LE JARDIN DE LA FRANCE
Posté par francesca7 le 19 septembre 2013
COMME Ronsard, nous allons faire « le voyage de Tours ». Nous ne le ferons pas en vers. Je n’en ai point à ma disposition qui vaillent ceux du poète vendômois :
C’était au mois d’avril, Francine, il m’en souvient,
Quand tout arbre florit, quand la terre devient
De vieillesse en jouvence, et l’estrange arondelle
Fait contre un soliveau sa maison naturelle.
Nous risquerions, sur ces douze pieds, si alertes qu’ils soient, de trouver l’excursion un peu longue. Cependant, si j’ai prononcé le nom d’un poète, ce n’est pas sans dessein. J’ai voulu donner à entendre qu’à défaut du rythme inimitable, nous tâcherions, tout en cheminant sur un si beau sol, de conserver un peu de cet esprit méditatif, sensible au vol d’un oiseau comme au parfum des fleurs ou à la couleur de la terre et se mouvant au gré de la fantaisie, enfin, qui est le contraire de l’esprit prosaïque. Mais il y a encore autre chose. Je ne suis point du tout un savant. Aussi nul ne s’étonnera de me voir négliger, en parlant de la Touraine, l’étude, par exemple, de l’ « ère vindébonienne », à savoir celle où « la mer tertiaire du myocène moyen ouvrait un golfe jusqu’au centre du Blésois » ; de me voir négliger « la Touraine de l’époque falunienne (c’est-à-dire d’un temps où la Loire n’existait pas !) et où les rivières qui devinrent l’Indre, le Cher et la Vienne, se déversaient ou dans un lac ou dans un bras de mer »… Laissons ces sinistres visions primitives : je me refuse à voir Chinon station balnéaire, et les savoureux coteaux de Saumur bancs de sable perfides ; quant à l’admirable Loire, si, par hasard, il fut un temps où elle n’était pas, c’est bien celle-là qu’il fallait inventer ! J’aurais bien mauvaise grâce aussi à prétendre me substituer ou m’adjoindre aux excellents écrivains qui ont donné de la Touraine des monographies érudites, placées aujourd’hui entre toutes les mains : travaux d’Ardouin-Dumazet et de Bosseboeuf, de Mgr Chevalier, de MM. André Hallays, Paul Vitry, Louis Dumont, Henri Guerlin, Auguste Chauvigné, Jacques Rougé et combien d’autres. Quel mauvais guide je ferais pour la visite des châteaux ! Ignorant, distrait, indifférent à l’essentiel, puis pâmé tout à coup devant tel détail qui risque fort de n’intéresser personne. Alors, quel rôle reste-t-il à un homme de ma sorte, si ce n’est de faire part de mes rêveries de promeneur ? Je vous demande de vouloir bien vous contenter de cela. Permettez-moi alors de vous dire tout haut ce que je pense, lorsque je retourne au pays qui m’est le plus cher, et ne m’en veuillez pas trop s’il m’arrive – et vous vous doutez que cela arrivera – de mêler volontiers ma personne, suivant la manière des poètes, aux lieux à qui je dois tout.
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Je ne me suis pas engagé à parler de la Loire avec impartialité. On ne parle pas plus froidement de la petite patrie que de la grande. Encore, si la mienne était admirée sans conteste, peut-être adopterais-je pour la décrire un ton plus réservé, comme il convient de le faire en traitant des puissances établies ! Mais la Loire, avec toute sa grande renommée, a bel et bien des détracteurs ; et les personnes sont nombreuses qui demeurent indifférentes au génie divin couché dans ses roseraies. Victor Hugo a écrit, en juillet 1843 (3) :
« On a beaucoup trop vanté la Loire et la Touraine… Une eau jaune et large, des rives plates, des peupliers partout, voilà la Loire. Le peuplier est le seul arbre qui soit bête… Il y a pour mon esprit je ne sais quel rapport intime, je ne sais quelle ineffaçable ressemblance entre un paysage composé de peupliers et une tragédie écrite en vers alexandrins. Le peuplier est, comme l’alexandrin, une des formes classiques de l’ennui. »
Voilà une opinion, et de poids. Beaucoup m’ont aussi dit, et me disent tous les jours :
– Votre Loire, oui ; mais c’est monotone, c’est gris, ça n’offre pas de ces surprises qui, tout à coup… Etc…
Et le personnage a l’air de regretter de ne point y avoir constaté d’éruption volcanique… N’avez-vous pas reconnu dans ces objections les termes mêmes qu’emploient les étrangers, et nombre des nôtres, hélas ! pour exprimer leur incompréhension de…, de qui, s’il vous plaît ?… Mais de notre grand Racine ! Ainsi, dès notre premier pas, nous voilà, encore une fois, en pleine querelle des romantiques et des classiques ! La tragédie en alexandrins, c’est la Loire ; le drame de cape et d’épée, avec ses accessoires pittoresques, ce sont les monts, les neiges éternelles, les précipices, les solfatares, l’Océan, les Planètes, que sais-je encore ! c’est Hugo. Hugo avait toutes les raisons possibles de ne point aimer la Loire. Par contre, la Loire, nous l’entendons chanter par Du Bellay, par Ronsard, par La Fontaine, par le chevalier de Méré, par Mme de Sévigné, par Jules Lemaître. Si l’on formait une petite Société composée des amis de la Loire, on y reconnaîtrait toute une famille d’esprits qui ne sont nullement effrayés par l’alexandrin tragique et qui, bien au contraire, trouvent tous les jours quelque beauté et profondeur nouvelles chez l’auteur de Bérénice. On oppose à la Loire le Rhône torrentueux, le Rhin légendaire ou la Seine si jolie, comme à Racine, sans cesse, on opposera Shakespeare. J’aime, pour ma part, Shakespeare, et la Seine, et le Rhône et le Rhin, et aussi Hugo ; mais je soutiens que si la France possède deux trésors de style qui n’appartiennent vraiment qu’à elle et où se retrouve le plus pur de sa grandeur simple, de sa claire intelligence, de son sens souverain de l’harmonie, de son tranquille dédain de l’ornement superflu, ces deux trésors sont Racine et la Loire.
Je me crois autorisé à nommer la Loire, et sa vallée si caractéristique, parmi nos génies nationaux, – je veux dire parmi ceux qui sont représentatifs et qui inspirent le plus durablement. Je me plais à croire qu’elle fut là de tout temps, chez nous, au centre même de notre pays, comme un signe qui devait être un jour déchiffrable et qui, enfin traduit, devait laisser cette inscription lisible sur la ceinture de la France : « pays équilibré ».
Ce qui ne veut pas dire « pays dénué de passion », car alors la France serait inhumaine ; cela ne veut pas dire : « pays bien sage et de toute sécurité », car songez aux inondations soudaines de ce fleuve à l’air endormi ! Cela veut dire que, parmi toutes les choses extrêmes que conçoit fatalement l’humanité active, inquiète ou délirante, la France, fluctuante, divisée, déchirée en îlots comme la Loire, arrive toujours à se faire un lit, vaste et aisé, et où tout homme, de quelque origine qu’il soit, se repose, rêve, pense et dort – un peu mieux qu’ailleurs.
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Avez-vous jamais aperçu de loin la vallée de la Loire ? Quand on va quitter les plaines de la Beauce, sur la route de Châteaudun, par exemple, entre les chaumes, et que l’on est sur le point d’atteindre la ville de Blois, tout à coup, à l’horizon, comme une frise au-dessus d’une tenture aux tons neutres, paraît un long ruban bleuâtre qu’on prendrait pour la ligne de la mer, n’était sa flexuosité à peine indiquée, mais sensible. Alors, on sent qu’on pénètre dans un autre pays, et ce pays nouveau est un jardin. On respire, on espère, on subit le charme de ce qui, était encore lointain, se laisse apercevoir à l’état de mirage et flatte l’imagination un peu de la même manière que le fait la musique. Ce n’est pas la Loire elle-même que nous voyons encore, mais les collines boisées de sa rive gauche : elles ont une douceur, une grâce, une vénusté dans leur quasi-irréalité et dans leur fuite qui attire notre pensée vers de séduisantes images ; ce que nous apercevons, mais ne serait-ce point de longues écharpes de voile, animées par un peuple de fées qui court à quelque fête de nuit dans les châteaux ?…
Le premier contact avec la Loire a ceci d’original qu’il ne vous arrache ni le cri d’admiration obligatoire devant les grands paysages convenus, ni les moyennes épithètes de beauté que nous donnons sans ménagement à tout cours d’eau d’importance. Cette vue ne nous confond point, ne nous exalte pas, ne nous inquiète en aucune manière, – cette vue ne bouleverse rien en nous, si ce n’est nos habitudes d’admirer, car, au lieu de produire le choc qui, d’ordinaire, donne l’essor à nos facultés d’enthousiasme, elle semble, elle, ordonner l’apaisement, régler les battements du coeur, évoquer l’Incessu patuit Dea de Virgile, ou de Beethoven les premières mesures de l’andante de la Ve Symphonie. Une majesté, une majesté si bien consacrée et si pure qu’elle dédaigne les trompettes, l’habit, la couronne ; une puissance qu’aucun tapage n’annonce ; on la reconnaît à son pas.
Enigmatique avec cela, quoique si fort éloignée de vouloir l’être : en effet, on la sent incontestablement grande, et on la surprend tout à coup ramifiée en plusieurs bras fluets ; est-elle eau ? est-elle sable ? est-elle forêt ? On se le demande. Vous l’avez traversée sur un pont de quatre cents mètres, et voilà, un peu plus loin, un enfant qui la passe à pied sec. Ah ! mais, cette grisaille nonchalante et tremblante doit recouvrir quelque secret…
Outre la beauté du fleuve que nous suivons sur une de ces « levées » qui l’endiguent et lui interdisent tout écart, une des premières choses qui nous frappent en pénétrant en Touraine, c’est l’architecture.
Êtes-vous sensibles à l’architecture ? Il importe que vous le soyez ! Tout le monde devrait se préoccuper de cet art. Et ce n’est pas assez que de dire à ses compagnons de voyage :
– Cette bâtisse est horrible !… Quelle monstruosité !… Quelle folie !… Quelle platitude !…
Chacun devrait se plaindre publiquement d’avoir eu la vue offensée. Ce serait le devoir de la presse d’accueillir les gémissements de l’opinion publique touchant l’art qui contribue le plus à former sur nous le jugement sommaire de l’étranger.
Quand on a traversé la banlieue de Paris, – et comme elle est étendue, à ce point de vue, la banlieue de Paris ! – et qu’on arrive aux confins de la Touraine, il y a pour l’oeil un soulagement bien bon : l’oeil est ravi par la ligne de la plus modeste toiture. C’est simple, c’est élégant ; cela n’a aucune prétention ; et c’est cela qui vous a l’air « vieille race » ! D’où vient que presque à chaque pas l’on se dise :
– Ah ! que j’aimerais habiter ici !
Extrait de La Touraine. de René BOYLESVE, Tardiveau, dit René (1867-1926) : Paris : Emile-Paul, 1926.- 112 p.-1 f. de pl. en front. : couv. ill. ; 20 cm.
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