Les Chiffonniers d’antan
Posté par francesca7 le 23 février 2013
METIERS DE NOS ANCETRES
Cette rubrique vous plonge dans l’histoire des métiers de Paris : leur origine, leur quotidien, leur évolution au fil du temps, leurs us et coutumes, leurs statuts. Insolites, oubliés, raréfiés ou disparus, découvrez ou redécouvrez-les.
LES CHIFFONNIERS
(D’après Tableau de Paris, paru en 1782)
Les chiffonniers sont placés un degré plus haut que les balayeurs, à les en croire ; un degré plus bas, à en croire les balayeurs. Pour moi, je suis assez de l’avis des chiffonniers. Il y a dans leur profession quelque chose de plus original, qui sourit à une imagination vagabonde ; quelque chose aussi de plus indépendant, qui semble mieux d’accord avec la dignité d’un homme libre.
C’est pourquoi le chiffonnier a eu souvent, trop souvent peut-être, les honneurs du roman et du drame. Des écrivains, entraînés par une sympathie qui n’avait rien au fond de bien naïf ni de bien désintéressé, mais sentant le besoin de réveiller par de nouveaux aliments, plus piquants et moins délicats, le palais blasé du public, ont fouillé la place Maubert, frayé avec les clients de l’Azard de la fourchette, hanté les guinguettes de la barrière Saint-Jacques, dégusté, au Bœuf français, du bouillon de veau à un sou le litre. Ils se sont faits les Homères de cette existence à part, qui a ses charmes en effet, sinon pour ceux qui la pratiquent, du moins pour ceux qui l’étudient de loin.
Aussi les chiffonniers, - ceux qui lisent les pages de romans et les débris d’affiches entassés dans leurs sacs - semblent-ils fiers de cette préférence. Leur démarche, trivialement orgueilleuse, a quelque chose d’accentué qui appelle le pinceau ; on dirait parfois, à les voir passer se redressant sous la hotte et brandissant leur croc avec un geste superbe, qu’ils se donnent des airs d’anges déchus. J’ai rencontré des chiffonniers qui se drapaient dans leurs guenilles comme Diogène dans son manteau troué.
Un autre point de ressemblance avec Diogène, c’est que, comme le célèbre cynique, le chiffonnier porte une lanterne, non toutefois pour chercher un homme, – il se soucie bien d’une pareille misère, – mais pour chercher le morceau de pain et le litre de chaque jour dans le coin des bornes. Tout lui est bon. Il ramasse non seulement les papiers de rebut, qu’il pique d’un coup sec et sûr dont j’admire chaque fois la prestesse, mais les vieux os et les vieilles ferrailles, les clous, les boutons, les fragments de ficelle, de fil et de ruban.
Les chiffonniers sont dédaigneux à l’égard du bourgeois : ils ne frayent qu’entre eux ; ils forment une société à part, qui a des mœurs à elle, un langage à elle, un quartier à elle. Ils sont formés en associations, régies par de vrais statuts. Ils honorent leurs anciens, et les alimentent pieusement de tabac et d’eau-de-vie aux frais du trésor public. Ils ont leurs restaurants, leurs hôtels, leurs cafés, leurs marchands de vin, leur bals et leur guinguettes, certains d’avance que personne ne tentera de leur en disputer la possession exclusive. Ce peuple de Zingaris en campement dans Paris, sombre et déguenillé, ayant l’ivresse bruyante et terrible, le regard fauve sous un sourcil épais, la barbe sale et la voix avinée, inspire une répugnance instinctive au digne citadin, qui s’en écarte avec une sorte de terreur.
C’est une chose difficile à éclaircir que la moralité des chiffonniers. J’ai lu jadis, dans la Gazette des tribunaux, qu’il se recrutent presque toujours parmi les voleurs émérites et les forçats libérés, et que bon nombre d’entre eux tirent la jambe droite en marchant, comme s’ils y portaient encore rivé le boulet du bagne. D’un autre côté, je viens de voir, dans un article composé par un écrivain qui a fait sa patrie littéraire du quartier Mouffetard et se vante de savoir ses chiffonniers par cœur, qu’en dépit des calomnies, ce sont les plus honnêtes gens du monde, et qu’il est bien rare que la cour d’assises ait rien à démêler avec eux.
Il y a dans la hiérarchie des chiffonniers, comme partout, les patriciens et la populace. Les premiers, qui se désignent eux-mêmes sous le nom de chambre des pairs, portent une large hotte qui s’arrondit orgueilleusement sur leur dos ; ils ont un croc long et solide, une lanterne intacte et qui projette un éclat suffisant pour protéger leurs recherches. Les autres - des débutants, ou des anciens ; victimes d’un revers de fortune - sont réduits à un simple panier, presque toujours sans anse, ou bien à un sac ; la lanterne ébréchée ne donne qu’une lumière sombre et fumeuse ; le croc est fabriqué dans les proportions les plus exiguës, quelquefois il manque tout à fait, et le chiffonnier fouille avec ses ongles les ordures banales de la voie publique.
Chacun a son domaine à parcourir : celui qui empiéterait sur la propriété dévolue au voisin courrait grand risque de périr sous les crochets de ses confrères indignés ; tout au moins serait-il roué de coups de poing, noté d’infamie et perdu d’honneur dans toute l’étendue de la montagne Sainte-Geneviève. Il ne pourrait plus se montrer, sans soulever des colères formidables, dans les principaux centres de réunions du quartier, au Bon Coing, par exemple, ou au Pot tricolore. Mais ces empiétements sont rares : les chiffonniers ont leur manière à eux de comprendre le devoir et la moralité, et de faire la police de leur république.
Rien ne se perd dans Paris : cette industrie effrayante, gigantesque roue toujours en mouvement pour piler, broyer et renouveler, ne néglige pas le moindre atome, la plus infime parcelle des plus vils immondices.
Les bouts de cigare tombés de la lèvre des fumeurs, les pelures et les trognons de pommes, les fruits pourris jetés au ruisseau, les os demi rongés, les croûtes de pain desséchées et moisies, tous ces débris fétides, hideux, repoussants, qui soulèvent le cœur et que les chiens flairent avec dégoût, tout cela se recueille avec soin pour servir de matière première à une industrie occulte et ténébreuse ; tout cela va faire peau neuve et se pavaner, dans l’éclat de sa transformation, à l’étalage des marchands à prix réduits.
On ne se doute pas de la multitude d’hommes dont l’unique profession consiste à parcourir nuit et jour les rues de Paris, pour collectionner ainsi tout ce qui se jette avec la pelle ou les pincettes, et se repousse du bout du pied : j’en ai montré quelques-uns ; je laisse les autres à leurs mystères, où l’œil d’un profane ose à peine les suivre.
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