L’ÉCOLIER D’AUTREFOIS
Posté par francesca7 le 19 septembre 2013
ENVIRON deux ans après la mort de ma grand’-tante Félicie, et vers la fin de l’été qui suivit nos fameuses affaires de la Maison Colivaut, une question fut agitée en famille ; et au ton des répliques dont ne me parvenaient que des bribes, il la fallait juger de la plus haute importance.
En effet, il s’agissait de savoir comment je serais élevé, dans quelle sorte d’établissement je « ferais mon éducation ».
Ma pauvre grand’mère se trouvait réduite à une assez cruelle extrémité par le testament que sa soeur, Félicie Planté, qui sacrifiait tous les parents présents, fussent-ils vieux, à la « terre », à « l’avenir » et à « l’enfant » qui représentait l’une et l’autre, c’est-à-dire, en l’occurrence, à ma chétive personne. Ma grand’mère, qui jugeait cette mesure conforme au bon ordre et n’en concevait aucune jalousie, se souciait peu que je fusse éduqué de telle façon ou de telle autre, pourvu que je le fusse à proximité de ses soins, et qu’elle ne me perdît point de vue. Or les circonstances la contraignaient à se retirer à Tours, rue de la Bourde, dans une bicoque contiguë à la maison de Mlle Cloque, une vieille demoiselle assez connue dans la ville. Elle demandait à me prendre chez elle, à m’épargner ce qu’on appelait « les rigueurs de l’internat » et à m’envoyer au collège qui semblerait bon à mon père.
Cela se passait en 1875. Bien que je fusse le fils d’un petit notaire de toute petite ville, la situation du pays entier et la politique intérieure de la France s’ingérèrent en cette affaire.
Mon père, ainsi que tous « ces messieurs » à Beaumont, laissait dominer ses actes par deux idées : I° la France était vaincue ; 2° la Commune avait fourni l’exemple de ce que peut produire le désordre.
Je ne comprenais pas très bien alors ces deux points essentiels de conversations qui m’ennuyaient énormément, mais comme je remarquais la moindre des choses qui se faisait, je n’ai pas eu de peine, plus tard, à établir pour indubitable que telles étaient bien les deux sources qui alimentaient les conciliabules et indiquaient le sens de toutes les déterminations.
Par exemple, ni mon père, ni M. Clérambourg, son grand ami, de qui il avait acheté l’étude, ni Me Courtois, son rival, avec lequel d’ailleurs il était à couteaux tirés, ni M. Plancoulaine, le plus puissant personnage de l’endroit, n’avaient de convictions religieuses : cependant aucun des quatre ne manqua, à ma connaissance, un seul dimanche la messe de huit heures. Et les notaires y avaient quelque mérite, puisque c’est dans cette matinée que leur clientèle paysanne affluait au chef-lieu de canton, et s’entassait autour du bureau des clercs, dans l’attente du « patron ». Je revois mon père, à l’office dominical, tout debout, les bras croisés, grand, sérieux entre ses favoris noirs, et l’air satisfait de ce qu’il accomplissait là, non seulement parce que ce qu’il accomplissait lui semblait belle et bonne action, mais parce qu’ainsi il provoquait « les rouges » de l’endroit qui, à ses yeux, symbolisaient l’anarchie.
Mon père décida que mon éducation serait faite dans une « institution congréganiste », ce qui n’était pas pour déplaire à ma chère bonne femme de grand’mère, une fort pieuse femme ; et cela répondait aussi à l’attitude du nouveau maire de la ville, un savetier, qui prétendait ne pas faire baptiser désormais ses enfants.
Toutes les personnes que nous fréquentions approuvèrent la décision paternelle, et l’on m’appelait déjà « l’élève des Pères », sans que je comprisse absolument rien à ce que cela pouvait vouloir dire.
Voilà donc une chose entendue et qui m’eût été, à moi personnellement, tout à fait indifférente, si l’on ne m’eût averti que je serais, chez ces gens qu’on appelait « les Pères », beaucoup mieux habillé que je ne l’eusse été au lycée. Bon !
Mais là où les grands événements qui avaient frappé la France devaient venir s’insinuer par d’infimes ramifications, ce fut – qui l’eût cru ? – dans la discussion du lieu où je devais revêtir cette tenue d’un si bon goût ! Dans toutes les palabres de ces messieurs, mon oreille attentive avait maintes fois discerné le mot « aguerrir », qui semblait bien s’appliquer à moi, à nous, aux petits bonshommes de mon âge. J’entends encore le docte et austère M. Clérambourg prononcer, en terminant une longue tirade : « C’est la génération de la revanche !… » Nous étions désignés, mes camarades et moi, pour la revanche. Très bien. Et après ?
Eh bien ! des gamins qui étaient désignés pour la revanche devaient être aguerris. Pour m’aguerrir, moi, particulièrement, il paraît qu’il convenait que je fusse soustrait à ce qu’on appelait aussi derrière moi « les sentimentalités féminines ». Et alors, et à ce point de vue, la question de « l’internat » qui préoccupait au plus haut point ma grand’mère, devint le thème des conversations. J’entendis un soir M. Clérambourg prononcer non sans quelque emphase : « L’internat ne doit pas être redouté : c’est déjà une caserne… » Pourquoi cette phrase me fit-elle trembler ? Je ne me représentais ni l’internat ni la caserne ; mais, outre que M. Clérambourg, par son ton péremptoire, répandait facilement la terreur, mon flair d’enfant discernait là-dedans que ma délicieuse grand’mère – et moi-même aussi un peu – allions avoir à souffrir.
Hélas ! je ne me trompais pas ! Dès le jour qui se leva après la phrase de M. Clérambourg, il fut signifié à ma grand’mère que je ne la suivrais pas à Tours, mais que j’irais, comme interne, à Poitiers. « A Poitiers ! tout seul, le pauvre petit ! Sans soins, sans parents, sans une personne amie !… » – « Eh bien ! répliqua mon père, et quand il sera soldat !… » – « Il n’a pas dix ans, disait la chère vieille femme alarmée, et vous savez combien il est délicat !… » – « C’est vous qui le rendez fragile avec vos cache-nez et vos tisanes, et vos attendrissements… Il faut qu’il devienne un homme ! »
Il y avait des pensionnats ecclésiastiques à Tours comme à Poitiers ; mais j’y eusse été un peu relâché, disait-on, parce que ma grand’mère y fût venue me gâter. Les malheurs du pays exigeaient que je fusse privé de toute douceur et m’en allasse à Poitiers, ville inconnue, dans une caserne.
C’est ainsi que j’ai appris, dès ma prime jeunesse, que les écervelés, seuls, imaginent pouvoir soustraire même un petit enfant à l’influence des événements publics ; et nul, depuis lors, ne m’a paru plus niais qu’un monsieur ou une dame qui, en buvant une tasse de thé ou un verre de porto, se proclament anarchistes.
Peu m’importe qu’il se trouvât, dans notre petite ville, des gens pour prétendre que mon père était enchanté que ses principes généraux se trouvassent d’accord avec quelqu’un de ses sentiments très particuliers à l’égard de sa belle-mère, par exemple, à l’influence de qui il se réjouissait de trouver beau prétexte à me soustraire. Un prétexte de cette envergure, il ne l’eût pas trouvé sans la situation où la France était alors vis-à-vis de l’Europe !
Pour moi, enfant égoïste et cruel, je me faisais à tout, et je mentirais en disant que j’étais fort ému du désespoir d’une vieille femme. La nouveauté, l’inconnu m’attiraient. Je me souviens de la fierté avec laquelle je passais le pont, en allant goûter chez les Plancoulaine, et de la suffisance qui pouvait être la mienne lorsque je répondais à qui m’interrogeait sur mes études : « Moi, je quitte la famille : je vais dans une caserne ! »
Extrait de La Touraine. de René BOYLESVE, Tardiveau, dit René (1867-1926) : Paris : Emile-Paul, 1926.- 112 p.-1 f. de pl. en front. : couv. ill. ; 20 cm.
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