Première femme dentiste en 1740
Posté par francesca7 le 22 juillet 2013
C’est en 1740, cependant que la pratique de l’art dentaire n’était encore assujettie qu’à un examen élémentaire en présence de juges qui n’étaient pas des spécialistes, que Madeleine-Françoise Calais, âgée de 27 ans et ayant exercé jusqu’alors comme simple apprentie, décide de devenir dentiste indépendante et doit, pour ce faire, notamment vaincre les réticences du procureur général du parlement de Paris
Sous l’Ancien régime, la pratique de l’art dentaire était libre, et ce métier ne fut pas compris dans l’organisation très stricte, qui, à la suite des longues luttes entre les médecins et les barbiers-chirurgiens, avait fini par réglementer l’exercice de la thérapeutique, en astreignant à des obligations précises les praticiens chargés de soigner malades et blessés, après examens et réception dans les communautés corporatives autorisées.
Ce fait s’explique par le peu de développement de l’hygiène et de la chirurgie dentaires : le premier écrivain sérieux sur la question, Pierre Fauchard, qui a publié en 1728 Le Chirurgien dentiste ouTraité des dents, en deux volumes, parle encore des « vers » des dents pour expliquer la carie. Mais cette négligence entraîna de graves conséquences. Les pires charlatans se chargèrent d’arracher les dents malades. C’était un amas de « gens sans théories, qui pratiquaient cet art au hasard, sans principes ni méthodes », nous explique Fauchard.
De plus, la constitution définitive de la communauté des chirurgiens, qui se fit, malgré l’opposition des médecins grâce aux efforts des chirurgiens royaux, François de La Peyronie et Georges Maréchal, transforma l’exercice de la médecine. La chirurgie, qui fit des progrès grâce à la création du Collège et de l’Académie de Chirurgie, se dégagea définitivement de la barberie en 1743.
C’est aussi alors que s’organisèrent à Paris les spécialités non classées. Les candidats dentistes, « renoueurs d’os », oculistes, herniaires, « lithotomistes » furent astreints, dès 1701, à un examen élémentaire « sur la théorie et la pratique » par devant le chirurgien du roi (ou son lieutenant) et les quatre prévôts en charge de la communauté et en présence des sommités du monde médical. Après quoi, s’il était reçu, l’élève prenait le titre d’expert pour les dents et pouvait exercer sa spécialité, sans pour cela être agrégé à la communauté. Il n’en payait pas moins les droits d’examen, de réception, d’immatriculation, de confrérie et de visite, sans oublier les traditionnels cadeaux de jetons d’argent et de paires de gants.
Ce système était loin d’être excellent. Les juges n’étaient en effet pas des spécialistes. Aussi en 1728, Fauchard réclamait la présence à l’examen d’un dentiste habile, de grande expérience, qui saurait « sonder » les candidats sur les difficultés importantes de leur technique et leur pourrait montrer les moyens de les surmonter. Toutefois, ce système présentait les éléments d’un perfectionnement rudimentaire. Les « experts » pour les dents, ainsi choisis, n’étaient même pas cependant au niveau des derniers garçons apothicaires : Fauchard estimait le savoir des candidats « au-dessus du médiocre ».
Mais s’ils étaient incapables de recourir aux procédés chirurgicaux, ils avaient quelques éléments de science, absolument inconnus des simples « arracheurs » et autres charlatans, et pouvaient donner des conseils d’hygiène, qui permettaient de diminuer la fréquence et l’exagération de ces terribles maux. Rappelons en effet l’importance de la névralgie dentaire dans l’histoire de l’humanité. Il suffit, pour s’en rendre compte, de relire les admirablesConfessions d’un fumeur d’opium de Thomas de Quincey, qui montre, et avec quelle puissance, où mène la douleur qui vient des dents gâtées.
Mais, en 1740, une question assez curieuse se posa, pour l’exercice de l’art dentaire. Une jeune femme de Paris, Madeleine-Françoise Calais ayant besoin de gagner sa vie, avait, dès sa dix-huitième année en 1732, résolu de devenir « experte pour les dents. » Elle avait servi trois ans chez le praticien Gérandly comme « apprentise », puis elle avait travaillé chez le même patron comme employée et presque associée « à la satisfaction et aux applaudissements universels du public. »
En 1740, lorsqu’elle eut vingt-sept ans, la jeune opératrice, qui avait toute confiance en son savoir, résolut d’exercer son art de manière plus indépendante, et pour parvenir à ce résultat, elle se proposa de passer l’examen rendu obligatoire par les statuts de la communauté des chirurgiens : une fois reçue, elle était décidée à pratiquer son métier sous son nom.
Elle subit avec succès les épreuves et fut « unanimement agréée. » Mais ses juges furent pris de scrupules : il n’y avait encore jamais eu de « réception de fille » dans ces professions médicales annexes (sauf le cas des sages-femmes). Il n’y avait bien aucun obstacle dans la teneur même des statuts, qui, naturellement, ne prévoyaient pas le cas et n’y faisaient pas d’objection. Malgré tout, les chirurgiens hésitèrent et décidèrent de s’adresser au procureur général du parlement de Paris, Guillaume-François Joly de Fleury, pour trancher la question.
Mme Calais adressa au magistrat une supplique où elle exposait nettement l’affaire et revendiquait des droits, qui paraissaient tout à fait légitimes, pour — « sans tirer à conséquence » — être reçue « maîtresse-dentiste », exercer sans entraves sa profession, en en ayant les privilèges et en se soumettant aux lois strictes, exigées par les règlements. Il est à noter que Mme Calais ne tenait pas à faire école, et ne demandait qu’à rester cas extraordinaire.
Le procureur général étudia avec soin l’affaire, qui était si nouvelle et entraînait d’importantes conséquences sociales. Il s’adressa aux compétences. D’ailleurs la postulante, dont les talents étaient connus et appréciés, trouva des protecteurs, probablement parmi ses clients. Un procureur au Parlement, Pelletier, et un des valets de chambre de Louis XV, Gabriel Bachelier — lettre du 8 octobre 1740 —, intervinrent en sa faveur.
De son côté, le chirurgien du roi, La Peyronie, consulté par les examinateurs, estima d’abord la demande inacceptable — lettre du 21 octobre 1740. Pour permettre cette innovation, déclara-t-il, un arrêt du Parlement devait être rendu, mais, d’autre part, il reconnaissait que, la mesure, en se généralisant, pourrait permettre de vivre à des femmes intelligentes et travailleuses, « que la nécessité, faute de moyens légitimes, cogit ad turpia. » Ce grand chirurgien n’était-il donc pas féministe avant la lettre ?
Joly de Fleury continuait à se montrer hésitant. Mais Bachelier insista. « Pour lever le petit scrupule d’indécence qui pouvait se faire », il observait que les accoucheurs opéraient « sans que le beau sexe s’effarouchât » : il était donc naturel d’autoriser les filles à soigner les dents des individus des deux sexes. Le procureur général fut impressionné par ce raisonnement. De plus, il vit Mme Calais, et s’il remarqua que « sa jeunesse et son agrément » pouvaient servir d’arguments contre sa demande, il dut reconnaître aussi que « son maintien, sa physionomie, ses discours annonçaient la sagesse et la modestie ».
Bref, il devint favorable à la demande et rédigea un rapport en ce sens. Le magistrat y reconnaît qu’il serait injuste de faire perdre à la suppliante le bénéfice de ses études, et des frais qu’elle avait supportés. De plus, s’il ne semblait pas que l’objet de la chirurgie fût de nature à être exercé par des femmes, certaines spécialités, n’exigeant pas les qualités de force, nécessaires aux opérations, pouvaient leur convenir et d’autant plus qu’alors l’art du dentiste consistait moins à guérir qu’à « entretenir la propreté » par l’emploi de procédés hygiéniques, travail n’exigeant qu’une capacité médiocre et quelque peu d’adresse, ce qui se rencontre très souvent dans les personnalités féminines, explique encore Joly de Fleury. Enfin, il ajoutait qu’il avait toujours été permis aux femmes de s’adonner aux arts plastiques et que « les Sœurs de la Charité » pratiquaient la saignée, opération qui nécessitait des qualités d’exécution.
Un arrêt fut alors rendu, et la première dentiste put exercer son art en toute tranquillité.
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