LES PORTEURS DE SEL
Posté par francesca7 le 20 septembre 2013
des antiquaires de Normandie, Membre de plusieurs autres
sociétés savantes, Correspondant du Ministère de l’instruction publique.
Au nombre des quarante ou cinquante corporations industrielles existant autrefois dans la ville de Caen, il s’en trouvait deux, celle des francs-brements et celle des francs-porteurs, qui, à raison de leurs franchises et de leurs priviléges royaux, avaient une existence particulière en-dehors des maîtrises et jurandes ordinaires, et conséquemment étaient régies par des dispositions réglementaires d’un genre tout différent.
Nous avons déjà recherché, dans un travail particulier, quels avaient pu être l’organisation et les développements successifs de la communauté des francs-brements ; il nous reste à parler maintenant de celle des francs-porteurs.
Il y avait une grande ressemblance entre ces deux associations, non pas sous le rapport des fonctions proprement dites ou des travaux de peine auxquels étaient soumis ceux qui en faisaient partie, mais bien quant à la nature et à l’exercice de leurs priviléges.
Celle des francs-brements était en effet instituée pour décharger les vins et les boissons nécessaires au service du roi et des princes de son sang durant leur séjour dans la ville de Caen. Cette obligation s’était ensuite étendue aux boissons nécessaires pour la provision du capitaine du château et de leurs lieutenants. Les francs-brements faisaient de plus le service de l’artillerie du château de la ville de Caen ; et eux seuls y exerçaient les fonctions de canonniers. En même temps, à eux seuls appartenait le droit de charger et décharger toutes les marchandises transportées sur les navires allant et venant par les quais, ports et rivière de cette ville. Pour l’exercice de ces fonctions, ils étaient au nombre de quinze, et dans les derniers temps de dix-sept.
Les francs-porteurs de sel, au contraire, n’étaient employés qu’à décharger le sel arrivant dans la ville, et à le transporter au grenier et magasin public. Là, ils le pesaient ou mesuraient, pour le livrer ensuite à la consommation ; et ils le transportaient soit à la porte des magasins, soit au château pour les besoins de la garnison. Cette dernière opération se faisait trois fois par semaine, les lundi, mercredi et samedi. Pour tous ces travaux ils étaient au nombre de vingt-six, et il ne leur était dû aucune rétribution.
Quant aux obligations communes résultant de l’institution particulière de chacune de ces deux communautés, les francs-porteurs étaient tenus, comme les francs-brements, d’entretenir du feu durant les nuits, et de faire guet et garde, à leurs coûts et dépens, avec armes, devant la maison où soit le roi, soit aucuns de son sang et lignage, étaient logés lorsqu’ils faisaient séjour en la ville de Caen. Les uns et les autres devaient aussi aller remuer gratis les poudres et boulets du château, et transporter les affûts et pièces d’artillerie sur les plateformes, les remparts et autres lieux fortifiés de la ville, également à leurs frais ; mais aux francs-brements seuls était réservé le tir du canon.
A cause de ces sujétions, comme disent leurs lettres-patentes, ils étaient tous exempts de taille, guet et subsides, et de toutes impositions mises sur les habitants, excepté de la contribution aux octrois destinés aux réparations des murailles et fortifications de la ville. Ils ne pouvaient également s’exempter de payer les aides sur les denrées et marchandises dont ils faisaient commerce. L’exemption ne leur était accordée que sur celles nécessaires à la consommation et à l’entretien de leurs familles et maisons, et que sur les marchandises de leurs propres manufactures. Ils devaient aussi contribuer, avec les autres corps et communautés de la ville, à l’achat des canons nécessaires à la défense commune, ainsi que cela avait été arrêté par délibération du Conseil général de la cité du 20 mars 1591, sanctionnée par lettres-patentes du 4 juin de la même année .
Mais, pour profiter de ces avantages, il fallait, conformément aux arrêts du Parlement de Rouen des 27 janvier 1604 et 30 avril 1631, que les francs-porteurs exerçassent leurs fonctions en personne, excepté en cas de maladie ou de tout autre empêchement légitime.
Au nombre de leurs prérogatives générales et communes, se trouvait encore le droit de pourvoir, par l’élection, au remplacement de ceux qui venaient à décéder dans leur communauté. Le nouvel élu devait seulement se faire recevoir et prêter serment devant les grenetiers ou contrôleurs du grenier à sel, ainsi que cela se trouve constaté dans un acte de réception du 9 décembre 1626 et dans un arrêt du Parlement de Rouen du 7 août 1568. A la différence des francs-brements, ils ne devaient point prêter serment devant le bailli ou autre juge de police, ni en recevoir aucune lettre d’institution.
Tout cela se pratiquait d’ailleurs sans aucune des formalités usitées dans les autres corporations pour les maîtrises et jurandes. Il ne fallait, pour être admis dans les communautés des francs-brements et des francs-porteurs, ni apprentissage, ni chef-d’oeuvre, ni lettre de maîtrise. On ne payait non plus aucun droit de réception légalement exigé. Sous d’autres rapports, les francs-porteurs étaient regardés, ainsi que les francs-brements, comme des officiers de ville, ayant à ce titre une place d’honneur dans les cortéges qui allaient au-devant des rois, lors de leurs entrées solennelles dans la ville de Caen. Ils y portaient, les uns et les autres, un costume particulier que j’ai décrit dans une précédente notice.
Comme membres de corporations industrielles, ils devaient en outre figurer, avec les autres corps de métiers, à la procession générale qui se faisait à Caen, chaque année, le jour de la Pentecôte, et porter chacun à la main un cierge auquel étaient attachés les deniers à Dieu recueillis durant l’année dans la corporation. Après la procession, on laissait ces cierges à l’Hôtel-Dieu qui en bénéficiait, ainsi que des autres cierges et deniers à Dieu, que portaient de la même manière les autres corps de métiers de la ville et des faubourgs.
Quant aux salaires auxquels pouvaient avoir droit les francs-porteurs à raison de leurs travaux particuliers et ordinaires pour la décharge des sels, un certificat donné, le 16 août 1716, par le commis du bureau des gabelles de Caen, constatait qu’il leur était payé alors un sol par minot des sels livrés aux gabelles, et six deniers par minot de tout le sel que le fermier des gabelles faisait venir pour les dépôts.
Un autre certificat délivré, le 17 août de la même année, par les marchands de la ville de Caen, attestait qu’ils payaient aux francs-porteurs de sel de Caen 4 sols par tonneau des marchandises qui leur arrivaient par la rivière.
Telles sont, en général, les principales dispositions réglementaires dont il m’a paru important de conserver le souvenir. Ce que je pourrais ajouter ne serait que la répétition de ce que j’ai déjà dit ailleurs, en parlant de la communauté des francs-brements, dont la vie de corporation était, presque en tous points, la même que celle des francs-porteurs.
Quand je vois les hanouards ou porteurs de sel, je me rappelle qu’ils avoient le privilège de porter sur leurs épaules les corps des rois jusqu’à la prochaine croix de saint Denis, parce qu’à eux appartenait l’art de les couper par pièces, de les faire bouillir dans de l’eau, et de les saler ensuite ; ce qui remplaçait d’une manière très grossière l’art d’embaumer, qui était perdu, et qu’on n’a retrouvé depuis que d’une manière fort imparfaite.
On a salé ainsi et Philippe le Long et Philippe de Valois , qui les premiers mirent un impôt sur une marchandise de première nécessité, dont le commerce avant eux était permis à tout le monde. La nature nous donnait cette denrée ; les rois nous l’ont vendue. Le minot de sel coûte à Paris 60 livres 7 sols.
Que de larmes, que de sang versé depuis l’établissement de la gabelle ! Il a fallu des gibets et des roues pour maintenir le privilège exclusif de la vente du sel. Il forme aujourd’hui la principale richesse des monarques François ; mais il entretient sur les frontières et même dans l’intérieur du royaume une guerre sanglante.
On ne voit jamais le crime dans l’infraction de cette loi ; et le pauvre contraint crie à l’injustice, maudit le jour, et connaît le désespoir. Le même minot de sel qu’on vous force à payer soixante et soixante et une livres, ne se vend ailleurs qu’une livre dix sols ; et c’est tout ce qu’il vaut intrinsèquement. Quelle foule de réflexions naissent de ce rapprochement !
(Extrait du 6e volume de l’Annuaire des cinq départements de l’ancienne Normandie, année 1840.)
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