Histoire de l’art. L’Art médiéval par E.Faure
Posté par francesca7 le 22 juin 2013
L’Inde par
Élie Faure
Extrait de de : Histoire de l’art. L’Art médiéval
G. Crès & cie, 1921 (II, pp. 1-46).
Pour les Indiens, toute la nature est divine, et, au-dessous du grand Indra, tous les dieux sont de puissance égale et peuvent menacer ou détrôner les autres dieux, dieux concrets, dieux abstraits, le soleil, la jungle, le tigre, l’éléphant, les forces qui créent et celles qui détruisent, la guerre, l’amour, la mort. Aux Indes, tout a été dieu, tout est dieu ou sera dieu. Les dieux changent, ils évoluent, ils naissent et meurent, ils laissent ou non des enfants, ils nouent et dénouent leur étreinte dans l’imagination des hommes et sur la paroi des rochers. Ce qui ne meurt pas, aux Indes, c’est la foi, l’immense foi frénétique et confuse aux mille noms, qui change sans cesse de forme, mais est toujours la puissance démesurée qui pousse les masses à agir. Aux Indes, il arrivait ceci. Chassés par une invasion, une famine, une migration de fauves, des milliers d’êtres humains se portaient au Nord ou au Sud. Là, au bord de la mer, au seuil d’une montagne, ils rencontraient une muraille de granit. Alors, ils entraient tous dans le granit, ils vivaient, ils aimaient, ils travaillaient, ils mouraient, ils naissaient dans l’ombre, et, trois ou quatre siècles après ressortaient à des lieues plus loin, ayant traversé la montagne. Derrière eux, ils laissaient le roc évidé, des galeries creusées dans tous les sens, des parois sculptées, ciselées, des piliers naturels ou factices fouillés à jour, dix mille figures horribles ou charmantes, des dieux sans nombre, sans noms, des hommes, des femmes, des bêtes, une marée animale remuant dans les ténèbres. Parfois, pour abriter une petite pierre noire, comme ils ne rencontraient pas de clairière sur leur chemin, ils creusaient un abîme au centre du massif.
C’est dans ces temples monolithes, sur leurs parois sombres ou sur leur façade embrasée que se déploie, dans toute sa puissance épouvantable, le vrai génie indien. Ici se fait entendre tel qu’il est le langage confus de multitudes confuses. L’ homme, ici, consent sans combat à sa force et à son néant. Il n’exige pas de la forme l’affirmation d’un idéal déterminé. Il n’y enferme aucun système. Il la tire brute de l’informe, telle que l’informe la veut. Il utilise les enfoncements d’ombre et les accidents du rocher. Ce sont eux qui font la sculpture. S’il reste de la place, on ajoute des bras au monstre, on lui coupe les jambes si l’espace est insuffisant. Un pan de mur démesuré rappelle-t-il la masse sommaire et monstrueuse roulant par troupes moutonnantes sur les bords des fleuves, à la lisière des forêts, on le taille par grands plans purs pour en tirer un éléphant. Au hasard des creux, des saillies, les seins se gonflent, les croupes se tendent et se meuvent, l’accouplement humain ou bestial, le combat, la prière, la violence et la douceur naissent de la matière qui paraît elle-même enivrée sourdement. Les plantes sauvages pourront faire éclater les formes, les blocs pourront crouler, l’action du soleil et de l’eau pourra ronger la pierre. Les éléments ne mêleront pas mieux que le sculpteur toutes ces vies à la confusion de la terre. Parfois, aux Indes, on retrouve au milieu des bois d’énormes champignons de pierre luisant sous l’ombre verte comme des plantes vénéneuses. Parfois, tout seuls, deséléphants épais, aussi moussus, aussi rugueux que s’ils étaient vivants, mêlés à l’enchevêtrement des lianes, dans les herbes jusqu’au ventre, submergés de fleurs et de feuilles et qui ne seront pas plus absorbés dans l’ivresse de la forêt quand leurs débris seront retournés à la terre.
Tout le génie indien est dans ce besoin toujours inassouvi de remuer la matière, dans son acceptation des éléments qu’elle lui offre et son indifférence à la destinée des formes qu’il en a tirées. Il ne faut pas chercher dans l’art qui nous le livre l’expression peut-être imposée mais réelle de sa métaphysique comme chez l’Égyptien, la libre expression comme chez le Grec de sa philosophie sociale, mais l’expression obscure et trouble, anonyme et profonde, et par là démesurément forte, de son panthéisme intuitif. L’homme n’est plus au centre de la vie. Il n’est plus cette fleur du monde entier qui s’est employée lentement à le former et le mûrir. Il est mêlé à toutes choses, au même plan que toutes choses, il est une parcelle d’infini ni plus ni moins importante que les autres parcelles d’infini. La terre passe dans les arbres, les arbres dans les fruits, les fruits dans l’homme ou l’animal, l’homme et l’animal dans la terre, la circulation de la vie entraîne et brasse un univers confus où des formes surgissent une seconde pour s’engloutir et reparaître, déborder les unes sur les autres, palpiter et se pénétrer dans un balancement de flot. L’homme ignore s’il n’était pas hier l’outil avec lequel il fait surgir de la matière la forme qu’il sera peut-être demain. Tout n’est qu’apparences, et sous la diversité des apparences, Brahma, l’esprit du monde, est un. L’homme, sans doute, a l’intuition mystique du transformisme universel. À force de transmigrations, à force de passer d’une apparence à une autre apparence et d’élever en lui, par la souffrance et le combat, le niveau mouvant de la vie, sans doute sera-t-il un jour assez pur pour s’anéantir en Brahma. Mais, perdu comme il l’est dans l’océan des formes et des énergies confondues, sait-il s’il est forme encore, s’il est esprit ? Est-ce cela un être qui pense, un être seulement vivant, une plante, un être taillé dans la pierre ? La germination et la pourriture s’engendrent sans arrêt. Tout bouge sourdement, la matière épandue bat ainsi qu’une poitrine. La sagesse n’est-elle pas de s’y enfoncer jusqu’au crâne pour goûter, dans la possession de la force qui la soulève, l’ivresse de l’inconscient ?
Élie Faure
Elie Faure (1873 – 1937) est un Périgourdin (un pétrocorien) ou presque, né en 1873 (le 4 avril) à Sainte-Foy-la Grande, à proximité de ces lieux où l’homme a imprimé ses premiers pas dans l’art sur les parois des grottes. Une région à la croisée des chemins : ceux de Compostelle, des multiples invasions : Vikings, celtiques, mauresques, anglaises. Une région sertie entre terre et mer, une région où mûrit et coule le vin, une région qui vît naître Montaigne, La Boëtie, Brantôme, une région à la fois mobile et immobile, une région sans frontières précises qui arbore ces quatre couleurs (vert, blanc, pourpre et noir) et sa multitude de châteaux sans plus de commentaires. Je pourrais continuer ainsi à aligner mille « une région qui »….Je terminerai seulement cette énumération par celle-ci; L’Aquitaine, le Bordelais et la Dordogne recouvrent une région qui possède un pouvoir magnétique certain et force le regard. Et c’est ce regard là qui fut aiguisé, poli, cultivé en la personne d’Elie Faure: et c’est son regard qu’il nous transmît dans ses écrits. Lisant, nous voyons, devenant à notre tour des êtres voyants.
A quinze ans, le jeune Elie Faure, neveu du savant et penseur révolutionnaire Elisée Reclus, monte à Paris où ses frères sont déjà installés et s’inscrit au Lycée Henri IV.
Les temples de l’art que sont les musées s’ouvrent à lui et lui à eux. Il se rend au Louvre, découvre Vélasquez avec effroi, ne se lasse pas de Delacroix et Courbet qui le touchent profondément. S’en étonne, s’en offusque adopte, rejette et se forme à leur « contact » dont il fait un besoin et laisse « l’art monter en lui ».
Il découvre Bergson qui sera un temps son professeur de philosophie à Henri IV et dont il avoue qu’il « n’en aura rien resté en moi » (le redécouvrant et le comprenant dix ans plus tard), et s’oriente vers la médecine tout en se tournant vers l’écriture.
Ainsi, âgé de 20 ans il se trouve à « charcuter » les cadavres s’étonnant de voir « ses bras rougis plonger, tels le cou d’un vautour, dans les flancs déchiquetés d’un particulier mort depuis plusieurs mois ». Il devient l’anesthésiste attitré de son frère (« grand manitou des hôpitaux de Paris ») et se spécialise enfin dans l’embaumement, figurant ainsi parmi les deux ou trois embaumeurs les plus talentueux de Paris.
Perçu comme un médecin « curieux d’art », son oeuvre sera donc celle d’un amateur : de celui qui vibre et s’anime au contact des arts, des divers mouvements humains traduits dans la littérature, son histoire, son art. L’action et l’implication ne l’effraient pas, prenant partie dans l’affaire Dreyfus, s’engageant dans la guerre dont il tirera un récit cru et nu : « La sainte face » (extrait : « j’ai dormi, malgré le canon…dont je sens le bruit dans mon sommeil, comme s’il était au centre de moi-même et que les parois de mon être fussent l’acier de l’engin »).
http://nathalie.diaz.pagesperso-orange.fr/html/eliefaure.htm
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