L’homme, parfois héros
Posté par francesca7 le 21 juillet 2013
Ceux qui furent résistants, sous l’Occupation, n’avaient pas eu une bonne fée penchée sur leur berceau pour leur prédire leur destin. Ils n’étaient pas passés non plus par une grande école où leur auraient été enseignées les mille et une ficelles de la lutte clandestine. C’est dire si Jean Moulin, fondateur du Conseil national de la Résistance, le 27 mai 1943, à Paris, dut puiser en lui-même le sang-froid et l’intelligence nécessaires. Le courage aussi: arrêté à Caluire le 16 juin , affreusement torturé, Max (son dernier pseudonyme) allait mourir en martyr sans révéler aucun secret à son bourreau, Klaus Barbie.
Comment ce Méridional, né à Béziers le 20 juin 1899, en est-il venu au sacrifice suprême? Par des voies détournées, du moins en apparence. Rien ne prédisposait en effet Moulin à devenir, selon la magnifique expression de Malraux, lors du transfert de ses cendres au Panthéon, en 1964, «le chef d’un peuple de la nuit». Antonin Moulin, son père, enseignant et journaliste engagé, militant radical, élu conseiller général, lui fit certes téter, dès l’enfance, le lait du républicanisme militant le plus anticlérical. Mais beaucoup des camarades de lutte de Max s’abreuvèrent à des sources intellectuelles et spirituelles opposées, et ne s’en montrèrent pas moins patriotes que lui.
Enfant, Jean Moulin est de ceux qui cherchent longtemps leur voie
Gamin et bientôt adolescent, Jean Moulin est de ceux qui cherchent longtemps leur voie. L’école? S’il est intelligent, notent ses enseignants, le garçon serait plutôt adepte du «service minimum». Sa passion, très précoce, c’est le dessin. Des caricatures dont le livre-hommage abondamment illustré de Christine Levisse-Touzé, directrice du musée du Général-Leclerc et du musée Jean-Moulin à Paris, et Dominique Veillon, directrice de recherches au CNRS, donnent un aperçu saisissant (1). Moulin est doué, c’est certain. Une âme d’artiste porté sur le dessin, la peinture, la poésie, mais peu sensible à la musique.
Œuvres patriotiques de jeunesse
Ses jeunes années courent… dans les Alpilles. Au cœur du bourg de Saint-Andiol, la maison familiale des Moulin restera son port d’attache, même dans les pires moments de la guerre. Brun et râblé, Jean est gai et charmeur. Un jeune homme du Sud, ravi de retrouver ses parents et sa soeur, Laure, son aînée de sept ans. Les liens très étroits qui rapprochent le frère et la soeur tiennent beaucoup, sans doute, à la disparition prématurée de leur frère, Joseph, disparu de maladie dès 1907.
Sept ans plus tard, c’est la Grande Guerre. Trop jeune, le lycéen devenu bachelier sans mention en 1917 (section philosophie) y participe, à sa manière, par ce qu’il sait faire de mieux: le dessin. Des œuvres patriotiques de jeunesse, publiées dans l’hebdomadaire La Baïonnette ou dans La Guerre sociale, journal autrefois anarchisant, maintenant gagné à la défense nationale.
Va-t-il s’engager dès l’âge atteint? Pas vraiment, puisqu’en usant sans complexe du «piston» paternel, Jean Moulin entre, le 1er septembre 1917, à la préfecture de l’Hérault en qualité d’attaché au cabinet du préfet. Dans un livre qui est un portrait fouillé du Moulin inconnu, le journaliste Thomas Rabino ne cache pas que le futur résistant a retardé autant que possible sa mobilisation au 2e régiment du génie de Montpellier, «affectation fort commode» qui «doit beaucoup aux fonctions occupées par le jeune appelé» (2). Moulin ne connaîtra donc pas l’épreuve du feu, pas cette fois en tout cas…
En 1925, le plus jeune sous-préfet de France
Car c’est décidé, il ne s’adonnera pas aux arts, même s’il va continuer à publier des dessins et à réaliser des eaux-fortes sous un pseudonyme. La raison et la pression familiale l’ayant emporté, il embrasse la carrière administrative, moins exaltante mais plus sûre, tout en rêvant, qui sait, de devenir un jour ministre des Beaux-Arts. En octobre 1925, le voici le plus jeune sous-préfet de France. Mais comme le note Alain Minc dans un ouvrage qui se penche sur les itinéraires croisés de Jean Moulin et de René Bousquet, deux hauts fonctionnaires radicaux que la Seconde Guerre orientera dans des directions opposées, Moulin a obtenu sa nomination par ses relations, et non par son talent. «Ce n’est pas, à l’époque, un homme très sympathique», commente Alain Minc (3).
Mais dynamique, si. Après un mariage raté ponctué par un divorce, le jeune haut fonctionnaire lie son destin à l’avocat Pierre Cot. Ils se sont connus en Savoie, où Moulin était sous-préfet, et Cot, député. Pas de meilleure manière de renouer avec l’héritage familial que cet engagement à gauche. Très à gauche même car Cot, tout à son projet de rénovation du Parti radical, entend gauchir considérablement cette formation. Et Moulin suit. Directeur de cabinet de Cot quand celui-ci devient ministre de l’Air du Front populaire, c’est lui qui va organiser la fourniture secrète d’appareils aux républicains espagnols.
Une expérience de clandestinité précieuse pour la suite. Elle ne l’empêche pas de côtoyer encore et toujours les milieux artistiques – la bohème de Montparnasse par exemple. Ni de jouer les séducteurs, tout en nouant une amitié amoureuse durable avec un peintre de deux ans plus âgé que lui, Antoinette Sachs, «financièrement très à l’aise», comme l’écrit Rabino.
Cet homme-là est doué pour la double, la triple et même la quadruple vie
Jean veut des enfants. Il propose le mariage à Antoinette qui, soucieuse de sa liberté, refuse. Tant pis. Passionné par l’automobile, dont il est grand consommateur, Moulin skie avec les époux Cot, entame une collection de tableaux.
Cet homme-là est doué pour la double, la triple et même la quadruple vie. Pour autant, il n’oublie jamais son devoir de haut fonctionnaire. Nommé préfet d’Eure-et-Loir, à Chartres, en janvier 1939, Jean Moulin saura administrer avec talent son département, occupé le 17 juin 1940 par l’ennemi. Le courage est à l’avenant: plutôt que d’attribuer faussement la mort de femmes et d’enfants à des tirailleurs sénégalais et de céder à la pression des Allemands, il se tranche la gorge dans sa cellule avec un éclat de verre. Son premier acte de résistance…
Sauvé de justesse, mis en disponibilité par Vichy, Moulin se ressource à Saint-Andiol, avant d’entreprendre une enquête sur les mouvements de Résistance de la zone non occupée, à base de confidences des uns et des autres. Notamment celles d’Henri Frenay, le fondateur de Combat. Ayant gagné Londres via Lisbonne, en octobre 1941, il soumet, fort de son expérience administrative, ce panorama au général de Gaulle. Les deux hommes tombent assez vite d’accord sur l’essentiel: la Résistance intérieure doit être unifiée sous le commandement du chef de la France libre. Délégué personnel du Général en France, Jean Moulin s’emploie à appliquer ce programme. Sa «couverture» de dirigeant clandestin? Une galerie d’art à Nice! Mais les heurts avec les chefs de mouvements soucieux de maintenir leur indépendance – en particulier Frenay et Emmanuel d’Astier de la Vigerie, le patron de Libération -, se font terribles. Terrible aussi la pression nazie. L’étau se resserre sur le mystérieux Max. Son meilleur allié, le général Delestraint, patron de l’Armée secrète, arrêté, il faut lui trouver un successeur d’urgence. Or l’enjeu est tel, la tension si forte qu’on néglige les mesures de sécurité. Trop de personnes sont au courant du lieu et de la date du rendez-vous de Caluire. Parmi elles, René Hardy, arrêté une semaine plus tôt par Klaus Barbie mais qui a préféré le cacher: un excellent candidat au rôle de Judas, le meilleur sans nul doute. Face à l’officier SS, Moulin, dont la fausse identité de «Jacques Martel, décorateur» tient la route, tente de gagner du temps. L’heure de la vérité sonne, hélas, bientôt. Une vérité qui s’appelle coups, torture, mort héroïque, pour finir au Panthéon.
(1) Jean Moulin, artiste, préfet, résistant, de Christine Levisse-Touzé et Dominique Veillon, préface de Jean-Pierre Azéma et postface de Daniel Cordier, Tallandier, 192 p., 31,90 €.
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