peau, on se contente de passer les couches de plâtre sur le bois, puis on répare avec de petits outils de fer et on polit avec de la prêle, comme je viens de le dire tout à l’heure. Ces meubles sont fort beaux, très-riches, brillants et propres ; ils décorent mieux les salles et les chambres que nos meubles de bois sculpté, souvent grossièrement peints ; mais cela est passé de mode aujourd’hui, et on n’emploie plus guère ce genre de fabrication que chez les écriniers, pour les litières, pour les selles de chevaux, les écus et quelques petits coffres de voyage. »

Jacques nous fit voir ensuite une huche d’une dimension énorme, telle qu’un âne eût pu y être enfermé. Sur ce que nous étions ébahis de voir pareille huche, Jacques nous dit : « Vous vous émerveillez, messieurs, mais on nous demande aujourd’hui des huches de cette taille ; nos seigneurs et même nos bourgeois et bourgeoises ne trouvent jamais les huches assez grandes pour serrer leurs besognes. Levez le couvercle, et vous trouverez en dedans plusieurs coffres faits pour la place. Si la huche est bien travaillée, les coffres le sont mieux encore. Vous allez me demander comment on peut sortir ces coffres ? Or remarquez que le devant de la huche est divisé en deux ventaux, retenus par une feuillure, un loqueteau et le moraillon attaché au couvercle ; ouvrant les ventaux, vous tirez les coffres à votre plaisir.

Lire la suite ici…. 

 

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