Les bouchers au Moyen-Âge
Posté par francesca7 le 2 octobre 2013
Extrait de Histoire de
LA CUISINE BOURGEOISE
du Moyen-Âge à nos jours
Maguelonne Toussaint-Samat
Les bouchers furent les premiers commerçants vraiment capitalistes. Ils formaient une caste spéciale de la bourgeoisie, certains disent même qu’elle en était distincte. Mais elle en a été, avec les drapiers et les gens de loi, la plus féconde des souches. Certains possédaient des fortunes énormes en biens de toutes sortes, dont les inventaires notariés laissent rêveur. De cette grande bourgeoisie bouchère, le représentant le plus éminent reste Etienne Marcel, à la tête d’un véritable holding (viande, orfèvrerie, banque). Les bouchers investissaient beaucoup d’argent dans l’achat des bêtes qu’ensuite ils débitaient. À côté d’eux, les autres professionnels de l’alimentation n’étaient guère que des artisans. Des gagne-petit.
Les bouchers ne reçoivent leur première charte qu’en 1134. Cependant, leur métier est l’un des plus anciens de l’alimentation. Ils constituent une société assez fermée, crainte même. Leur esprit belliqueux, vite porté à la révolte, leur assigne une place importante dans l’histoire des guerres civiles de notre pays, en particulier la guerre de Cent Ans et la lutte sanglante entre le parti du duc d’Orléans et celui du duc de Bourgogne.
La boucherie
Tacuinum Sanitatis, XVe siècle
Paris, BnF, Département des manuscrits, Latin 9333, fol. 71v
Les rejetons mâles des familles propriétaires de boucheries sont tenus d’exercer le métier « de leurs deniers » à défaut de leurs bras. Mais le droit d’être reçu maître boucher appartient exclusivement aux héritiers de ces quelques familles, à condition qu’ils aient sept ans et un jour.
Il ne faut pas croire qu’aux XIVe et XVe siècles, les riches bouchers s’occupassent eux-mêmes des détails de leur profession. Ces hommes d’affaires avaient, pour l’abattage et la vente des bêtes, des varlets et des comptables, les patrons surveillant le commerce de haut et traitant par l’intermédiaire de facteurs, comme l’on disait, le négoce des bestiaux destinés à l’approvisionnement des grandes villes. Certains faisaient venir des troupeaux de très loin, et ainsi, jusqu’en 1498, les bouchers marseillais, constitués en associations coopératives, eurent le monopole de l’est du Massif central, d’où provenaient les milliers de moutons que l’on mettait à l’engraissement en banlieue, sur les bords de l’Huveaune, pour servir au fur et à mesure des besoins. Bien souvent, les chevillards (1) faisaient partie de la communauté juive méridionale.
A Paris, la Grande Boucherie se tenait dans le quartier qui deviendra la place du Châtelet. Au XVe siècle, on comptait trente-deux propriétaires d’étaux. C’était le siège d’une importante juridiction qui ne relevait que du Parlement, mais placée sous l’autorité du « maire », magistrat du roi ou du Châtelet, puis du maître de la Grande Boucherie, choisi parmi les plus riches des bouchers. Cette juridiction eut le plus souvent à juger des malversations commerciales, des fraudes ou des violences des garçons bouchers qui étaient de véritables terreurs. Aussi comprend-on bien que le bourgeois du Ménagier de Paris (« sorte de Larousse Ménager du XIIIe siècle », écrira l’historienne Marianne Mulon) conseillait ainsi à sa femme d’envoyer maistre Jehan, le dépensier de la maison, « es boucheries » (vers les boucheries), afin que se fissent sans danger les emplettes. Il prit tout de même soin d’énumérer tous les commerces, les prix pratiqués et les quantités de viande débitée, pour que la jeune épouse pût donner ses ordres en toute connaissance de cause.
En règle générale, en dehors de la période du carême, l’homme des villes médiéval s’avère très carnivore, ce qui reste d’ailleurs une constante urbaine à travers les siècles. Au XIIe siècle, les Berlinois consommaient ainsi 1,3 kg de viande par jour ! Si l’on en croit le Ménagier de Paris, la Corporation parisienne des bouchers vendait, par semaine, « y compris le fait du Roy, de la Royne et des Aultres nos seigneurs de France : 3 130 moutons, 512 bœufs, 582 porcs et environ 300 veaux… » Ces chiffres sont assez élevés si l’on tient compte de l’évaluation moyenne de 100 000 Parisiens retenue pour cette époque (et dont la majorité vivait très pauvrement).
L’agneau était ignoré : jusqu’à la fin du XIXe siècle, il fut suspecté d’insalubrité ; en vérité, il était trop cher. En revanche, le mouton restait la viande du peuple par excellence, du fait de son bas prix. La triperie avait toutes les faveurs du public. Son apprêt faisait presque toujours appel au safran (d’où les grandes quantités consommées de cet aromate).
Le veau (dit veel) était déjà une spécialité italienne, comme l’atteste ce courrier du fameux marchand de Prato, Francesco Datini, dans lequel il donne à son épouse des instructions pour un prochain repas : «Procure-toi une belle pièce de veau, comme celle que nous avions dimanche [...] Recommande à Belozzo de ne pas prendre du maremmano et dis-lui, s’il ne le sait pas encore, de s’approcher de l’échoppe où il y a le plus de monde et de dire : « Donnez-moi du veau de qualité pour mon gentilhomme de Prato » et ils te donneront ce qu’ils ont de meilleur. Et prie Margherita de le mettre au feu dans le chaudron où je l’ai fait la dernière fois et de bien enlever l’écume… »
Remarquons combien ces chefs de famille, ces commerçants avisés se montraient d’excellents maîtres de maison, de part et d’autre des Alpes. L’époque était, évidemment, très machiste, et le talent des femmes guère encouragé… Remarquons aussi que le veau, même le meilleur, se fait alors bouillir.
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