Les Bouquinistes du 19ème siècle
Posté par francesca7 le 16 juin 2013
Bouquinistes parisiens menacés
d’exil pour laisser place aux omnibus
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A la fin du XIXe siècle, cependant qu’il est question de l’exil, vers la rive droite, des célèbres bouquinistes de Paris, que l’on aimerait chasser de l’attirante rive gauche pour faire place aux omnibus à vapeur, Jules Claretie argue des mille et un trésors qui partiraient avec eux si le projet était mis à exécution, et leur rend un émouvant hommage
On va les exproprier, tous les vieux livres, écrit Claretie. Allez plus loin, les bouquinistes ! Portez vos boîtes sur la rive droite. La rive gauche appartiendra bientôt aux machines à vapeur et aux fiacres électriques. C’est alors que la dualité — je ne dis pas le duel — entre les deux Paris apparaît brusquement. Les bouquinistes déclarent que la rive droite c’est la mort même de leur industrie.
Pourquoi, par quel mystère les bouquineurs — ces abeilles de la promenade parisienne qui bouquinent comme on butinerait— feuillettent, tirent un livre de la boîte, l’ouvrent, le réintègrent entre les volumes, pourquoi ces lecteurs de hasard, qui donnent au livre oublié l’illusion de se sentir caressé encore par des doigts familiers, pourquoi ces acheteurs d’aventure s’arrêtent-ils sur les quais de la rive gauche et passent-ils, rapides et indifférents, devant les parapets de la rive droite ? Mystère !
Pourquoi les passants, les acheteurs vont-ils tous de tel côté d’une rue et négligent-ils l’autre ? Si bien que de ce côté c’est la richesse et de cet autre la faillite ? Il y a là un problème psychologique dont on pourrait, d’ailleurs, rechercher l’x…, dégager l’inconnu.
— Si l’on nous envoie de l’autre côté de l’eau, autant nous noyer tout de suite, répètent les bouquinistes. Nous sommes perdus !…
— Que dirait ce bon M. Marmier, s’il savait qu’on parle de balayer les vieux livres ! disait hier un des doyens des bouquinistes.
Xavier Marmier, qui, tout vieux qu’il fût, bayait aux livres comme on baye aux corneilles, sur les légendaires quais littéraires, avait laissé, on s’en souvient, par testament, une somme spéciale aux bouquinistes, à charge par eux de la dépenser en un banquet où l’on boirait à sa mémoire. Il est resté célèbre parmi les bouquinistes, comme Janin, comme le vieux Nodier. Mais si les bouquinistes s’en vont, qui parlera du bon Marmier ?
On prétend, il est vrai, que, chassés ou non par les futures constructions de la gare d’Orléans, les bouquinistes disparaissent, forment une sorte de dernier carré qui résiste à peine aux coups des libraires en boutique, une cohorte sacrée, une petite corporation qui s’en va.
— Pourquoi y aurait-il encore des bouquinistes, disent les bouquineurs trop souvent déçus, puisqu’on ne trouve plus rien dans la boîte à bouquins ?
Le fait est que les libraires à catalogues écrèment, dès le matin, lorsque les bouquinistes ouvrent leurs boîtes, les achats nouveaux, emportent les livres de choix et les cotent souvent à de hauts prix sur ces catalogues qu’ils envoient à leurs clients, laissant le menu fretin au plein air. Les amateurs de livres ont ainsi des rabatteurs et même des fournisseurs qui leur apportent le gibier tout tiré. Ils n’ont plus, les malheureux, cette joie un peu fiévreuse du chasseur qui espère rencontrer la pièce rare, glisser dans sa poche, comme en un carnier, le faisan doré, parfois même se trouver en face du chevreuil inattendu, ou du fameux chastre fantastique poursuivi par Méry et Alexandre Dumas.
Le pseudo-amateur de livres qui aime les bibliothèques toutes faites comme on aimerait le livre tout apprêté, est le contraire du bouquineur, ce Nansen du livre rare, ce trappeur de la pièce introuvable. Et qui ose dire qu’on ne trouve plus rien dans la boîte à quatre sous ? J’en ai tiré, un jour, un petit volume qui était tout simplement la Morale en actions, la vieille et banale Morale en actions, mais qui portait — répétée vingt fois, comme le font tous les écoliers sur leurs livres — la signature d’Honoré de Balzac, élève au collège de Vendôme. L’historien de Richelieu, M. Gabriel Hanotaux, n’a-t-il pas rencontré, dans un tas de livres d’un bouquiniste des quais, et acheté vingt sous, un volume des Commentaires de César, annoté, s’il vous plaît, par Napoléon Ier !
Quel trésor ! A chercher de près et à fureter, on ferait encore, bien qu’elles soient rares, de pareilles trouvailles. Et puis, il y a les bonnes fortunes et l’imprévu ! Mais il faut, pour cela, adorer la chasse, préférer le gibier qui court au gibier tout cuit, aimer les bouquins, les bouquinistes et le bouquinage !
Qu’on nous les laisse donc, ces pauvres humbles revendeurs de livres qui, pour soixante francs par an, payés à là ville de Paris, ont droit à six ou même dix mètres de parapet et, dans ces dix mètres, entassent, en une promiscuité souvent ironique (Panthéon et hypogée !) toutes les gloires comme tous les formats ! Les meilleurs moments sont les jours d’hiver, quand la pluie ne tombe pas. L’été, les quais sont déserts comme le Bois et l’on ne bouquine pas plus qu’on ne va au théâtre. Ils subissent — pareils aux théâtres aussi — les contre-coups des catastrophes publiques et le plus mauvais mois, pour les bouquins, est le mois d’octobre, à cause du terme.
— Nos bonnes journées sont de dix francs ! Au moins, monsieur, nous donnera-t-on dix francs par jour d’indemnité, si l’on nous exproprie ?
Je n’en sais rien. Je sais que les bouquins et les bouquinistes sont une des attractions de Paris, une sorte de parure poudreuse, et je me rappelle que Victor Hugo nous disait : « Je n’aime guère et je ne lis que les livres dépareillés ! »
Le jour où les bouquinistes, comme Musette, auront passé les ponts, ce sera fait, des bouquins et du bouquinage, comme du blanc bonnet de Mimi Pinson. Place aux cabs, aux omnibus à vapeur, aux tandems et aux bicyclettes, soit. Mais grâce aussi pour les boîtes à quatre sous qui prolongent la vie des vieux livres !
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